« Seule la pierre est innocente » Hegel
Homme et destin
Ce
que Hegel nomme l’opération (Tat), l’acte d’effectuer, n’est pas la
simple réalisation de l’idée, elle en est bien plutôt la transformation et
l’épreuve de vérité. L’agir, et l’audace qui le motive, sont ainsi la
force qui contraint le concept à sortir de son indifférence et à développer les
moments qui scindent son unité simplement pensée. « L’opération est elle-même scission, l’acte de se poser soi-même pour
soi-même et en face de cela de poser une extériorité effective étrangère […]
Innocente est donc seulement l’absence d’opération, l’être d’une pierre et pas
même celui d’un enfant »
La réflexion sur la tragédie accompagne, en son entier développement, la pensée
de Hegel. …
La philosophie est [quant à elle] la contradiction pensée comme moteur du négatif dans l’histoire de l’esprit ; la tragédie montre, représente, la contradiction vécue dans la souffrance et dans la mort. Elle est une philosophie en action, envisagée du point de vue de la conscience individuelle dont le destin exige l’anéantissement, du fait de sa partialité même. Pour Hegel, le heurt violent des actes contraires doit nécessairement se résoudre dans l’identité, et la tragédie doit s’achever sur le retour à l’équilibre dans ce que la Phénoménologie nomme le « Zeus simple ».
La philosophie est [quant à elle] la contradiction pensée comme moteur du négatif dans l’histoire de l’esprit ; la tragédie montre, représente, la contradiction vécue dans la souffrance et dans la mort. Elle est une philosophie en action, envisagée du point de vue de la conscience individuelle dont le destin exige l’anéantissement, du fait de sa partialité même. Pour Hegel, le heurt violent des actes contraires doit nécessairement se résoudre dans l’identité, et la tragédie doit s’achever sur le retour à l’équilibre dans ce que la Phénoménologie nomme le « Zeus simple ».
A l’inverse de Schelling, Hegel conçoit donc le conflit tragique comme quelque chose qui doit être dépassé. La contradiction qui apparaît sur la scène tragique du fait que l’idéalité doit sortir d’elle-même et devenir effective, se réaliser par l’action individuellement revendiquée, est la contradiction de la substance elle-même (non de caractères particuliers, car en ce cas nous serions sur une scène comique, non tragique), et doit donc être résolue dans l’élément de la vérité et de la totalité. La tragédie n’est qu’un moment de l’histoire de l’esprit, elle n’est pas son destin. La tragédie naît ainsi du conflit des devoirs objectivement déterminés, conflit qui met à jour l’insuffisante détermination de la totalité comme telle. Le conflit tragique, que Schelling pense dans l’Absolu, comme l’éternel combat du sujet et de l’objet par lequel l’un et l’autre se maintiennent vivants, présents, Hegel le pense au contraire dans l’Histoire : sa nécessité provient d’une insuffisante détermination de la totalité qui se résout en des moments particuliers opposés et conflictuels. La tragédie est un moment du combat nécessaire du concept avec lui-même : aussi le conflit n’est tragique que pour les héros qui, chacun incarnant un moment particulier, s’affrontent sur la scène ; mais pour le philosophe,
Hegel lui-même, qui démontre la nécessité dialectique du conflit, il n’y a pas de tragédie, mais la rigueur d’une phénoménologie de l’Esprit absolu. L’esprit de Hegel, ordonnateur et metteur en scène du drame conceptuel de la dialectique, s’élève donc au-dessus des buts nécessairement particuliers que poursuivent les combattants de la scène tragique : il devient lui-même scène tragique, le lieu d’un combat du concept avec lui-même qui est aussi l’histoire de la réalisation de l’Absolu.
Hegel l’écrit lui-même dans un texte assez extraordinaire, dans l’introduction aux Leçons sur la philosophie de la religion : « Par la pensée, je monte vers l’Absolu et me dresse au-dessus de toute finalité ; je suis conscience illimitée et en même temps conscience de soi finie, et cela en accord avec la totalité de ma constitution présente empirique. Les deux côtés se recherchent et se fuient en même temps. Je suis, et il y a en moi et pour moi, ce conflit mutuel et cette unité. Je suis le combat. Je ne suis pas l’un des combattants. Je suis au contraire les deux combattants et le combat lui-même » (cité par George Steiner, p. 23-24).
