Ce pire qui nous inspire
     Le 09/08/2016
 
         
 Un
 basculement décisif est en train de se produire subrepticement dans la 
politique conduite par nos gouvernants. Cette bifurcation se produit au 
point de jonction de la politique intérieure et extérieure. Elle 
présente également la caractéristique de ne porter la marque d’aucun 
parti de gouvernement en particulier – elle est l’oeuvre des socialistes
 et de leurs alliés pour la simple raison que ce sont ceux-ci qui sont 
actuellement aux affaires, comme elle pourrait l’être aussi bien de 
leurs concurrents ; on a pu en relever les prémisses sous Sarkozy déjà, 
et ce mouvement se poursuivra au delà des péripéties de l’élection 
présidentielle à venir, quelle qu’en soit l’issue.  
Ce tournant consiste 
en ceci : pour ceux qui nous gouvernent (notion à entendre dans son sens
 extensif, incluant les médias, entre autres), l’Etat d’Israël cesse 
d’être en premier lieu cette dite « démocratie » passablement interlope 
mais à laquelle il n’est pas pour autant question de ménager son soutien
 – fût-ce, en plus d’une occasion, en se pinçant le nez. Israël, de partenaire stratégique nécessaire, tend à devenir, dans le contexte de la guerre à outrance livrée à l’islamisme, un modèle stratégique
 en tant qu’Etat de sécurité avancé. Cette inflexion, dont on imagine 
aisément toutes les promesses qu’elle recèle pour nous en général et, en
 particulier pour les populations d’origine coloniale dans notre pays, 
est devenue tout à fait explicite après l’attentat du 14 juillet à 
Nice : dès le surlendemain, on pouvait entendre un haut gradé militaire 
israélien expliquer sur les ondes de France Inter, à une heure de forte 
écoute, comment cet attentat aurait pu être évité si l’on avait su 
s’inspirer des techniques sécuritaires rodées de longue date dans la 
lutte contre le terrorisme… palestinien ; et de proposer d’un ton 
protecteur l’assistance de l’Etat hébreu à la France, le terrorisme 
islamiste étant un et indivisible, et les Palestiniens en lutte contre 
l’occupation de leurs territoires de la même eau que Daech… 
Quelques jours plus tard, c’est un autre « expert », politique, celui-ci qui, dans les colonnes de Le Monde,
 mettait en perspective historique, pour en fin de compte les justifier 
par la nécessaire construction d’un Etat de sécurité, les massives 
atteintes aux droits de l’homme perpétrés par l’Etat sioniste au 
détriment des Palestiniens : « Alors qu’Israël est en général jugé et 
condamné pour la domination qu’il exerce sur les Palestiniens des 
territoires occupés, voilà que, du fait de la vague terroriste qui 
submerge le monde, on se penche aujourd’hui sur la lutte anti-terroriste
 menée par Israël et sur la vigilance publique qui contribue, elle 
aussi, à relever le défi ». 
Ces petits coups de 
pouce médiatiques destinés à vanter le savoir-faire israélien en matière
 de lutte contre le terrorisme arabo-musulman ne sont que la musique 
d’accompagnement de choix politiques au long cours opérés par les 
gouvernants de ce pays. Désormais, quand Manuel Valls proclame à 
l’occasion du dîner du CRIF (depuis longtemps réduit au statut 
d’officine propagandiste de l’Etat d’Israël en France) que 
l’antisionisme est une variété d’antisémitisme, il ne s’agit plus d’une 
simple et traditionnelle action de lobbying idéologique en faveur de cet
 Etat dont la doctrine fondamentale est que la force créé la loi. 
 Il s’agit bien désormais de frayer la voie à la notion d’une 
exemplarité pour nous, en France (et dans tous les pays menacés par le 
terrorisme islamiste) des doctrines et dispositifs sécuritaires et 
répressifs expérimentés par les autorités politiques et militaires 
israéliennes au détriment des Palestiniens – depuis les origines de 
l’Etat sioniste et en particulier depuis la première Intifada.
 Il s’agit bien désormais de donner à entendre à l’opinion publique 
française (et internationale) que « nous » avons un problème avec 
l’activisme arabo-musulman comme Israël en a un. Et qu’en 
conséquence, dans l’esprit comme en pratique, les méthodes israéliennes 
sont bien fondées, désormais, à nous inspirer. 
Le premier article de 
foi de cette doctrine nouvelle est l’énoncé qui, depuis les attentats de
 2015, s’est transmis de bouche en bouche parmi nos dirigeants et leurs 
supplétifs médiatiques et intellectuels : nous sommes en guerre. 
Cet énoncé est à la base de ce qui, depuis la fondation de l’Etat 
d’Israël, est destiné à justifier la coexistence d’une sorte d’Etat de 
droit (dont bénéficie la population d’origine juive) et de dispositifs 
d’exception et de ségrégation s’appliquant aux Palestiniens. Ces 
dispositifs ont évolué au fil du temps et la conquête de nouveaux 
territoires, au fil des guerres gagnées contre les Etats arabes ; 
l’existence des territoires occupés et le développement sans relâche de 
la colonisation juive de ces territoires les a établis désormais au cœur
 de l’Etat de sécurité israélien. 
Ce nous sommes en guerre
 acclimaté aux conditions françaises (une guerre qui n’est pas près de 
finir et qui peut-être ne finira jamais) est fondé sur l’idée que 
« nous » (communauté nationale, communauté de destin fondée sur le 
partage de la culture, des traditions et de l’amour du pays, mais 
surtout, en l’occurrence, communauté fusionnée avec l’Etat) avons 
désormais à prendre en considération ceci : en raison de conditions 
malheureuses et imprévisibles, il nous faut compter avec l’existence 
dans notre corps même, dans notre espace vital, de l’existence d’un 
virus mortel – l’islamisme. 
