Nos convictions morales sont-elles fondées sur l'expérience ?
La
variété des comportements observé historiquement et géographiquement conduit à
l'idée que les convictions morales dépendent des époques et des habitudes plus
ou moins partagées. Ainsi ce qui paraissait moralement juste il y a quelques
siècle, voire quelques générations, paraît aujourd'hui inacceptable. Or la
morale prétend à l'universalité comme l'exprime le caractère catégorique et
intemporel des tables de la loi par exemple. Face à cette contradiction il
semble nécessaire de se poser la question de savoir si nos convictions morales
sont fondées sur l'expérience.
Comment
penser la diversité des convictions morales et la prétention à l'universalité
et à l'intemporalité de la morale ? Qu'est-ce qui « fonde » nos
convictions morales si ce n'est pas l'expérience ? Et qu'entend-on
précisément par « expérience » ? Comment articuler l'expérience
qui constitue la partie vivante, subjective en perpétuelle construction de
notre existence et le caractère apparemment théorique, universel et figé de la
morale ?
I
On pourrait penser que les convictions morales sont fondées sur l'expérience
1°)
C'est évidemment par l'expérience que nous nous faisons tout d'abord une idée
du bien et du mal. Le bien et le mal sont d'abord ce qui fait du bien et ce qui
fait du mal, autrement ils sont synonyme de plaisir et de déplaisir, de
sensation de satisfaction et de souffrance. Par exemple on fait comprendre à
l'enfant que c'est mal de tirer les cheveux d'un camarade en lui disant :
« si je te tirai toi aussi les cheveux serais-tu content ? ».
Toute la difficulté de la morale est alors de passer d'une expérience
individuelle parce que corporelle à l'altruisme qui est la condition de la moralité.
Ce qui fait le lien c'est l'empathie qui est inscrite dans la nature de tout
être sensible comme le montre Rousseau :
« La
pitié est un sentiment naturel qui, modérant dans chaque individu l'activité de
l'amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l'espèce.
C'est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons
souffrir ; c'est elle qui, dans l'état de nature, tient lieu de lois, de
mœurs et de vertu, avec cet avantage que nul n'est tenté de désobéir à sa douce
voix ; c'est elle qui détournera tout sauvage robuste d'enlever à un
faible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance acquise avec peine, si
lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs ; c'est elle qui, au
lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée : Fais à autrui comme tu
veux qu'on te fasse, inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté
naturelle bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la
précédente : Fais ton bien avec le moindre mal d'autrui qu'il est possible.
C'est, en un mot, dans ce sentiment naturel, plutôt que dans des arguments
subtils, qu'il faut chercher la cause de la répugnance que tout homme
éprouverait à mal faire, même indépendamment des maximes de l'éducation.» Jean-Jacques
Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi
les hommes, 1755.
2°)
La moralité pour devenir conviction doit alors passer de la sensation (directe
ou indirecte) à l'idée abstraite. Ce passage se fait par la raison et réside
alors dans un intérêt bien compris. Épicure précise qu'il s'agit d'opérer un
calcul :
Epicure, Lettre
à Ménécée : « d’une part, le plaisir est reconnu par nous
comme le bien primitif et conforme à notre nature et c’est de lui que nous
partons pour déterminer ce qu il faut choisir et ce qu il faut éviter ; d
autre part, c’est toujours à lui que nous aboutissons, puisque ce sont nos
affections qui nous servent de règle pour mesurer et apprécier tout bien
quelconque si complexe qu’il soit. Mais, précisément parce que le plaisir est le
bien primitif conforme à notre nature, nous ne recherchons pas tout plaisir, et
il y a des cas où nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs, savoir
lorsqu’ils doivent avoir pour suite des peines qui les surpassent et, d'autre
part, il y a des douleurs que nous estimons valoir mieux que des plaisirs
savoir lorsque après avoir longtemps supporté les douleurs, il doit résulter de
là pour nous un plaisir qui les surpasse. Tout plaisir, pris en lui-même et
dans sa nature propre est donc un bien, et cependant tout plaisir n’est pas à
rechercher pareillement, toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur ne
doit pas être évitée »
Et
c'est justement l'expérience qui permet d'effectuer ce calcul de manière
pertinente.
3°)
A l'inverse l'immoralité serait liée à l'ignorance, au manque de connaissance
et d'expérience. C'est ainsi que Socrate défend l'idée que « nul n'est
méchant volontairement ». Le méchant est celui qui, faute
d'expérience, n'envisage pas, ou mal, les conséquences de ses actes.
