A quoi sert
l’art ?
Voici une dissertation en correction d’un sujet d’épreuve
du Baccalauréat, rédigée par Nicolas Bogler, professeur de philosophie.
« L’art est un anti-destin » André Malraux.
Le mot art vient du latin « ars » lui-même
dérivé du mot grec « technê », qui signifie à la fois la technique
(l’art de), la création artistique ou même dans son sens le plus poussé, la
recherche du beau (l’art pour l’art).
On notera d’ailleurs les liens étroits qui unissent le
beau et l’art, lien visible quand on observe une œuvre d’art, car on utilise
son jugement du beau pour déterminer de la qualité de l’œuvre. L’art, création
de l’artisan, c’est-à-dire celui qui maîtrise l’art, ou de l’artiste, qui lui a
le talent nécessaire, est une superposition ou même une substitution à la
nature ; création humaine elle tend à transformer l’état de nature en état
de culture. Le terme servir renvoi au nom serviteur ; quel est sa
fonction ? Il est au service de, et par définition, est d’accomplir
des tâches pour son maître : on peut de la sorte le comparer à un valet,
ou un domestique.
1 L’art ne sert à
rien ?
Nous commencerons notre analyse par
« l’inutilité » de l’art. Il s’agit de briser un tabou, car il est
aujourd’hui clairement mal vu, au risque d’être traité de butor, de dire que
« l’art ne sert à rien ». Pourtant c’est le point de vue de plusieurs
philosophes, et non des moindres : Platon et Marx jugent, à leur manières
de la futilité de l’art pour l’homme et la société.
Ainsi, Platon, dans « La République »
dit :
« L’art est bien éloigné du vrai, et c’est
apparemment pour cette raison qu’il peut façonner toutes choses : pour
chacune en effet, il n’atteint qu’une petite partie, et cette partie n’est
elle-même qu’un simulacre (elle n’a que l’apparence de
ce qu’elle prétend être). C’est ainsi, par exemple, que nous dirons que le
peintre peut nous peindre un cordonnier, un menuisier, et tous les autres
artisans, sans rien maîtriser de leur art. Et si il est bon peintre, il
trompera les enfants et les gens qui n’ont pas toutes leurs facultés (…) parce
que ce dessin leur semblera le menuisier réel. »
Platon situe ainsi l’art du côté du « non
savoir » car il s’agit d’une imitation du réel ; l’imitation est
immanquablement défectueuse, et l’œuvre qui en ressort, n’est que la
représentation d’une imitation défectueuse : elle ne peut donc nous offrir
aucune connaissances. Ainsi, dans « La République » Platon souhaite
interdire l’accès à la Cité aux artistes, car ils ne « servent » à
rien, n’étant que des illusionnistes sans raison d’être.
L’art n’a pas, dans le système platonicien, de valeur,
car Platon considère l’art comme le concept de l’image (il y a le monde des
idées, et celui des représentations, des images, dérivés de l’original, en
moins bien) : il part donc du principe que toute production artistique
n’est que le dédoublement superflus d’une réalité déjà existante. Ainsi,
Platon condamne l’art comme un vecteur de savoir et d’enrichissement personnel,
car l’art n’apporte qu’une pâle copie de ce qui existe.
Marx lui, adopte un point de vue différent, ne
considérant pas nécessairement l’art comme une copie blafarde du réel, mais
comme une production. Il n’y a pas un « esprit de créativité
artistique », mais uniquement une réalité matérielle : l’art est
uniquement une marchandise.
« En ce qui concerne l’art on sait que certaines
époques de floraison artistique ne sont nullement en rapport avec l’évolution
générale de la société, ni donc avec le développement de la base matérielle qui
est comme l’ossature de son organisation. (…) Mais la difficulté n’est pas de
comprendre que l’art grec et l’épopée sont liées à certaines formes du
développement social, la difficulté, la voici : ils nous procurent encore une
jouissance artistique et à certains égards ils servent de norme, ils nous sont
un modèle inaccessible… … Un homme ne peut redevenir enfant sans être puéril.
Mais ne se réjouit-il pas de la naïveté de l’enfant et ne doit-il pas lui-même
s’efforcer à un niveau plus élevé de reproduire sa vérité ? »
L’art est en fait « consommé » au même titre
que tous les autres biens de productions afin de nous procurer une conception
décalée de notre époque, créant donc ce « modèle
inaccessible » ; l’art est une marchandise qui répond à un besoin, à
une envie de consommer le rêve, et de faire retourner l’homme à son état
« puéril » : l’art n’a en ce sens rien d’utile, car évaluée
comme n’importe quel autre bien il est évalué financièrement et
quantitativement, ce qui s’oppose à sa nature profonde. Il devient donc
absurde ; par conséquent, il n’apporte plus de sens à quiconque.