Ce virus a le visage inhumain d’un hyper–ennemi
 avec lequel nous sommes désormais engagés dans une lutte à mort. Cet 
ennemi est d’un type nouveau, il ne ressemble à aucun des ennemis, même 
les plus acharnés, que nous avons connus dans le passé. Il est non 
seulement ennemi de l’Etat, mais tout autant de la population, il a 
indifféremment le visage de l’ennemi intérieur ou extérieur, du proche 
(le gars de chez nous) ou du lointain (l’importateur étranger de 
l’idéologie barbare des Daéchiens). Il peut se faire indétectable, 
certains de ses représentants les plus redoutables étant des convertis, 
des « radicalisés » de l’avant-veille, des gamins sans traits 
distinctifs dont les voisins témoignent, à la télé, qu’on leur aurait 
donné le Bon Dieu sans confession… 
C’est dans cette brèche que va s’engouffrer l’inspiration israélienne
 qui, depuis les attentats de 2015, a saisi nos dirigeants : trouver les
 dispositifs sécuritaires aptes à faire face à cette réalité pérenne qui
 trouve son expression dans la formule volée au discours révolutionnaire
 du temps de la première guerre mondiale l’ennemi est dans notre propre pays,
 voilà qui conduit tout naturellement à se rapprocher de 
l’« expérience » d’une puissance qui, tout en faisant en sorte de 
cultiver son aura « démocratique » auprès du monde extérieur, a su 
assumer sans état d’âme son destin d’Etat de sécurité expert à organiser
 la coexistence des institutions démocratiques et de dispositifs 
d’exception destinés à surveiller, punir et ségréguer cette fraction de 
la population considérée comme non seulement un vivier de terroristes 
mais, fondamentalement, étrangère et hostile au destin d’un 
l’Etat-nation fondé sur une ethnicité affirmée avec d’autant plus 
d’intransigeance qu’elle est nébuleuse – un « Etat juif ». 
Ce qui prévaut dans 
l’approche de l’hyper-ennemi, c’est son caractère essentialiste : il 
nous hait et veut notre mort non pas pour ce que nous (lui) faisons mais
 pour ce que nous sommes – ceci parce qu’il est ce qu’il est – un 
barbare, un étranger au genre humain. Cette approche de l’ennemi est ce 
que les promoteurs sionistes du récit de stigmatisation des Palestiniens
 comme terroristes intrinsèques et les activistes de l’anti-islamisme en
 France ont en commun : pour les premiers, les Palestiniens haïssent les
 Juifs et Israël non pas à cause de la colonisation et de l’apartheid 
qu’ils subissent, mais en premier et dernier lieu parce qu’ils sont des 
antisémites incorrigibles ; pour les seconds, les islamistes et les 
auteurs des attentats veulent notre mort non pas parce que la France 
développe une politique néo-coloniale au Proche-Orient et en Afrique, 
mais parce que nous sommes le pays des droits de l’homme et de la 
douceur de vivre.
 Cette approche compacte de l’ennemi présente l’immense avantage de nous
 dispenser d’écouter ce que dit celui-ci et d’avoir à prendre en 
considération ce que « ses raisons » pourraient être – tout ceci n’est 
que faux-semblant et rideau de fumée. Une seule solution, donc, la force
 et, pour une part, l’éradication. 
Ce qui, entre autres éléments plus pratiques, va nourrir la force d’attraction du topos israélien
 et tendre pour nos dirigeants à l’ériger en modèle, c’est donc 
l’heureuse (façon de parler) coexistence entre le bon renom de « la 
démocratie » et l’infini des possibilités de l’état d’exception incluant
 des pratiques d’apartheid caractérisées. Ce qui, pour nos dirigeants 
désireux de tirer le meilleur parti possible de la « menace islamique »,
 apparaît particulièrement fascinant dans le « modèle » israélien, c’est
 la forme d’un état d’urgence modulable, en situation de 
perfectionnement constant, sélectif et discriminant, et dont la 
caractéristique est de pouvoir s’appliquer sur la fraction de la 
population étiquetée comme dangereuse, à risque(s) en relation avec le 
syndrome terroriste, sans que pour autant soit massivement affectée 
l’existence des autres – ceux qui, rassemblés sous le panache tricolore 
identitaire, reprennent la Marseillaise en choeur au début des 
matches de foot, respectent les minutes de silence au doigt et à l’oeil 
et communient avec les victimes quand l’heure est au deuil national.
Or, Israël est l’Etat 
qui est passé maître dans l’art de faire coexister ce double réseau de 
vie « normale », encadrée par la loi (et protégée par le bouclier 
militaro-policier) de vie démocratique cool pour les uns (la Tel-Aviv 
hédoniste) ou rigoriste pour les autres (la Jérusalem religieuse) et de 
vie rétrécie/enfermée/réprimée/discriminée/humiliée pour les autres, 
bref d’assurer la pérennité d’une démocratie d’apartheid, bel 
oxymore qui, apparemment, ne choque pas vraiment les marchands de sable 
de « la démocratie », en Occident, soutiens indéfectibles de ce 
centaure. C’est l’apparente exemplarité de ce double réseau qui 
intéresse vivement nos dirigeants qui se demandent comment mettre en 
place durablement des formes de gouvernement « raccourcies », à 
l’urgence, qui ne fassent pas ouvertement basculer le « démocratique » 
dans l’autoritaire pour autant, qui concilient le règlement formel de 
l’institution démocratique avec l’efficacité des dispositions 
administratives et policières ; qui permettent de gouverner sans 
faiblesse et de réprimer au besoin sans s’embarrasser de formes ceux qui
 incarnent le risque lié au terrorisme – sans pour autant que les autres
 (ceux qu’il convient de rassembler face à la « menace islamiste ») se 
sentent affectés par une transformation qualitative s’étant produite 
dans la relation entre gouvernants et gouvernés. 
