Les petits secrets d’Orwell.
1984. Orwell. Il suffit de
prononcer cette date et ce nom pour qu’aussitôt la bien pensance dominante
s’illumine. De « droite » ou
de « gauche » ces deux termes font l’unanimité (preuve peut être de
l’inanité des concepts même de droite et gauche ?).
C’est quasi pavlovien.
J.C Michéa un des grands défenseurs d’Orwell peut-il ainsi écrire :
« Telle est donc, en dernière
instance, la raison pour laquelle les critiques libéraux, qu’ils soient de
droite ou de gauche, tiennent tellement à réduire la critique orwellienne du
totalitarisme et de la « double pensée » à sa seule dimension antistalinienne
(critique dont on pourrait, tout au plus, utiliser certains aspects pour
ironiser sur les « vérités alternatives » du pauvre Donald Trump, mais en aucun
cas pour s’interroger, par exemple, sur les pratiques – pourtant autrement plus
proches de celles du ministère de la Vérité de 1984 – des
propagandistes de France Inter ou de France Info).
C’est que si la thèse récurrente d’Orwell (toute tentative de construire
une société libre, égalitaire et décente sera toujours vouée à
l’échec tant que les classes populaires n’auront pas réussi à se soustraire à
l’emprise politique et culturelle des
nouvelles classes moyennes métropolitaines et de leur intelligentsia
« moutonnière » – selon la formule, chaque jour plus pertinente, de Guy Debord)
demeure globalement exacte (et Orwell ne faisait ici, en somme, que reprendre
sous une autre forme le principe socialiste, et populiste, selon
lequel « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs
eux-mêmes »), alors le temps n’est certainement pas venu où – comme l’écrivait
Simon Leys dans son petit essai fondateur sur Orwell ou l’horreur du
politique – « l’évolution politique et la marche des événements
auront finalement réussi à faire d’Orwell un écrivain définitivement dépassé ».
C’est même, en réalité, tout le contraire qui est en train de se passer. Car à
l’heure où le système capitaliste mondialisé prend désormais l’eau de toute
part – emportant malheureusement sur son passage tout ce qui rend encore cette
planète habitable et la vie humaine digne d’être vécue – comment ne pas voir,
en effet, que le jugement que formulait Simon Leys – il y a de cela
déjà trente-six ans – au terme de son magistral essai, est lui-même
devenu, en 2020, plus pertinent et actuel que jamais ? « Aujourd’hui –
écrivait-il ainsi – je ne vois pas qu’il existe un seul écrivain dont
l’œuvre pourrait nous être d’un usage pratique plus urgent et plus
immédiat. »
À nous, dans ces conditions, de savoir enfin faire des écrits
de George Orwell l’usage révolutionnaire et émancipateur qu’ils appellent
depuis si longtemps. Sous peine de voir advenir beaucoup plus tôt que prévu, ce
que Victor Serge appelait, en 1939, « minuit dans le siècle ». »
(Orwell, la gauche et la
double pensée).
Alors Orwell « dépassé » ? ou faire d’Orwell une « usage
révolutionnaire » ? Michéa
a choisi. Mais que sont les propositions d’Orwell ? Qui fut-il
vraiment ? Comme on dit aujourd’hui : « d’où
parle-t-il ? ».
Michéa avec Orwell nous propose une synthèse en trois points :
- Rompre avec la notion de « sens
de l’histoire » (dont, c’est toujours vers
la civilisation occidentale – avec ses « droits de l’homme », son économie
marchande mondialisée et sa culture hollywoodienne – qu’il devrait nous
acheminer).
- Le « mythe moderne du progrès » :
« Si chaque époque est forcément meilleure que la précédente, alors
tous les crimes et toutes les folies qui peuvent faire avancer le processus
historique peuvent être justifiés. […] Le crime succède au crime, une classe
dirigeante en remplace une autre, la tour de Babel s’élève puis s’effondre,
mais on ne doit pas résister au processus – en réalité, on doit même être prêt
à applaudir chaque nouvelle crapulerie (scoundrelism) – car, par quelque détour
mystique, du point de vue de Dieu, ou peut-être de Marx, c’est là le
Progrès » Catastrophic Gradualism (1946).
- L’invasion systématique de notre vie
quotidienne par les nouvelles technologies, L’idéal d’autonomie
(que ce soit sur le plan individuel ou collectif) est en effet voué à demeurer
purement rhétorique et formel si on ne restitue pas en même temps toute sa
dimension philosophique au sens de l’effort (sachant qu’une
vie plus libre et plus heureuse ne signifie pas nécessairement une vie
plus facile).
