« Je regarde comme impie et détestable
cette maxime, qu'en matière de gouvernement la majorité d'un peuple a le droit
de tout faire, et pourtant je place dans les volontés de la majorité l'origine
de tous les pouvoirs. Suis-je en contradiction avec moi-même ?
Il
existe une loi générale qui a été faite ou du moins adoptée, non pas seulement
par la majorité de tel ou tel peuple, mais par la majorité de tous les hommes.
Cette loi, c'est la justice. La justice forme donc la borne du droit de chaque
peuple.
Une
nation est comme un jury chargé de représenter la société universelle et
d'appliquer la justice qui est sa loi. Le jury, qui représente la société,
doit-il avoir plus de puissance que la société elle-même dont il applique les lois
?
Quand
donc je refuse d'obéir à une loi injuste, je ne dénie point à la majorité le
droit de commander ; j'en appelle seulement de la souveraineté du peuple à la
souveraineté du genre humain. Il y a des gens qui n'ont pas craint de dire
qu'un peuple, dans les objets qui n'intéressaient que lui-même, ne pouvait
sortir entièrement des limites de la justice et de la raison, et qu'ainsi on ne
devait pas craindre de donner tout pouvoir à la majorité qui le représente.
Mais c'est là un langage d'esclave.
Qu'est-ce
donc une majorité prise collectivement sinon un individu qui a des opinions et
le plus souvent des intérêts contraires à un autre individu qu'on nomme la minorité
? Or, si vous admettez qu'un homme revêtu de la toute-puissance peut en abuser
contre ses adversaires, pourquoi n'admettez-vous pas la même chose pour une majorité
? Les hommes, en se réunissant, ont-ils changé de caractère ? Sont-ils devenus
plus patients dans les obstacles en devenant plus forts ?
Pour
moi je ne le saurais le croire ; et le pouvoir de tout faire, que je refuse à
un seul de mes semblables, je ne l'accorderai jamais à plusieurs. Ce n'est pas
que, pour conserver la liberté, je crois qu'on puisse mélanger plusieurs
principes dans un même gouvernement, de manière à les opposer réellement l'un à
l'autre.
Le
gouvernement qu'on appelle mixte m'a toujours semblé une chimère. Il n'y a pas,
à vrai dire, de gouvernement mixte (dans le sens qu'on donne a ce mot), parce
que, dans chaque société, on finit par découvrir un principe d'action qui
domine tous les autres.
L'Angleterre
du dernier siècle, qu'on a particulièrement citée comme exemple de ces sortes
de gouvernements, était un État essentiellement aristocratique, bien qu'il se
trouvât dans son sein de grands éléments de démocratie ; car les lois et les
mœurs y étaient ainsi établies que l'aristocratie devait toujours, à la longue,
y prédominer et diriger à sa volonté les affaires publiques.
L'erreur
est venue de ce que, voyant sans cesse les intérêts des grands aux prises avec
ceux du peuple, on n'a songé qu'à la lutte, au lieu de faire attention au
résultat de cette lutte, qui était le point important. Quand une société en
vient à avoir réellement un gouvernement mixte, c'est-à-dire également partagé
entre des principes contraires, elle entre en révolution ou elle se dissout.
Je
pense donc qu'il faut toujours placer quelque part un pouvoir social supérieur
à tous les autres, mais je crois la liberté en péril lorsque ce pouvoir ne
trouve devant lui aucun obstacle qui puisse retenir sa marche et lui donner le
temps de se modérer lui-même.
La
toute-puissance me semble en soi une chose mauvaise et dangereuse. Son exercice
me parait au-dessus des forces de l'homme, quel qu'il soit, et je ne vois que
Dieu qui puisse sans danger être tout-puissant, parce que sa sagesse et sa
justice sont toujours égales à son pouvoir.
II
n'y a pas donc sur la terre d'autorité si respectable en elle-même, ou revêtue
d'un droit si sacré, que je voulusse laisser agir sans contrôle et dominer sans
obstacles. Lors donc que je vois accorder le droit et la faculté de tout faire
à une puissance quelconque, qu'on appelle peuple ou roi, démocratie ou
aristocratie, qu'on l'exerce dans une monarchie ou dans une république, je dis
: là est le germe de la tyrannie, et je cherche à aller vivre sous d'autre
lois.
Ce
que je reproche le plus au gouvernement démocratique, tel qu'on l'a organisé
aux Etats-Unis, ce n'est pas, comme beaucoup de gens le prétendent en Europe,
sa faiblesse, mais au contraire sa force irrésistible. Et ce qui me répugne le
plus en Amérique, ce n'est pas l'extrême liberté qui y règne, c'est le peu de
garantie qu'on y trouve contre la tyrannie. »
Alexis de Tocqueville TYRANNIE DE LA
MAJORITÉ -(1835) Extrait de "La Démocratie en Amérique" :
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