L’état d’urgence, en 
ce sens, est taillé sur mesure et en dépit des possibilités infinies 
qu’il ouvre en termes de répression et de restriction des libertés par 
voie administrative et policière, il ne vise pas, par un coup de force massivement
 suspensif des libertés de tous et chacun, à faire passer la société 
toute entière sous les Fourches Caudines d’un pouvoir autoritaire ; il 
cherche surtout à donner un tour irrévocable à la fracture entre, 
disons, le parti de la manifestation unanimiste des lendemains des 
attentats de janvier 2015 et les autres, ennemis potentiels de l’Etat et
 vivier éventuel du terrorisme (les musulmans considérés comme non 
« modérés », id est partisans déclarés de l’assimilation et apôtres de la laïcité républicaine, bref les musulmans Canada Dry…). 
A la différence de 
l’état de siège, dispositif lourd qui suppose une suspension du 
fonctionnement de l’institution politique et un transfert de tous les 
pouvoirs à l’armée,
 l’état d’urgence tel qu’il a été mis en place après les attentats de 
novembre 2015 se destine à assurer la continuité des formes 
gouvernementales et la stabilité des relations entre gouvernants et 
gouvernés pour la grande majorité de la population – tout en installant 
une constellation de dispositifs permettant de combattre l’hydre du 
terrorisme par les moyens expéditifs requis. 
A ce propos, une 
approche des effets de l’état d’urgence classiquement soucieuse de la 
défense des libertés et de la sauvegarde de l’Etat de droit passe 
largement à côté du problème. Quand Agamben, dans cette même optique 
écrit que « Dans un pays qui vit dans un état d’urgence prolongé et dans
 lequel les opérations de police se substituent progressivement au 
pouvoir judiciaire, il faut s’attendre à une dégradation rapide et 
irréversible des institutions publiques »,
 il élude aussi une dimension du problème. En effet, la visée de ce 
dispositif et son effet effectif sur le terrain ne sont pas tant de 
produire une dégradation homogène des droits de chacun et des libertés 
du citoyen, sujet éminemment abstrait et fictif en l’occurrence, mais 
bien d’accentuer la fracture et le contraste entre deux « parts » ou 
deux régimes de la population. C’est que, quand bien même elles seraient
 censées, sur le papier, s’appliquer à tous et toutes, les mesures 
forgées dans le creuset de l’urgence s’abattent sur certaines catégories
 tout à fait déterminées : les perquisitions en forme de raids de 
vandalisation, les assignations à résidence, les contrôles au faciès 
renforcés, le serpent de mer de la déchéance de nationalité, le 
regroupement familial compliqué voire rendu impossible, les 
naturalisations ralenties, les mosquées fermées, les contrôles 
vestimentaires renforcés, les bavures policières exonérées, etc. 
Ce n’est donc pas du 
tout la population qui, de façon homogène et dans son ensemble, serait 
appelée à souffrir du tour d’écrou autoritaire effectué sous le couvert 
de l’état d’urgence ; en premier lieu, c’est ce qu’Agamben, précisément,
 appellerait la « fracture biopolitique » entre une partie de la 
population et l’autre qui se trouve renforcée et qui, sous l’effet de 
ces dispositifs, prend un tour en quelque sorte « destinal » – cette 
fracture se trouvant ainsi inscrite dans un horizon de « lutte à mort »,
 de questions de vie et de mort. La plupart de ceux/celles au nom de la 
protection desquels sont adoptés les dispositions placées sous le signe 
de l’urgence ne les éprouvent pas comme atteintes à leurs libertés mais 
comme mesures de protection rendues nécessaires par la montée des 
menaces contre leur intégrité – menaces perçues comme « mortelles» par 
une opinion dont la pâte est efficacement pétrie par les médias et les 
marchands de peur. 
Bien rares seront ceux
 qui, dans ce contexte, s’offusqueront de ce que des policiers ou des 
gendarmes, voire des auxiliaires aux statuts indéfinis autant que 
nébuleux leur demandent d’ouvrir le coffre de leur voiture – celui qui 
« n’a rien à se reprocher » se fait volontiers le partenaire de la 
compression des libertés publiques. L’Etat sécuritaire, bien loin de 
fonctionner seulement au tour de vis, suppose la mobilisation d’une 
partie de la population (celle qui se coagule à l’Etat et voit le monde 
par les yeux de la police) au service de la « sécurisation » (bien 
illusoire) de la vie sociale, comme le montre l’attentat de Nice 
perpétré dans l’une des villes de France où la mise en condition 
sécuritaire de la population est des plus avancées. 
Mais, de même que 
l’attentat de la Promenade des Anglais ne demeure une énigme que si l’on
 oublie que la prospérité de cette ville est construite sur un apartheid
 inscrit dans sa géographie urbaine et humaine, de même, la mobilisation
 de la partie de la population rendue aux conditions de la police et 
soumise au discours sécuritaire a pour condition expresse et rigoureuse 
la cristallisation de son animosité à l’endroit des « autres » – 
ceux/celles que le discours de l’Etat désigne comme le vivier du risque,
 le monde de l’ennemi – aujourd’hui, donc, tout ce qui s’associe au nom 
de l’Islam. 
