dimanche 4 juillet 2021

Sujet du Merc. 07 Juillet 2021 : Les petits secrets d'Orwell.

 

                               Les petits secrets d’Orwell.

 

1984. Orwell. Il suffit de prononcer cette date et ce nom pour qu’aussitôt la bien pensance dominante s’illumine. De « droite »  ou de « gauche » ces deux termes font l’unanimité (preuve peut être de l’inanité des concepts même de droite et gauche ?).
C’est quasi pavlovien.           
           
J.C Michéa un des grands défenseurs d’Orwell peut-il ainsi écrire :          
           
« Telle est donc, en dernière instance, la raison pour laquelle les critiques libéraux, qu’ils soient de droite ou de gauche, tiennent tellement à réduire la critique orwellienne du totalitarisme et de la « double pensée » à sa seule dimension antistalinienne (critique dont on pourrait, tout au plus, utiliser certains aspects pour ironiser sur les « vérités alternatives » du pauvre Donald Trump, mais en aucun cas pour s’interroger, par exemple, sur les pratiques – pourtant autrement plus proches de celles du ministère de la Vérité de 1984 – des propagandistes de France Inter ou de France Info).       
C’est que si la thèse récurrente d’Orwell (toute tentative de construire une société libre, égalitaire et décente sera toujours vouée à l’échec tant que les classes populaires n’auront pas réussi à se soustraire à l’emprise politique et culturelle des nouvelles classes moyennes métropolitaines et de leur intelligentsia « moutonnière » – selon la formule, chaque jour plus pertinente, de Guy Debord) demeure globalement exacte (et Orwell ne faisait ici, en somme, que reprendre sous une autre forme le principe socialiste, et populiste, selon lequel « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes »), alors le temps n’est certainement pas venu où – comme l’écrivait Simon Leys dans son petit essai fondateur sur Orwell ou l’horreur du politique – « l’évolution politique et la marche des événements auront finalement réussi à faire d’Orwell un écrivain définitivement dépassé ». C’est même, en réalité, tout le contraire qui est en train de se passer. Car à l’heure où le système capitaliste mondialisé prend désormais l’eau de toute part – emportant malheureusement sur son passage tout ce qui rend encore cette planète habitable et la vie humaine digne d’être vécue – comment ne pas voir, en effet, que le jugement que formulait Simon Leys – il y a de cela déjà trente-six ans – au terme de son magistral essai, est lui-même devenu, en 2020, plus pertinent et actuel que jamais ? « Aujourd’hui – écrivait-il ainsi – je ne vois pas qu’il existe un seul écrivain dont l’œuvre pourrait nous être d’un usage pratique plus urgent et plus immédiat. »       

À nous, dans ces conditions, de savoir enfin faire des écrits de George Orwell l’usage révolutionnaire et émancipateur qu’ils appellent depuis si longtemps. Sous peine de voir advenir beaucoup plus tôt que prévu, ce que Victor Serge appelait, en 1939, « minuit dans le siècle ».
 » (Orwell, la gauche et la double pensée).

Alors Orwell « dépassé » ? ou faire d’Orwell une « usage révolutionnaire » ?  Michéa a choisi. Mais que sont les propositions d’Orwell ? Qui fut-il vraiment ? Comme on dit aujourd’hui : « d’où parle-t-il ? ».

Michéa avec Orwell nous propose une synthèse en trois points :   
-    Rompre avec la notion de « sens de l’histoire » (dont, c’est toujours vers la civilisation occidentale – avec ses « droits de l’homme », son économie marchande mondialisée et sa culture hollywoodienne – qu’il devrait nous acheminer).

-     Le « mythe moderne du progrès » : « Si chaque époque est forcément meilleure que la précédente, alors tous les crimes et toutes les folies qui peuvent faire avancer le processus historique peuvent être justifiés. […] Le crime succède au crime, une classe dirigeante en remplace une autre, la tour de Babel s’élève puis s’effondre, mais on ne doit pas résister au processus – en réalité, on doit même être prêt à applaudir chaque nouvelle crapulerie (scoundrelism) – car, par quelque détour mystique, du point de vue de Dieu, ou peut-être de Marx, c’est là le Progrès » Catastrophic Gradualism (1946).

-     L’invasion systématique de notre vie quotidienne par les nouvelles technologies, L’idéal d’autonomie (que ce soit sur le plan individuel ou collectif) est en effet voué à demeurer purement rhétorique et formel si on ne restitue pas en même temps toute sa dimension philosophique au sens de l’effort (sachant qu’une vie plus libre et plus heureuse ne signifie pas nécessairement une vie plus facile).         

