A quoi sert la parole si elle
n’est pas support d’action ?
Si l'on en croit
l'opinion, la parole serait aux antipodes de l'action. Il est commun d'opposer
l'homme d'action à l'homme de parole et de valoriser le premier par rapport au
second. La parole serait vaine, le sérieux consisterait à agir. La question est
de savoir ce qu'il en est de ce jugement en interrogeant l'essence de la
parole.
Ainsi y a-t-il sens à dire que parler
consiste à être passif ? N'est-il pas évident qu'un sujet parlant n'est pas
inactif et même que l'activité de parler est parfois épuisante ? Il suffit
d'observer les professionnels de la parole (professeur, orateur politique etc.)
pour s'en convaincre. La sueur inondant le visage de Raymond Devos sur scène
donnait la mesure de l'effort en jeu dans sa parole et il n'avait sans doute
pas besoin de la grammaire pour savoir que le mot est un verbe d'action, non un
verbe d'état.
Néanmoins si agir consiste à intervenir sur
une réalité pour la changer, n'est-on
pas fondé à pointer l'inefficacité de la parole à produire des effets
dans certaines situations ? On n'attend pas du chirurgien qu'il se contente de
parler et il y a longtemps que le magicien a dû s'effacer au profit du
technicien. L'opinion n'a donc pas tort de dénoncer l'imposture d'une certaine parole
et de rappeler que dans de nombreux cas agir consiste à faire autre chose que
parler.
Mais cela ne signifie-t-il pas que la parole
soit impuissante à produire des effets par principe ? L'expérience montre au
contraire que la parole est un pouvoir d'une efficacité parfois redoutable, non
seulement dans le rapport des hommes entre eux mais aussi dans le rapport de
l'homme au réel.
Alors qu'est-ce que parler et s'il est vrai
que la parole est une action, de quelle espèce est cette action et en épuise-t-elle
le genre ?
En toute rigueur le
contraire de parler, c'est *se taire *tandis que le contraire d'agir, c'est
être passif. Un locuteur n'est pas en état de passivité. Il ne l'est ni
physiquement, ni mentalement. Pour articuler des sons, il doit mettre en œuvre
des muscles, une énergie. La parole est une opération physique dont ceux qui la
manient, à titre professionnel, savent combien elle requiert d'efforts,
d'autant plus qu'elle exige aussi une activité mentale. Celle-ci est inégale
selon les niveaux de symbolisation et de communication mais elle est en jeu
même dans les paroles peu soucieuses de densité signifiante.
La parole est aussi en soi
une action dans la mesure où dans une assemblée d'hommes, elle est rarement
offerte. *Il faut prendre la parole*. Expression éloquente signifiant que la
parole est d'ordinaire confisquée par les plus puissants ou les plus habiles. «
Prendre la parole » requiert souvent du courage, ne serait-ce que celui
de*s'exposer*, ce qui ne va pas toujours sans risque.
Déploiement d'une énergie physique et
mentale, intervention parfois audacieuse parmi les hommes, la parole est loin
de connoter passivité.
Alors pourquoi l'opinion
oppose-t-elle la parole à l'action ? Peut-on la légitimer ?
Que l'opinion, voire le bon sens expriment
un soupçon à l'égard de la parole, cela est clair dans de nombreuses formules.
« Ce n'est qu'un beau parleur » ; « assez de mots, des actes » ; « C'est plus
facile à dire qu'à faire ».
Dans tous ces jugements, on accuse un
certain usage de la parole de relever de l'esbroufe avec tous les caractères
qui en dérivent : c'est illusoire et mensonger, pléthorique et stérile, peu
coûteux et creux comme tout ce qui s'affranchit de l'épreuve du réel. Par
contraste, l'action se vérifierait à son effectivité, à sa modestie aussi, gage
de son poids de réalité.
Ce procès est donc d'une extrême sévérité
mais il est souvent fondé.