Michéa, en bon moraliste, ne se pose pas la question du « programme »
réel de son maître. Pourtant habile écrivain il ne perçoit pas que lorsqu’il
déclare : « Comment pourrait-on ignorer, en effet, que
l’intelligentsia de gauche actuelle a depuis longtemps rompu avec
tous ses anciens démons totalitaires ? Et qu’elle est même devenue (grâce,
entre autres, à la salutaire thérapie de choc imposée par la
« nouvelle philosophie » de BHL et par les années Delors/Lang/Mitterrand) la
seule véritable gardienne de ces valeurs « citoyennes » sur lesquelles est
censée reposer toute démocratie libérale digne de ce nom – comme en témoigne
suffisamment, du reste, son combat inlassable (et d’ailleurs célébré comme tel
par tous les grands médias modernes) « contre toutes les formes
d’exclusion et de discrimination » – de l’« hétéro-patriarcat » au « privilège
blanc », en passant par la fessée, l’orthographe classique et l’élevage
« contre-nature » des brebis et des vaches ? »(Id. supra) qu’il
décrit, on ne peut mieux, ce à quoi la pensée pratique de son mentor
conduit.
C’est la vieille et toujours vivace critiques des Lumières (reprise par Michéa
lui-même), la nostalgie - qui sait - d’un âge perdu où nous étions tous frères,
partageant le leit motiv orwellien de la « common decency ».
Celle d’une révision de la Révolution Française à la Furet. Celle, en pleine
guerre, des alliés soviétiques qu’Orwell n’hésite pas à discréditer dans la
« ferme des animaux » (A sa publication, en 1945, le roman a
été censuré à de nombreuses reprises, notamment en Europe, avant d’être à
nouveau autorisé petit à petit. A l’inverse, sa promotion fut assurée par la
CIA, qui finança un film d’animation destiné à assurer sa diffusion ).
Outre les trois
« points/programme » qui nous fourniront matière à discussion, il
sera bon de préciser :
- Qu’en 1996 : The Gardian
révéla qu’il avait livré, en 1949, une longue liste de noms de journalistes et
d’intellectuels « cryptocommunistes », « compagnons de route » ou «
sympathisants » de l’URSS à l’Information Research Department. C’est-à-dire à
la section anticommuniste et antisoviétique créée en 1948 par le très droitier
secrétaire au Foreign Office travailliste Ernst Bevin. Y compris sur
l’effarante « liste d’Orwell », riche en remarques, antisémites,
antiNoirs et anti-homosexuels, la réalité est bien pire sur cet ancien policier
colonial (en Birmanie), aussi violent que requis par la fonction, déjà très
avancé dans les années 1930, malgré sa démission officielle de 1927, dans la
chasse aux dissidents rouges sous couvert de haine du stalinisme, « pacifiste »
spectaculaire mais employé depuis 1941 par le « service oriental » de la
BBC, curieux « patriote » que cet antisoviétique toujours notoire alors
qu’officiellement, Londres aimait les Soviets depuis juin, agent de l’IRD, etc.
Les révélations ont afflué depuis le pavé jeté dans la mare par la Britannique Frances
Saunders, avec The cultural Cold War : the CIA and the world of art and
letters, New York, The New Press, 1999, étude qui, comme les suivantes,
apparente le tandem Orwell-Arthur Koestler.
Saunders a été impitoyable sur leur collaboration avec l’IRD et avec la CIA.
Laquelle, via les rééditions (de son éditeur-paravent Praeger), le cinéma et la
bande dessinée (indispensable pour les peuples colonisés analphabètes), forgea
après le décès précoce d’Orwell (1950), , avec sa veuve Sonia, l’immense
carrière « occidentale » des Animaux de la ferme et 1984 – et poussa celle de
Koestler, qui se vendit au mieux (jusqu’en 1983), aux services anglais et
américains, pour devenir « l’homme [officiel] de la droite » (Tony Shaw).
Alors, moraliste Orwell ?
Ou habile double jeu d’un intellectuel au programme éculé ?
Bibliographie (un seul ouvrage a été traduit en français) :
Richard
Aldrich, The hidden hand : Britain, America, and Cold War secret intelligence,
London, John Murray, 2001
Hugh Wilford, The CIA, the British Left and the Cold War: Calling the
Tune?, Abingdon, Routledge, 2003, rééd. 2013
James Smith, British Writers and MI5 Surveillance, 1930-60, Cambridge,
2012 (fabuleux chapitre sur Orwell et Koestler, p. 110-151)
Andrew Defty, Britain, America
and anti-communist propaganda 1945-53 : the Information Research Department,
London, Routledge, 2013
Tony Shaw, https://researchprofiles.herts.ac.uk/portal/en/persons/tony-shaw(d6062eb5-b560-4803-b267-7b568a0b81e6)/cv.html?id=943264
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