------------------- Pourtant si
l'origine de nos convictions morales est à chercher dans l'expérience cela ne
signifie que ce soit l'expérience qui « fonde » la moralité. Comment
atteindre une morale commune si nos convictions morales sont déterminées par
des expériences toujours singulières ?-----------------------------
II
L'expérience constitue l'origine des convictions morales mais elle ne les fonde
pas
1°)
Si fonder c'est légitimer, établir en droit, et non pas seulement en fait,
alors il faut distinguer l'origine chronologique et le fondement logique d'une
chose. Ce n'est pas parce qu'on a toujours pensé de telle ou telle façon qu'une
conviction morale est légitime. De la même façon, en science, ce n'est pas
parce qu'on a toujours fait l'expérience que la Terre était immobile que notre
conviction que le Soleil tourne autour est légitime. C'est exactement cette
distinction entre origine chronologique et fondement logique qu'opère Kant. Or
il observe que l'expérience ne peut produire, au niveau individuel, que des habitudes
et, au niveau collectif, que des coutumes. Mais elle ne garantit pas la
légitimité d'une conviction. Le fondement ne peut être que rationnel. Ainsi le
commerçant qui sert honnêtement ses clients agit conformément au devoir, mais
ses motivations sont celles de l’intérêt, et non du devoir moral. Ce type
d’action se range dans celui de l'expérience, de l'intelligence éventuellement
mais pas de la moralité. La moralité désigne une action faite en voulant
accomplir son devoir :
“Une
action accomplie par devoir tire sa valeur morale non pas du but qui doit être
atteint par elle, mais de la maxime d’après laquelle elle est décidée”
Or
la démonstration logique permettant de fonde une conviction est celle-ci :
puis-je universaliser la maxime de mon action ? Cette règle de l’universalité
est ce qu'on appelle le formalisme. Une conviction et une action sont morale
lorsque qu’on peut appliquer une règle formelle. Kant remonte ainsi au
fondement a priori de la morale, c'est-à-dire indépendant de l'expérience. Cf impératif
catégorique vs impératif hypothétique. Il n’y a qu’un seul impératif
catégorique, et sa formule générale est celle-ci : “Agis uniquement d’après
la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi
universelle”
3°)
La pratique met pourtant en évidence la difficulté de s'en tenir à un tel
formalisme. En effet de nombreuses situations sont moralement acceptables ou
non en fonction de la formulation de la maxime d'universalisation. Et plus
encore, le cas de conscience place le sujet moral fasse à l’impossibilité de
trancher parce que le raisonnement conduit à des contradictions ou à une
égalité. C'est ce qu'illustre le cas de l'inspecteur Javert dans Les
misérables de Victor Hugo. Dans le chapitre intitulé « Javert
déraille », il n'arrive pas à concilier son devoir de policier qui est
d'arrêter Jean Valjean et son devoir d'homme qui est ne ne pas nuire à l'homme
qui lui a sauvé la vie. Le comportement altruiste de cet ancien forçat
contredit tous ses principes et le met face à un dilemme moralement
indécidable. --------- Mais si les principes de la moralité
semblent indépendants de l'expérience, la pratique et la réalité de la moralité
semblent bien, quant à elles liées à l'expérience. --------------------
III
Pourtant c'est bien à l'expérience qu'il faut revenir pour rendre la moralité
effective
1°)
L'histoire et donc l'expérience voient apparaître de nouveaux objets, de
nouvelles réalités qui imposent de réviser nos convictions morales → médecine,
robotique, OGM, mondialisation, etc.
De
plus les grands principes moraux semblent insuffisants pour régler la
particularité des cas, le caractère concret et complexe des situations. C'est
toute la différence entre la morale et l'éthique puisque cette dernière
recommande d'opérer un savant calcul afin d'effectuer le meilleur choix
(ex : l'euthanasie qui est interdite par la morale qui commande de ne pas
tuer et qui peut être recommandée par l'éthique en fonction des situations, des
seuils de souffrance, de la volonté des patients, des probabilités de
rémission, etc). Dans le cas de l'éthique c'est bien 'expérience qui fonde la
conviction.
2°)
Il serait illusoire de penser que les consciences soient séparées les unes des
autres, individuelles et enfermées dans leur subjectivité. Comme l'ont montré
Marx (« Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur
existence, mais leur existence sociale qui détermine leur conscience. La
conscience est, en quelque sorte, un produit social » ou le sociologue
Bourdieu les déterminismes s'étendent des pratiques, aux idées jusqu'aux
convictions, y compris morales. C'est ainsi l'histoire produit du droit qui
légitime et inscrit dans le marbre ce qui n'était l'objet de conviction que de
quelques-uns. Idées d'égalité des femmes et des hommes, de fin de
l'esclavagisme, de droit des enfants, de respect de l'animal constituent des
avancées éthiques liées à des expériences communes dont l'histoire rend compte.
3°)
Enfin l'expérience c'est ce dont on fait l'épreuve. C'est ainsi que la vertu
morale n'est pas seulement quelque chose qui s'enseigne mais quelque chose qui
se pratique. Aristote met ainsi en évidence que la morale n'est pas seulement
affaire de conviction mais d'exercice qui permet de former un caractère
vertueux.
«En
menant une existence relâchée les hommes sont personnellement responsables
d’être devenus eux-mêmes relâchés ou d’être devenus injustes ou intempérants,
dans le premier cas par leur mauvaise conduite, dans le second en passant leur
vie à boire ou à commettre des excès analogues : en effet, c’est par l’exercice
des actions particulières qu’ils acquièrent un caractère du même genre qu’elles”
(Aristote,Ethique à Nicomaque)
L'expérience
des actions vertueuses constituent ainsi, par sédimentation, un caractère
vertueux.
In :
www.intelligo.fr
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