Michéa, en bon moraliste, ne se pose pas la question du « programme » réel de son maître. Pourtant habile écrivain il ne perçoit pas que lorsqu’il déclare : « Comment pourrait-on ignorer, en effet, que l’intelligentsia de gauche actuelle a depuis longtemps rompu avec tous ses anciens démons totalitaires ? Et qu’elle est même devenue (grâce, entre autres, à la salutaire thérapie de choc imposée par la « nouvelle philosophie » de BHL et par les années Delors/Lang/Mitterrand) la seule véritable gardienne de ces valeurs « citoyennes » sur lesquelles est censée reposer toute démocratie libérale digne de ce nom – comme en témoigne suffisamment, du reste, son combat inlassable (et d’ailleurs célébré comme tel par tous les grands médias modernes) « contre toutes les formes d’exclusion et de discrimination » – de l’« hétéro-patriarcat » au « privilège blanc », en passant par la fessée, l’orthographe classique et l’élevage « contre-nature » des brebis et des vaches ? »(Id. supra) qu’il décrit, on ne peut mieux, ce à quoi la pensée pratique de son mentor conduit.          

C’est la vieille et toujours vivace critiques des Lumières (reprise par Michéa lui-même), la nostalgie - qui sait - d’un âge perdu où nous étions tous frères, partageant le leit motiv orwellien de la « common decency ».

Celle d’une révision de la Révolution Française à la Furet. Celle, en pleine guerre, des alliés soviétiques qu’Orwell n’hésite pas à discréditer dans la « ferme des animaux » (A sa publication, en 1945, le roman a été censuré à de nombreuses reprises, notamment en Europe, avant d’être à nouveau autorisé petit à petit. A l’inverse, sa promotion fut assurée par la CIA, qui finança un film d’animation destiné à assurer sa diffusion ).

Outre les trois « points/programme » qui nous fourniront matière à discussion, il sera bon de préciser :

-   Qu’en 1996 : The Gardian révéla qu’il avait livré, en 1949, une longue liste de noms de journalistes et d’intellectuels « cryptocommunistes », « compagnons de route » ou « sympathisants » de l’URSS à l’Information Research Department. C’est-à-dire à la section anticommuniste et antisoviétique créée en 1948 par le très droitier secrétaire au Foreign Office travailliste Ernst Bevin. Y compris sur l’effarante « liste d’Orwell », riche en remarques, antisémites, antiNoirs et anti-homosexuels, la réalité est bien pire sur cet ancien policier colonial (en Birmanie), aussi violent que requis par la fonction, déjà très avancé dans les années 1930, malgré sa démission officielle de 1927, dans la chasse aux dissidents rouges sous couvert de haine du stalinisme, « pacifiste » spectaculaire mais employé depuis 1941 par le « service oriental » de la BBC, curieux « patriote » que cet antisoviétique toujours notoire alors qu’officiellement, Londres aimait les Soviets depuis juin, agent de l’IRD, etc. Les révélations ont afflué depuis le pavé jeté dans la mare par la Britannique Frances Saunders, avec The cultural Cold War : the CIA and the world of art and letters, New York, The New Press, 1999, étude qui, comme les suivantes, apparente le tandem Orwell-Arthur Koestler.   

Saunders a été impitoyable sur leur collaboration avec l’IRD et avec la CIA. Laquelle, via les rééditions (de son éditeur-paravent Praeger), le cinéma et la bande dessinée (indispensable pour les peuples colonisés analphabètes), forgea après le décès précoce d’Orwell (1950), , avec sa veuve Sonia, l’immense carrière « occidentale » des Animaux de la ferme et 1984 – et poussa celle de Koestler, qui se vendit au mieux (jusqu’en 1983), aux services anglais et américains, pour devenir « l’homme [officiel] de la droite » (Tony Shaw).

Alors, moraliste Orwell ? Ou habile double jeu d’un intellectuel au programme éculé ?  
           
Bibliographie (un seul ouvrage a été traduit en français) : 
Richard Aldrich, The hidden hand : Britain, America, and Cold War secret intelligence, London, John Murray, 2001
Hugh Wilford, The CIA, the British Left and the Cold War: Calling the Tune?, Abingdon, Routledge, 2003, rééd. 2013
James Smith, British Writers and MI5 Surveillance, 1930-60, Cambridge, 2012 (fabuleux chapitre sur Orwell et Koestler, p. 110-151)

Andrew Defty, Britain, America and anti-communist propaganda 1945-53 : the Information Research Department, London, Routledge, 2013
Tony Shaw,        
https://researchprofiles.herts.ac.uk/portal/en/persons/tony-shaw(d6062eb5-b560-4803-b267-7b568a0b81e6)/cv.html?id=943264


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