Or, s’il est un pays 
dans lequel cette fracture biopolitique a été systématiquement 
construite comme le fondement même de la gouvernementalité, édifiée sur 
l’opposition « destinale » entre Juifs et Arabes, une opposition 
ethnicisée et culturalisée à outrance – c’est bien Israël. On peut dire à
 cet égard que l’état d’urgence n’est que la manifestation ponctuelle 
d’un projet stratégique consistant à inscrire dans les rouages même du 
gouvernement des vivants l’opposition (et pas seulement la séparation) 
entre peuple légitime (peuple renationalisé et loyal à l’Etat) et 
population dangereuse car ferment de dissolution ou de destruction 
violente de la communauté nationale vigoureusement reterritorialisée en 
termes ethniques, culturalistes et fallacieusement religieux. Que ce 
soit en Israël aujourd’hui ou dans la France de l’état d’urgence, les 
populations dangereuses sont toujours épinglées sur un mode 
néo-orientaliste comme celles qui réactivent dans le présent de manière 
aussi absurde qu’intempestive des différends ou de vieilles plaintes 
coloniales d’un autre temps, des griefs historiques d’une autre époque. 
Ce qui rend ces post/néo coloniaux particulièrement enragés et 
dangereux, c’est le fait même qu’ils s’obstinent à ne pas comprendre que
 « l’Histoire a tranché » et que les torts subis, les crimes supposés 
dont ils s’acharnent à réclamer réparation sont prescrits de longue 
date. « Le musulman » ou l’Arabe de ce nouvel orientalisme n’est plus 
tant alangui, avachi, lascif, sale, comme il l’était dans les récits de 
voyage du XIX° siècle que « radicalisé », fanatisé, emporté par son 
instinct de mort et sa fascination pour le sacrifice.
 Mais toujours, comme avant, fourbe et porté à la dissimulation – à 
défaut de davantage de lumières sur l’Islam, les Français ont récemment 
appris à la radio et dans les journaux un mot d’arabe – la taqia, la dissimulation stratégique de ses dispositions et intentions, destinée à tromper l’ « infidèle »…
Il est intéressant que
 nos gouvernants et nos experts de la lutte antiterroriste se tournent 
spontanément aujourd’hui, face à la « menace islamiste », vers le 
«modèle » israélien 
 plutôt que vers les souvenirs et traditions de la colonisation 
française et les vieilles recettes de la contre-insurrection, élaborées 
et mises à l’épreuve avec le succès que l’on sait dans le creuset des 
guerres de décolonisation (Indochine, Algérie). A l’évidence, le 11/09 fait ici époque
 en dessinant le nouvel horizon de la lutte contre le terrorisme 
islamique d’une manière si emphatique, obsessionnelle et exclusive que 
les racines coloniales du gouvernement à l’urgence (de l’état d’urgence 
comme figure dédramatisée de l’état d’exception) perdent leur 
visibilité. Ce qui permet à tous ceux qui pratiquent le déni de la 
dimension coloniale de notre histoire nationale d’affirmer que notre 
présent aux prises avec le terrorisme islamiste est « sans rapport » 
aucun avec le passé colonial (hermétiquement refermé sur lui-même).
Cette opération de 
déliaison ou de découpage est nécessaire pour que le « modèle » 
israélien puisse s’imposer comme incontournable : l’Etat israélien 
n’a-t-il pas, par la force des choses, pris plusieurs longueurs d’avance
 dans la lutte contre la « violence aveugle » mise en œuvre par les 
extrémistes palestiniens – les attentats contre les civils innocents, les kamikazes, les attaques au couteau, à la voiture-bélier, la nécessaire veille sécuritaire perpétuelle – bref, la guerre au terrorisme ne font-ils pas partie, depuis toujours du quotidien de la population (des « vrais habitants ») en Israël ? 
L’israélisation de la politique française passe par le fait que l’Etat de sécurité tende à devenir le désir propre d’une
 partie substantielle de la population française (vivant en France), 
plutôt que les « formes de l’urgence » soient perçues par les gens 
ordinaires comme des contraintes et des restrictions imputables à la 
violence du pouvoir. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’au train où
 vont les choses, à supposer que l’actualité française continue 
durablement à être scandée par des épisodes comme ceux de Nice ou de 
Saint-Etienne du Rouvray, rien ne permet d’exclure que ce calcul des 
gouvernants s’avère payant. Encore une fois, le fait que cet alignement 
du sécuritaire à la française sur le paradigme israélien ne soit ni de 
droite ni de gauche (aux conditions de la politique des partis) assure 
la pérennité de l’application à le traduire en pratique – pas de souci 
de continuité, de ce point de vue, dans la perspective de la prochaine 
élection présidentielle. 
En bref, les 
dispositifs découlant de cette perspective se déploient à deux niveaux :
 la population et le territoire. Au premier d’entre eux, la très grande 
majorité de la population sait bien que l’état d’urgence et le tour de 
vis sécuritaire, la « guerre » déclarée aux islamistes – tout cela 
n’aura guère d’incidence sur sa vie quotidienne. On ne se mobilise pas 
en masse, dans un climat d’asthénie collective et de grand dégoût de la 
politique pour la défense de droits et de libertés dont on a (soit dit 
avec une infinie tristesse plutôt qu’avec cynisme) de moins en moins l’usage. On ne se mobilise pas sur des questions de principes quand on est porté à considérer que, dans le domaine de la vie publique (polis, politeia, civitas, res publica et
 toutes ces sortes d’antiquités…), tout se vaut et que ce tout ne vaut 
rien, ou pas grand chose. Dans le contexte de l’actuelle hystérie 
anti-islamiste inlassablement entretenue par les médias, d’un épisode 
sanglant à l’autre, la formation des meutes de chasse et de représailles
 tend à dépasser les espérances et les calculs du pouvoir – au point de 
risquer, un jour, de devenir incontrôlable – comme c’est régulièrement 
le cas en Israël lorsque se produisent des attentats. 