De fait, lorsque l'action requiert une
intervention matérielle sur une réalité, il est vain de croire à l'action de la
parole. Sans doute l'émission de sons peut-elle produire des effets
physiques (provoquer un éboulement par
exemple), mais ce qui agit alors, c'est le son comme phénomène vibratoire, non
la parole en tant que sons doués de sens. Les mots sont impuissants à modifier
concrètement les choses. Le superstitieux en nous se refuse parfois à admettre
cette vérité et croit qu'en prononçant le mot, il agit sur la chose. En
témoigne la réticence que certains ont à faire usage de certains mots, comme
s'ils redoutaient de s'attirer la chose. C'est là l'erreur du*magicien*. Il se croit puissant
en faisant un *usage incantatoire* du langage. Ses paroles vont faire tomber la
pluie, vont détruire le mal qui ravage son pays. A ce pouvoir illusoire on peut
opposer le pouvoir véritable du*technicien* qui réduit la matière à ce qu'elle
est : non pas des esprits avec lesquels un
autre esprit peut entrer en contact, qu'il peut séduire par des prières, (c'est cette croyance en un *monde
enchanté* qui fonde la pratique magique),
mais de simples corps matériels qu'on ne peut
transformer que par des opérations matérielles adaptées. Au fond le
magicien croit qu'on peut agir sur les choses comme on agit sur les hommes : par des signes, par des ordres. La
causalité magique procède d'une vision politique du réel. Elle reflète un monde
dans lequel le rapport des maîtres aux
choses, étant médiatisé par des serviteurs, les premiers peuvent facilement
ignorer les contraintes de l'exécution. Il leur suffit de commander pour que le
travail soit fait. A la différence du magicien, le technicien sait que donner
des ordres est une chose, accomplir une autre, aussi renvoie-t-il le beau parleur à sa vanité.
De même lorsqu'il s'agit de *faire passer
un projet du stade de l'intention à celui de sa réalisation on réunit des groupes de réflexion, des
commissions d'étude. On parle beaucoup. En réalité on cherche à gagner du
temps. La parole sert à se dérober à la responsabilité de l'exécution. On parle
pour ne pas avouer son impuissance, pour
dissimuler une mauvaise volonté ou une complicité. Les hommes politiques
s'exposent souvent à ce reproche car ils font des promesses, ils sont prolixes
en bonnes intentions mais ils ne le sont qu'en parole car la parole, chez eux,
est moins soucieuse de se prolonger en accomplissement des annonces que de
plaire pour obtenir le suffrage des citoyens.
Cette déception alimente un discrédit de la
parole dont le procès été instruit par de grands penseurs.
Marx, par exemple, oppose la parole à l'action
comme la théorie à la pratique. « Les
philosophes n'ont fait qu'interpréter diversement le monde, ce qui importe
c'est de le transformer » /Thèses sur Feuerbach/ (1848). Contre les hommes de
parole et de pensée qui laisseraient le monde inchangé et seraient ainsi les
alliés objectifs du conservatisme, il en appelle à l'action militante et à la
transformation du monde par le travail et la violence révolutionnaire. Voltaire,
dans /Candide/, fait taire le disert Pangloss, étymologiquement le « tout en
parole » par une formule de sagesse pratique : « Il faut cultiver son jardin ».
Rousseau, dans le /Discours sur les sciences
et les arts/, lie les progrès de l'éloquence à la dégénérescence des mœurs. Les
époques où l’on parle beaucoup de la vertu ne sont pas celles où l'on est
vertueux.
Celles où l'on parle
beaucoup de ce qu'il faut faire ne sont, sans doute, pas celles où l'on fait
vraiment.
On peut rêver, se leurrer et s'abandonner
aux mirages de l'utopie. Il n'y a plus de limites à la liberté mais c'est une
liberté abstraite qui, en s'affranchissant des contraintes de l'incarnation,
perd toute crédibilité. Parole vide, creuse, vaine, irresponsable,
prétentieuse, mensongère. Il n'est pas étonnant
qu'une telle parole donne le goût du silence et de l'efficacité
pragmatique.