Pour Schelling, la lutte entre la liberté et la nécessité est éternelle :
elle se situe dans l’intemporalité de l’allégorie et du mythe, et c’est
pourquoi seul le mythe est digne de la tragédie ; pour Hegel en revanche,
le destin n’est pas une force intemporelle contre laquelle et par laquelle
l’homme est appelé à affirmer son existence. Il est donc faux de définir la
situation tragique selon Hegel par le conflit des devoirs : dans la
tragédie, les deux termes du conflit finissent nécessairement par se résoudre
dans l’universel, cad par supprimer les volontés particulières des
protagonistes qui s’identifient à un moment, et à un seul, de la manifestation
du vrai.
Le conflit tragique n’est donc qu’apparent et doit nécessairement s’apaiser avec le dénouement – même si cette paix est cruelle pour les individus qui se sont engagés dans l’action toujours partielle, et partiale. En revanche, c’est sur la scène comique, que l’absolu ne réussit plus à faire l’unité avec lui-même, et que le conflit des devoirs, qui ne sont plus ici que des lubies ou des manies, demeure dans la contradiction : « Comique est la collision des devoirs parce qu’elle exprime la contradiction, précisément celle d’un absolu en opposition ; elle exprime donc l’absolu, et immédiatement la nullité de ce qui est ainsi nommé absolu ou devoir » (Phg, II, 31).
La contradiction tragique, à l’inverse du quiproquo comique, n’est donc jamais indépassable. Selon une note assez énigmatique de L’Esprit du christianisme et son destin, le destin n’est que la conscience de soi-même mais perçue comme conscience d’un ennemi (Esprit du christianisme, éd. Fischbach, 92 note 1).
Il suffit donc que la conscience s’élève à l’intelligence de son ennemi comme d’un moment nécessaire de son propre développement, pour que cesse aussitôt le conflit tragique, les deux partis se trouvant alors réconciliés dans l’identité de la substance.
Citons ce texte difficile : « C’est ainsi que le destin n’est rien d’étranger, contrairement au châtiment ; non pas quelque chose d’effectif et fixement déterminé, comme la mauvaise action dans la conscience morale ; la destin est la conscience de soi-même, mais comme d’un ennemi ; l’amitié peut restaurer en elle-même le Tout, il peut faire retour à sa pure vie par l’amour ; et ainsi sa conscience redevient foi en soi-même, son intuition de lui-même est devenue autre et le destin est réconcilié ». Ce texte est commenté par Dominique Janicaud, dans son ouvrage Hegel et le destin de la Grèce, p. 68 sq.
Le conflit tragique n’est donc qu’apparent et doit nécessairement s’apaiser avec le dénouement – même si cette paix est cruelle pour les individus qui se sont engagés dans l’action toujours partielle, et partiale. En revanche, c’est sur la scène comique, que l’absolu ne réussit plus à faire l’unité avec lui-même, et que le conflit des devoirs, qui ne sont plus ici que des lubies ou des manies, demeure dans la contradiction : « Comique est la collision des devoirs parce qu’elle exprime la contradiction, précisément celle d’un absolu en opposition ; elle exprime donc l’absolu, et immédiatement la nullité de ce qui est ainsi nommé absolu ou devoir » (Phg, II, 31).
La contradiction tragique, à l’inverse du quiproquo comique, n’est donc jamais indépassable. Selon une note assez énigmatique de L’Esprit du christianisme et son destin, le destin n’est que la conscience de soi-même mais perçue comme conscience d’un ennemi (Esprit du christianisme, éd. Fischbach, 92 note 1).
Il suffit donc que la conscience s’élève à l’intelligence de son ennemi comme d’un moment nécessaire de son propre développement, pour que cesse aussitôt le conflit tragique, les deux partis se trouvant alors réconciliés dans l’identité de la substance.
Citons ce texte difficile : « C’est ainsi que le destin n’est rien d’étranger, contrairement au châtiment ; non pas quelque chose d’effectif et fixement déterminé, comme la mauvaise action dans la conscience morale ; la destin est la conscience de soi-même, mais comme d’un ennemi ; l’amitié peut restaurer en elle-même le Tout, il peut faire retour à sa pure vie par l’amour ; et ainsi sa conscience redevient foi en soi-même, son intuition de lui-même est devenue autre et le destin est réconcilié ». Ce texte est commenté par Dominique Janicaud, dans son ouvrage Hegel et le destin de la Grèce, p. 68 sq.