Sur ce plan, Agamben a
 raison de souligner que « dans l’Etat de sécurité, on voit se produire 
une tendance irrépressible vers ce qu’il faut bien appeler une 
dépolitisation progressive des citoyens dont la participation à la vie 
politique se réduit aux sondages électoraux ».
 Mais à cela il conviendrait d’ajouter que la mobilisation sécuritaire 
perpétuelle de la population tend inéluctablement à produire des effets 
en retour qui entraînent une radicalisation autoritaire, raciste et 
fascisante – si ce n’est fasciste tout court – des personnels politiques
 et autres gouvernants : sur ce point aussi, Israël est, si l’on peut 
dire, un parfait « exemple », la surenchère sécuritaire entendue comme 
joker du gouvernement des vivants débouchant inévitablement sur 
l’arrivée aux affaires des partisans des solutions extrêmes dans le 
« traitement » de la dite question palestinienne. 
Depuis les attentats de janvier 2015, c’est au même processus exactement de radicalisation des
 corps de l’appareil d’Etat et des appareils idéologiques s’y rattachant
 que l’on assiste, sous l’effet de la montée des obsessions et des 
surenchères sécuritaires. Du coup, c’est tout le gouvernement des 
populations qui se trouve déporté vers l’autoritarisme, le 
néo-nationalisme, l’idéologie du rejet, emporté par une sorte de désir 
répressif sans borne – un désir de camps, de Guantanamo, de stalag et de
 goulag pour l’ennemi désigné et qui, chez les plus empressés, ne se 
dissimule même plus… Sur la Promenade des Anglais, au lendemain de 
l’attentat, le discours de haine se libère et le désir de ratonnade 
prend corps sur le modèle israélien (« Mort aux Arabes ! » est à dans ce
 pays le cri de ralliement courant des bandes fascistes et suprémacistes
 ultra-sionistes dans la foulée de tout événement sanglant mettant en 
cause des Palestiniens). De même du côté des gens de l’Etat en cours de radicalisation accélérée,
 de l’ancien ministre au flic de base, monte la fièvre de la vindicte et
 l’affect du « rétablissement de l’ordre ». Le fait qu’en peu de mois le
 terme « radicalisation » soit devenu un mot clé, magique et puissant, 
de ce qui tient lieu d’analytique politico-médiatico-savantasse du 
phénomène djihadiste fait écran à ce processus d’une tout autre 
importance qu’est la radicalisation de corps variés de l’appareil d’Etat
 à l’occasion de l’actualité djihadiste, mais aussi bien des 
mouvements dits sociaux récents : police, justice, armée, même, dont 
certains hauts gradés réclament, dans le contexte agité du moment, le 
droit de sortir de son rôle de « grande muette ». 
A l’occasion des 
manifestations contre la loi El Khomry, on a vu non seulement les flics,
 se sentant couverts, s’en donner à cœur joie mais de nombreux juges se 
joindre à la frairie sans état d’âme en condamnant comme à l’abattage 
les manifestants arrêtés par la police. « Il faut que l’ordre règne à Paris ! », statuait un haut magistrat, d’un ton réglementairement versaillais. 
L’onde sécuritaire 
emporte tout sur son passage. Dans le contexte de l’attentat de Nice et 
du meurtre du prêtre de Saint-Etienne du Rouvray (juillet 2016), il 
n’est pas question qu’une autre actualité violente que celle des crimes 
d’inspiration islamiste vienne parasiter le message qui désormais 
circule en boucle – « ils s’en prennent à notre civilisation 
chrétienne, ils profanent ce que nous avons de plus sacré – nos 
églises ! ». Par conséquent, lorsque Adama Traoré meurt par asphyxie au 
cours de son interpellation par les gendarmes le 19 juillet à 
Beaumont-sur-Oise, dans le contexte d’une de ces « émotions » de quartier sensible qui
 font désormais partie du paysage post/néocolonial français, le 
procureur de la République de Pontoise, en zélé préfet judiciaire, 
censure par deux fois les rapports d’autopsie et tente d’accréditer la 
fable selon laquelle le jeune homme souffrait, avant son arrestation, 
d’une pathologie si grave que son décès s’avère sans rapport aucun avec 
des violences subies… Les gendarmes, eux, admettent dans leur rapport 
sur les conditions de l’arrestation, qu’ils ont « pesé » de tout leur 
poids (ils s’y sont mis à trois) sur Traoré pour l’immobiliser et les 
deux rapports d’autopsie mentionnent explicitement des « manifestations 
d’asphyxie ». Tandis donc que l’assassinat du prêtre de Saint-Etienne du
 Rouvray devenait un événement mondial et que le Pape en personne 
rendait hommage au martyr (un mort), le mensonge d’Etat s’appliquait à 
faire passer cet autre mort, la victime d’un autre registre de violence,
 non moins récurrent et obsédant que la violence islamiste (celle des 
flics), par pertes et profits – circulez, il n’y a rien à voir ! – 
injonction devant laquelle, fort heureusement, la famille et les amis 
d’Adama Traoré n’ont pas plié. 
