Écouteurs et casque audio : quand la musique devient antinomique à son
essence
Il est 7h54 du matin, lorsqu’un lundi a priori « comme les autres »,
je m’apprête à monter dans le tramway montpelliérain pour me rendre à la gare.
D’un réflexe pavlovien, je mets mon casque audio sur les oreilles. Le voilà
maintenant ornant mon crâne, devant la porte électronique qui s’ouvre devant
moi. Je ne me souviens plus de ce qui se joue entre la mousse des écouteurs et
mes oreilles à ce moment précis, mais ce dont je me rappelle distinctement,
c’est qu’après m’être confortablement installé, j’ai observé quelques secondes
les personnes qui se trouvaient autour de moi. Spontanément, mon cerveau s’est
pris d’une réflexion profondément pessimiste : nous voilà tous réunis ici,
dans le même espace-temps : quel fabuleux concours de circonstances !
Nous pourrions discuter, échanger, parler de tout, de rien, ou bien au
contraire philosopher (et pourquoi pas ?) ou juste apprendre à se
connaître, côtoyer l’autre le temps de ce bref trajet. Mais malheureusement,
nous n’étions pas là. Pas physiquement bien sûr, mais mentalement. Pour la
grande majorité (moi y compris), nous étions les prisonniers volontaires de
notre bulle solitaire : en plus de s’éviter du regard à cause d’un
smartphone, d’un journal ou d’un ouvrage, notre ouïe vagabondée dans une
mélasse d’instruments et de chants en tout genre. Voilà
le récit d’où émerge ma pensée.
Avant toute chose, ce sujet pose une question
essentielle qui doit être éclaircie ou du moins débroussaillée avant d’entrer
dans le cœur même de la proposition. En effet, nous devons nous demander ce
qu’est l’essence de la musique. Après seulement, nous pourrons argumenter en
faveur ou en défaveur de la véracité de l’intitulé du sujet comme quoi les
appareils d’écoutes individuelles sous toutes leurs formes sont antinomiques à
l’essence de la musique.
Qu’est-ce que la musique ? Un art qui fait se
marier des sons ? Des harmonies ? Des nuances sonores ? Des
rythmes ? Une poésie sans parole qui atteint « l’âme »,
entraînant des émotions souvent indescriptibles par le langage ? La
synergie de tous ces éléments et plus encore ? J’oublie sans doute
certaines caractéristiques de la musique, ne possédant pas les compétences
requises dans ce domaine.
Depuis quand existe-elle ? Chez les hommes,
depuis la préhistoire semble-t-il. Les données anthropologiques ont permis de
déterminer que des instruments avaient été retrouvés et datés, étant anciens de
plusieurs milliers d’années. Nous avons également découvert des traces de
cérémonies et de spectacles préhistoriques. Cependant, la musique en soi existe
de tout temps, depuis que le monde physique a fait son apparition et que la
réalité est capable d’émettre des sons qui comportent les caractéristiques
citées. De quoi s’est inspiré l’homme pour faire de la musique si ce n’est de
l’orchestre sauvage que forment animaux, végétaux, minéraux ; océans,
mers, fleuves et rivières ; montagnes et volcans ; vents,
intempéries, foudre ; etc.
Maintenant que cela est posé, quelle est l’essence
de la musique ? L’essence de la musique, c’est en effet tout ce qui
précède. Mais sa base même, en tout cas l’idée dont elle suit nécessairement,
c’est bien l’idée de son. Sans lui, pas de musique possible, ni dans le réel,
ni dans l’entendement. Essayez donc de demander à un sourd d’imaginer ce qu’est
la musique. Et à quoi sert le son ? Chez l’homme (comme chez l’animal) le
son sert (principalement) à communiquer de manière précise (Il ne faut pas
oublier que le son et le langage sont venus faciliter et perfectionner les
échanges. L’homme communiquait aussi par des signes et c’est ce que font
toujours les sourds et les malentendants, mais elle empêche l’accès à
d’innombrables informations comme l’intonation, la vitesse du phrasé, le type
de voix, etc..) et donc à tisser des relations sociales et interpersonnelles.
Nous commençons à nous rapprocher de là où je veux en venir. Si l’essence de la
musique c’est le son et donc par association d’idée, la communication entre les
individus, cette dernière semble être aux antipodes de son essence dans le
récit que je décris au début de ce philopiste. Voilà les brèves pensées qui
m’ont traversé l’esprit lors du constat effarant qui a été le mien lors de
cette matinée estivale.