En opposant le destin au châtiment, Hegel, comme le montre le contexte, entend surtout opposer l’hellénisme au judaïsme. La loi juive exprime la certitude subjective de la conscience de soi (non sa vérité effective), en tant qu’elle perçoit en elle-même le divin ou l’Absolu, en tant qu’elle se sait l’élue de Dieu, et se pose ainsi contre le monde qui n’est plus à ses yeux qu’un désert que la vérité n’habite pas.
La solitude d’Abraham, son errance dans le désert incarnent selon Hegel ce premier moment de la conscience, qui se pose comme un Absolu et s’oppose au monde comme à tous les peuples qui ne sont pas issus de sa descendance.
En tant que la conscience juive perçoit le secret de sa propre intériorité comme un Absolu, elle exprime cet Absolu sous la forme de la Loi divine. A cette loi, comme à sa propre vérité, la conscience est intimement assujettie, et elle l’est infiniment dans la mesure où sa vérité lui est encore inconsciente, puisque l’Absolu est ici conscience mais non encore conscience de soi, et que l’esprit est encore aliéné au divin dont il s’éprouve le dépositaire, mais non pas encore le responsable. C’est pourquoi toute transgression entraîne inéluctablement le châtiment, la conscience succombant à un Dieu étranger en lequel elle ne sait pas encore reconnaître la vérité de sa propre substance. Aucune reconnaissance, amitié ou amour, ne peut dépasser cette radicale opposition : la soumission de la conscience à l’Absolu qui est en elle est infinie, à la mesure de la négation infinie que la conscience elle-même impose au monde, cad à ce qui n’est pas elle.
En revanche, l’idée grecque du destin n’implique nullement cette hostilité de la conscience et du monde. Bien au contraire, l’âge d’or des cités grecques représente, aux yeux de Hegel comme à ceux de toute sa génération, un moment de grâce où l’homme défini comme citoyen vit en parfaite harmonie avec la nature, cad avec le nombre et la proportion qui ordonnent le cosmos. La conscience grecque se forme dans l’unité indivise de la cité, mais aussi en accord avec la beauté du monde. En effet, la communauté politique est ici encore immédiate et naïve, elle n’est pas le résultat douloureux du travail du négatif, d’un processus historique, mais naturellement constituée, dans une innocence non médiatisée qui relève déjà de ce que Renan nommera plus tard « le miracle grec ».
La cité se pense donc elle-même comme immédiateté, cad comme nature, et non comme l’équilibre toujours précaire des intérêts opposés et de la lutte pour le pouvoir. Bien que mesure d’elle-même et tout entière politique, la cité relève de la sphère naturelle et c’est selon la nature, non selon la convention, comme le pensent les Modernes, que, selon Aristote, l’homme est un animal politique, en ce sens qu’il réalise son excellence (arêtê) en tant qu’il est formé par la paideia grecque, de la même façon que les plantes parviennent à leur plein épanouissement seulement dans la mesure où elles profitent d’un sol et d’un climat excellents.
Pourtant, cette belle totalité, ou belle individualité de la cité grecque, telle que la célèbrent les fêtes en l’honneur d’Athéna, le divin n’étant ici que la cité personnifiée, reconnaît l’existence d’une part obscure qui s’oppose à sa lumineuse unité : la résistance d’une nature rebelle (la rareté que l’économie ne réussit pas à supprimer), les luttes intestines qui menacent intérieurement l’unité civile, les guerres avec les cités voisines qui la menacent de l’extérieur.
C’est toute cette part qui échappe à la souveraine juridiction de la cité que la cité nomme « le destin ».
A l’inverse du châtiment qui est passivement subi par la conscience juive aliénée au Dieu qui lui dicte la loi, le destin doit et peut au contraire être surmonté et vaincu. Alors que la conscience juive est totalement aliénée à l’Absolu qui réside en son intériorité, et qui édicte la Loi inconditionnée qui prononce sans appel le châtiment, le destin sollicite au contraire des hommes une réaction combative.
Comme l’écrit Bernard Bourgeois (Hegel à Francfort, p. 70) : « L’homme et le destin s’affrontent comme des égaux, si l’un doit pourtant triompher. L’homme est l’esclave de la loi qui le châtie, mais il est l’ennemi du destin ». Par J. Darriulat (extraits)
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