A l’évidence et moins 
que jamais, dans le contexte sécuritaire construit par les syndics de 
faillite qui nous gouvernent, les morts de mort violente ne sont égaux. 
Si le procureur (de la République) de Pontoise cachetonnait aux 
Indigènes de la République plutôt qu’au ministère de la Justice, il ne 
s’y prendrait pas autrement pour faire valoir qu’en ladite République, 
seule compte la vie « blanche », et que quand, de surcroît, celle-ci est
 catholique et en soutane, le mort noir et indigène n’a plus qu’à se 
faire pardonner d’avoir un jour existé et à aller se faire enterrer au 
Mali. 
C’est ainsi, donc, que la radicalisation de l’Etat qui
 ne se trouve pas cantonnée dans les appareils de partis et les corps 
répressifs (on a vu, notamment après les attentats de janvier 2015, 
comment elle avait prise sur le corps enseignant embarqué dans la 
croisade de la défense de la laïcité) prend la forme d’une levée 
générale des inhibitions. On ne saurait durablement se dire et se sentir
 « en guerre » sans entrer dans de nouvelles dispositions ni voir se 
dessiner un nouveau champ d’action : la simple mise en condition de 
l’opinion ne suffit plus, la mobilisation est en marche ; avec la
 création de cette sorte de garde nationale à la Juin 1848 que l’on nous
 annonce, chaque citoyen décidé à prendre sa part à la lutte contre la 
menace vitale que font peser sur nous les combattants du djihad devient 
un soldat de l’ordre. C’est le temps des milices, de la vigilance 
patriotique, du devoir civique de dénonciation. Autant de gestes requis 
par l’autorité et que la population juive a, en Israël, de longue date 
intériorisés. 
Les dispositifs de 
contrôle se nouent à cette nouvelle subjectivité du citoyen mobilisé. 
Certains points de passage comme les gares, les sorties de métro, 
l’entrée dans certains lieux publics qui pour certains étaient des 
nasses destinées à la capture des sans papiers peuvent devenir de 
véritables checkpoints voués à la détection des terroristes.
 Les fouilles, effectuées par des agents de sécurité deviennent banales 
et routinières. Les mailles du filet militaro-policier et para-policier 
se resserrent, notamment dans les espaces urbains, davantage à des fins 
de production parmi la population d’effets d’accoutumance à 
l’omniprésence des forces dites de l’ordre, dans le paysage quotidien, 
que dans le but de « sécuriser » le territoire, tâche hors de portée. Il
 s’agit bien de produire un « peuple » de l’Etat de police qui 
intériorise et fait siennes les dispositions du gouvernement à l’urgence
 et à la sécurité. Un peuple suffisamment dépolitisé et mis en condition
 par le discours anxiogène et belliqueux du pouvoir pour faire bon 
accueil aux mesures sécuritaires mettant à mal les libertés publiques et
 pour perdre entièrement de vue la notion d’un Etat de droit dont il 
serait, contre les abus et les coups de force du pouvoir, le gardien non
 moins que le bénéficiaire. 
Il s’agit somme toute 
pour les gouvernants de créer parmi la population les conditions 
propices à la maturation de l’idée (si l’on peut dire…) selon laquelle 
il y a une guerre à gagner, une guerre contre le terrorisme, celle-ci ne
 se déroulant pas seulement sur des théâtres d’opérations lointains où 
ce sont « les autres qui meurent », mais chez nous et parmi nous aussi, 
une guerre où tombent parfois des victimes qui nous ressemblent et 
pourraient être nos proches, nos amis, nos voisins. Dire cela, c’est 
dire aussi qu’il y a un ennemi à haïr, tant il est à la 
fois redoutable et abject, et tenter de faire en sorte que cristallise 
cette haine d’une manière telle que tout le reste s’efface au profit du 
rassemblement contre ce qui menace notre intégrité collective – 
l’ampleur des résistances suscitées par la loi modifiant le droit du 
travail montre que le compte n’y est pas encore tout à fait.
 Mais la contamination de la population par l’esprit de l’exception n’en
 continue pas moins à progresser : nul ne s’émeut du caractère de guerre sans prisonniers
 que revêt le combat que l’Etat français conduit contre les terroristes 
et assimilés non seulement sur les théâtres éloignés de l’affrontement, 
en Syrie ou dans le Nord du Mali, mais en France même ; lorsque les 
unités dites d’élite de la police entrent en action contre des auteurs 
d’attentats, c’est pour les éliminer et non pas pour les arrêter en vue 
de les mettre à la disposition de la Justice. Il y a quelque temps déjà 
que l’opinion s’est accoutumée au fait que le terme « neutraliser » 
signifie, dans la bouche des journalistes et autres fabricants d’énoncés
 corrects, tuer, liquider. Ceci quand bien même le 
« terroriste » serait un déséquilibré qui part à l’assaut d’un 
commissariat de police aux cris de « Allahhou Akhbar ! » armé d’un 
hachoir à viande et se fait « neutraliser » par un flic armé d’un 
pistolet-mitrailleur et harnaché d’un gilet pare-balles. Lors de 
l’assaut de Saint-Denis où les tirs de la police se comptent par 
milliers et ceux des « terroristes » (dont une femme qui n’a pas 
participé aux attentats) à l’unité. A Saint-Etienne du Rouvray, l’on 
crible de balles sur le parvis de l’église deux types armés de couteaux.