Néanmoins, n’existe-t-il pas toujours une forme de
communication entre l’artiste, l’interprète, le compositeur, etc. et celui qui
écoute même à travers ses écouteurs ? Comme il existe une communication
entre un auteur et son lecteur ? Mais dans la grande histoire de la
musique, celle-ci a, semble-t-il, été utilisée pour fédérer, échanger, faire la
fête, émouvoir, etc. Ce n’est que très récemment, avec la possession des
appareils de lecture musicale à domicile (vinyle, chaine hi-fi, lecteur CD) et
d’écoutes individuelles (écouteurs, casques audio) que la musique a pu devenir
un plaisir solitaire. Mais alors le musicien qui jadis, jouait d’un instrument
ne pouvait donc pas prendre de plaisir à jouer seul de son instrument, isoler
de tous ? Il semble que la réflexion m’amène à nuancer mon constat de
départ. À moins que le musicien – et seul pourra nous répondre un vrai musicien
– en jouant seul, se représente déjà en train de communiquer sa musique au
monde. Existe-t-il un plaisir pour le créateur, s’il est seul à connaître sa
création ?
Qu’en est-il des autres arts ? Peinture, écriture,
sculpture, dessin, cinéma et j’en passe. Sont-ils tous antinomiques à leurs
essences ? Nous exprimons nos interprétations devant une peinture
majestueuse ; nous discutons des écrits ou des textes qui nous ont
marqués ; de même concernant des œuvres cinématographiques sensées. L’art
peut-il vivre sans le partage qui va au-delà de la relation entre l’artiste et
le spectateur. Être seul spectateur d’une œuvre d’art est-il
satisfaisant ? Il semblerait que l’art et donc la musique dont on parle aujourd’hui
sépare autant qu’il rassemble : il éloigne périodiquement les gens lors
d’écoutes individuelles, de visionnages de film, ou de contemplation d’un
tableau ; D’un autre coté il rassemble lorsqu’on vient à pouvoir discuter
avec l’autre de ce que tout cela évoque en nous.
Cependant, il reste ici le problème de la
découverte de l’œuvre. L’écoute individuelle (écouteurs) et le visionnage
individuel (télévision, internet) permettent de faire l’expérience solitaire de
la découverte d’une œuvre d’art. Nous connaissons tous cette expérience qu’est
le visionnage d’un film, l’écoute une musique, la découverte un tableau ou d’un
lieu, sans personne, totalement seul… Une chose que nous voulons faire
spontanément après, c’est partager et c’est bien pour ça que nous sommes réunis
chaque mercredi également, partager nos réflexions.
Pour illustrer mon propos, je vais brièvement
raconter un propos anecdotique et très personnel. Je me remémore une soirée où
je m’étais rendu pour la toute première fois seul au cinéma. L’instant qui a
suivi la séance a été profondément frustrant. J’avais pour habitude d’y être
toujours en groupe et de débattre du film immédiatement après, de parler de ce
qui nous avait plu et déplu, des sujets évoqués par rapport à notre société
actuelle, etc. L’art reste donc un moteur pour partager et communiquer, même si
ce problème de la découverte ne m’apparaît pas complètement résolu. En effet,
faire partager une œuvre que l’on connaît déjà n’a pas le même impact
(émotionnel, fédérateur, etc) que sa découverte simultanée entre les hommes.
Comme tout, la musique s’est aussi transformée en
propriété individuelle, permettant à chacun de l’écouter seul, au gré de ces
émotions et de ces goûts respectifs. Mais ce n’est qu’une seule des
innombrables choses qui puissent être possédée individuellement par l’homme et
qui, par conséquent, nous éloigne des autres. Si après cette réflexion, ma
vision sur cette proposition est moins binaire qu’au départ, il semble que la
musique, avec l’essor de l’écoute solitaire et des genres musicaux bien
distincts, a tout de même perdu une partie de « son âme » et de ce
qui la caractérisait, à savoir, réunir et rassembler.
Après cette réflexion, qui a finalement amené plus
de questions que de réponses (c’est le signe que c’est une bonne réflexion,
non ?) il m’apparaît que le réel sujet que j’ai voulu traiter ici, ombragé
par cette proposition sur la musique est, me semble-t-il, les rapports sociaux
qu’entretiennent les hommes entre eux.
Le prochain sujet :
«L’homme équilibré est-il fou ? »
sera traité le
Jeudi 16 Août (PAS le mercredi !)
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