En réalité le pouvoir
agissant de la parole est considérable. Il peut s'analyser comme action sur le
réel, action sur autrui et action sur soi-même.
Si l'action de dévoiler le réel a une telle
importance, on comprend que ce soit un des grands enjeux de pouvoir au sein
d'une communauté d'hommes. Toute société a besoin d'un ciment idéologique pour
être cohérée et c'est par la parole que sont véhiculées les significations et les
valeurs communes. Le pouvoir politique appartient donc à ceux qui parviennent à
imposer les visions dominantes, à l'intérieur d'une cité donnée. C'est dire,
comme Platon le montre dans l'allégorie de la caverne, que *les véritables
maîtres sont les maîtres de la parole. *
Gorgias le revendique ouvertement : « Avec
ce pouvoir tu feras ton esclave du médecin, ton esclave du pédotribe, et quant
aux fameux financier on reconnaîtra que ce n'est pas pour lui qu'il amasse de
l'argent mais pour autrui, pour toi qui sais parler et persuader les foules ».
Platon, /Gorgias,/ 452d.
Gorgias affiche ici une vérité s'exhibant
chaque jour sur la scène sociale. La compétence, l'idée rationnelle du vrai ou
du juste ne font pas le poids lorsqu'elles sont en concurrence avec le rhéteur.
Aussi tant que les hommes ne pensent pas, tant qu'ils n'examinent pas la valeur
de vérité de ce qu'ils disent, demeurent-ils prisonniers de *significations
convenues.* Ils subissent à leur insu *la domination des maîtres du moment*.
L'opinion, puisque c'est ainsi qu'il faut appeler une pensée non réfléchie, est
une pensée manipulée, asservie au magistère de ceux qui la fabriquent (cf.
l'image platonicienne des montreurs de marionnettes). L'exhortation à penser
qui est la substance de la parole socratique est donc invitation à se réapproprier
un pouvoir confisqué. Sa fonction est de déjouer le pouvoir de ceux qui font de
la parole une pure *technique de pouvoir*. Elle est politique et subversive par
nature.
Pouvoir asservissant de la
parole sophistique*ou *pouvoir libérateur de la parole philosophique, là encore
il apparaît que la parole n'est pas
impuissante à produire des effets.
L'usage sophistique de la
parole est au fond dans l'ordre des choses. Ce qui l'est moins est son usage
philosophique à l'œuvre dans l'authentique dialogue. Car celui-ci n'est pas une
manière de reconduire la violence des rapports de force, en leur donnant une
forme plus acceptable. Il la suspend en soumettant l'échange avec l'autre à une
exigence transcendant les oppositions partisanes. Cette exigence est la vérité
ou la justice, la mesure de ces valeurs n'étant pas nos intérêts particuliers
ou notre arbitraire individuel mais notre *raison commune.*
Le jour où le débat public s'élèvera à la
hauteur du dialogue, faire de la politique sera bien *une* *activité digne d'un
être raisonnable*.
On sait ce qu'il en est
dans les faits... Voilà pourquoi Socrate peut prétendre qu'il est le seul à
posséder l'art politique et néanmoins s'interdire d'intervenir à l'assemblée du
peuple. Le véritable politique se détournant de l'arène politique et condamné à
mort par la scène politique, ne doutons pas qu'il y ait là une figure de la
tragédie humaine.
Au terme de cette réflexion, on comprend
l'irréflexion de l'opinion, lorsque sans nuance, elle oppose la parole et
l'action. En réalité la parole est par essence une action mais elle n'en épuise
pas le genre. Elle n'en est qu'une espèce et dans de nombreux cas, agir
consiste à faire autre chose que parler.
(Extraits de S. Manon)
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