 C’est une battue, l’hyper-ennemi est une bête malfaisante et le 
rétablissement de l’ordre ne serait pas complet si l’affaire ne 
s’achevait pas sur ce rite d’extermination emboîté dans les rites 
d’exécration. Là aussi, ces exécutions sommaires de l’outlaw ont non seulement un parfum de western mais aussi bien de conduite de la guerre contre l’ennemi intime à l’israélienne.
 Pour le moment, on permet encore en France aux familles d’inhumer les 
cadavres des auteurs d’attentats à la sauvette, ce à quoi ne consent pas
 toujours d’Etat d’Israël.
Insistons sur ce point
 capital: sur l’immense majorité des gens, l’état d’exception glisse 
comme l’eau sur les plumes d’un canard. C’est d’ailleurs la raison pour 
laquelle la perspective même de sa reconduction indéfinie n’émeut pas 
grand monde, pour peu que les interdictions de braderies et autres 
festivités ne se fassent pas trop pesantes. Le point de bascule se situe
 ailleurs : l’état d’urgence dont la mise en œuvre ne relève pas d’un 
coup de force affectant le vie quotidienne de tous et chacun, mais 
s’effectue sans rupture marquée avec l’ordre constitutionnel, expose la 
partie ciblée de la population (le vivier supposé du « terrorisme ») à 
une répression d’abord administrative venant doubler la répression 
policière, là où auparavant, la Justice était appelée à statuer et 
agir : ce sont les perquisitions expéditives et les assignations à 
résidence, placée sous le signe des mesures dont l’exécution ne saurait 
s’embarrasser de procédure lourdes et lentes – l’urgence, toujours. L’administratif,
 c’est ici ce qui permet à l’exécutif de s’assurer, sans passer par la 
case de la Justice, du corps de suspects épinglés selon leur 
appartenance à une catégorie dont l’Etat (la police, les services de 
renseignement) définissent les contours – les « islamistes ».
 Le propre de ce type de pratiques (les perquisitions comme les 
assignations) est de ne pas se trouver entravées par des complications 
formelles, ce qui va permettre par exemple de placer un individu aux 
arrêts à domicile sans fixer de terme à cette peine qui ne dit pas son 
nom – « décision » est l’euphémisme qui désigne ici la peine, bien réelle, infligée sans passer par la case Justice. 
En Israël, 
l’emprisonnement sans terme et par simple par décision administrative de
 Palestiniens soupçonnés de menées hostiles à l’Etat est une pratique 
courante, héritée de l’époque du Mandat britannique. On a là une matrice
 qui « travaille » dans des conditions où s’impose la notion d’une 
population établie dans les frontières de l’Etat et dont le propre 
serait d’être, in totto, un vivier pour le terrorisme – les 
Palestiniens en Israël, les musulmans activistes en France. Lorsque 
cette notion tend à s’enraciner dans le corps social, les dispositifs de
 dépistage, de tri sélectif, de surveillance, d’épinglage et de 
discriminations fondés sur l’origine ou la croyance (tout ce qui est de 
la graine d’hyper-ennemi) peuvent s’installer sans susciter de 
protestations massives : fichiers « S », contrôles au faciès renforcés, 
criminalisation des affirmations intempestives d’appartenance à l’Islam,
 chasse aux mineurs, etc.. 
Ce qui fait encore la 
différence, ce sont les questions de territoire : les Palestiniens 
occupés sont pris dans la nasse de « leurs » territoires où ils sont 
assignés à un régime d’occupation militaire assorti de toutes sortes de 
restrictions à géométrie variable et d’où ils ne peuvent sortir que sous
 conditions – ou pas.
 Nous n’en sommes pas tout à fait là, mais on remarquera que la 
territorialisation du conflit de l’Etat avec les post-coloniaux va bon 
train : lorsque le 30 juillet dernier, les amis d’Adama Traoré déposent 
une déclaration de « marche » à Paris (Gare du Nord-Bastille), dûment 
enregistrée par la Préfecture de Police, ils n’en sont pas moins bloqués
 par la police : pas question que les indigènes de Beaumont-sur-Oise 
viennent importer leur tort subi dans les rues de la capitale – et c’est
 ici, comme souvent, les gares du Nord et de l’Est parisiens qui font 
office de checkpoints. 
Si l’on trace une 
ligne reliant tous ces traits dispersés du gouvernement des vivants qui 
vient, on voit se dessiner une figure cachée de la politique. Une figure
 dynamique dont le propre est que la direction qu’elle imprime à la vie 
politique échappe totalement à ses acteurs. En Israël, la surenchère 
sécuritaire sur laquelle surfent les équipes ou plutôt les combinaisons 
dirigeantes successives est cette fuite en avant qui constitue le seul 
expédient permettant à un peuple de l’Etat (rassemblé comme illusoire 
peuple ethnique mais fait en vérité d’une multitude de pièces rapportées
 et traversé par des inégalités sociales violentes et toutes sortes 
d’autres facteurs de division et d’éclatement) de tenir ensemble envers 
et contre tout. Israël est tout sauf une nation et n’est « un peuple » 
qu’à la condition d’une guerre perpétuelle contre un autre peuple, 
dépossédé de sa terre. Un peuple en astreinte guerrière, otage du 
militarisme de l’Etat. Dans ces conditions, l’unique exutoire 
sécuritaire et son envers, la conquête via l’occupation et les colonies 
des terres palestiniennes sont ce ressort effectif d’une politique qui, 
de ce fait, est vouée à prospérer sur cela même qu’elle prétend 
combattre : le quadrillage des territoires occupés par les colonies et 
les routes stratégiques, l’omniprésence de l’armée, les barrages, les 
fouilles et les destructions de maisons, les internements administratifs
 – bref, tout ce qui s’effectue au nom de la sécurité est cela même qui 
va nourrir, du côté des jeunes Palestiniens, les vocations activistes et
 la mise en œuvre d’actions d’éclat plus ou moins sanglantes et toujours
 destinées à frapper l’imagination de l’opinion israélienne. Ce cycle 
infini est ce qui nourrit la « radicalisation » constante de la 
politique israélienne et, actuellement, la montée de formes fascistes 
dans le cadre même d’une démocratie parlementaire – c’est ainsi que la 
politique israélienne s’est transformée en machine infernale aux mains 
d’activistes affichant de plus en plus ouvertement leurs convictions 
racistes et expansionnistes, se faisant de façon toujours plus pressante
 les promoteurs d’une politique d’apartheid au détriment des 
Palestiniens, mais aussi d’aventures guerrières destinées à assurer de 
façon « définitive » à l’Etat d’Israël la position de gendarme de 
l’Occident au Moyen-Orient – de Benjamin Netanyahou en Avigdor Liberman,
 de Lieberman en Naftali Bennett, etc.
En pratique, 
l’efficace de cette dynamique incontrôlée qui fait ressembler la 
politique israélienne à un camion fou se manifeste chaque jour par une 
nouvelle dérive autoritaire : attaques à la Poutine contre les ONG 
dénonçant la colonisation illégale des territoires palestiniens, 
tentatives de mise au pas de la culture et multiplication des actes de 
censure, idéologisation à outrance de l’enseignement de l’histoire, 
pressions exercées sur les citoyens israéliens d’origine arabe pour 
qu’ils proclament leur allégeance à l’Etat comme Etat juif , etc..
On sent aujourd’hui la
 politique gouvernementale française, dans le contexte de la lutte 
contre le « terrorisme islamique », emportée, toutes choses égales par 
ailleurs, par un type comparable de spirale obscure : tout pas franchi 
dans cette direction est voué à produire un effet d’aggravation du 
phénomène qu’il s’agit de combattre. La lutte contre le djihadisme est 
elle-même la première des fabriques de djihadistes, ceci aussi bien sur 
le front intérieur qu’extérieur : chaque tour de vis ciblé en direction 
de ceux que l’on soupçonne de sympathies islamistes entretient, non sans
 motif, le grand récit d’une persécution dirigée contre ceux qui sont 
les victimes de la politique de l’Occident. Quand une dite 
« bavure » de la coalition occidentale en Syrie fait un nombre de morts à
 peu près équivalent à ceux de l’attentat de Nice, c’est une sinistre 
comptabilité qui s’établit dans la tête de ceux qui, désespérant de la 
justice et du droit, rêvent désormais de rendre coup pour coup, peu 
important les moyens ;
 quand, à l’occasion d’une autre « bavure », policière, celle-ci, le 
mensonge d’un représentant de l’Etat (de l’institution judiciaire) 
s’affiche à la une des journaux, c’est, de même, la chaîne sur laquelle 
sont montés les vengeurs en série qui se remet en marche… Cette spirale, quand bien même elle saisirait ceux/celles qui en sont les acteurs plutôt qu’elle ne serait à proprement parler un instrument entre
 leurs mains ou l’élément d’une stratégie, n’en confirme pas moins la 
thèse avancée par Agamben : l’Etat de sécurité n’est pas ce qui vise à 
faire face à des risques et des dangers, mais bien ce qui vit de 
l’entretien et de la reproduction sans fin de ceux-ci, dans un contexte 
durable où les déficits de légitimité des gouvernants sont criants. 
Qu’est-ce qu’un Valls pourrait bien vendre d’autre en effet à l’opinion qu’une illusoire protection au prix de l’omniprésence de la police et de la mise à l’encan des libertés publiques ? 
Achille Mbembe insiste
 dans ses récents ouvrages sur les affinités entre le capitalisme et la 
pensée animiste, le capitalisme, dit-il, « s’institue sur le mode d’une 
religion animiste ». On serait porté à se demander aujourd’hui si ce 
type de contamination n’affecte pas tout autant les formes politiques 
dans ce temps où le citoyen et le sujet apeuré de l’Etat de sécurité 
tendent à ne plus faire qu’un. De plus en plus, dans ces conditions, le 
lien du dirigeant comme celui de l’homme ordinaire au réel vient à se 
distendre, les fuites dans l’imaginaire se multiplient, tandis que 
s’imposent les conduites magiques : la représentation de l’image du 
terroriste, l’énonciation de son nom deviennent l’objet de débats 
passionnés à l’occasion desquels les ténors des médias s’ébrouent dans 
les eaux spectrales du totem et du tabou, du mana et de l’aura 
(maléfique)… Dans les colonnes du Monde, un sociologue et 
philosophe en état de gravitation avancée énonce sérieusement : « A 
court terme, contre ce genre d’actes [terroristes], il faudrait une 
vraie politique de renseignement. Ultra-ciblée, mais ultra-secrète 
(sic). Mais surtout, parce qu’Internet change radicalement les 
fondamentaux du terrorisme, il faudrait un observatoire européen des 
identités (re-sic), avec des spécialistes d’Internet, des sociologues, 
des psychologues, etc., pour comprendre comment se construisent ces 
identités, en particulier les frustrations, les haines ». 
Bref, ça délire grave – et dans tous les sens. Ce qui porte rarement à l’optimisme, pour les temps qui viennent.
  
Alain Brossat, 9/08/2016