2 L’art permet de
connaître la réalité, ou de créer la nôtre Néanmoins, tous les penseurs ne
jugent pas l’art aussi sévèrement : certains le considèrent comme
bénéfique à l’homme, d’autre comme une richesse pour la société.
Ainsi, à l’inverse de Platon, Aristote considère l’art
comme un élément positif : il est tout d’abord inhérent à l’homme, et tend
à être un moyen d’apprentissage. L’art est en quelque sorte le pourvoyeur d’un
plaisir double : il est l’assouvissement de notre nature (qui tend à créer
l’art pour transformer la nature en culture) et par sa représentation, tend à
venir combler les manques dans le réel.
« Imiter est en effet, dès leur enfance, une
tendance naturelle aux hommes. Ils se différencient des animaux en ce qu’ils
sont des êtres fort enclin à imiter et qu’il commencent à apprendre à travers
l’imitation, comme la tendance commune à tous de prendre plaisir aux
représentations ; la preuve en est dans les faits : nous prenons du
plaisir à contempler les images les plus exactes des choses dont la vue
nous est pénible dans la réalité (…) leur contemplation est apporte un
enseignement et permet de se rendre compte de ce qu’est chaque choses ».
L’art est donc naturel, et vient nous apporter par ce
qu’il représente, une meilleure connaissance du monde. Hegel, dans « cours
d’esthétique I », y verra le moyen de « purifier » le quotidien,
obstrué par la raison et le pratique ; l’art est en quelque sorte le moyen
de revenir à la réalité première de l’idée, nue, sans tous les affres de la
nécessité, comme une réalité plus haute.
Il est la manifestation de l’essence, du concept, ce qui
est, car l’artiste exprime par le biais de l’art, des émotions, des
pensées : bien qu’étant une réalité matérielle (il y a une peinture
réelle, ou n’importe quel support), l’œuvre transcende la simple réalité
matérielle ; il s’agit d’une pièce spirituelle car d’elle émane, non pas
la simple répétition d’un quotidien monotone mais bien la une purification des
idées de ce dernier.
De manière plus proche du sujet (les personnes), Freud
envisage l’art comme un défouloir humain, qui sert d’exutoire, aussi bien à
l’artiste qu’au spectateur. En effet, l’artiste (que Freud considère comme
un névrosé !) a le moyen d’exprimer dans l’irréel ce qui le préoccupe dans
le réel ; c’est un rejet, ou une affirmation « hors du monde »
de la volonté de l’artiste ainsi son sentiment peut se libérer, mas afin de ne
pas « gêner » le réel, il se libère ailleurs, dans l’art.
Freud dira ainsi : « Il sait d’abord donner à
ses rêves éveillés une forme telle qu’ils perdent tout caractère personnel
susceptible de rebuter les étrangers, et deviennent une source de jouissance
pour les autres ». Pour les autres en effet car le spectateur n’est pas en
reste : la production artistique est pour lui comme une délivrance, car
elle lui offre l’opportunité de s’évader du réel, afin de goûter aux rêves
d’autrui et d’interpréter ses œuvres à sa manière ; il y a une
transposition de notre réalité dans celle de l’art qui permet cette évasion
« dans » l’art.
C’est ce qui fera dire à Nietzsche que « l’art est
aussi nécessaire que le bouffon » : cette contre puissance du réel
nous autorise l’affirmation de notre légèreté et de notre insouciance. Car
si l’art « autorise » ce basculement dans l’irréel, il en est
également le moyen ; Bergson souligne avec brio, dans « le
Rire » que l’art soulève le voile de l’utilité, celui qui nous retient
dans le réel, pour nous permettre de vivre l’art :
« Quel est l’objet de l’art ? Si la réalité venait
frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en
communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que
l’art serait inutile (…) Entre la nature et nous, que dis-je ? Entre nous
et notre propre conscience, un voile s’interpose, voile épais pour le commun
des hommes, voile léger, presque transparent, pour l’artiste et le poète.
Quelle fée a tissé ce voile ? Fut-ce par malice ou par amitié ? L’art n’est
sûrement qu’une vision plus directe de la réalité. Mais cette pureté de
perception implique une rupture avec la convention utile, un désintéressement
inné et spécialement localisé du sens ou de la conscience, enfin une certaine
immatérialité de vie, qui est ce qu’on a toujours appelé de l’idéalisme. De
sorte qu’on pourrait dire, sans jouer aucunement sur le sens des mots, que le
réalisme est dans l’œuvre quand l’idéalisme est dans l’âme, et que c’est à
force d’idéalité seulement qu’on reprend contact avec la réalité »
L’art est donc pour l’homme le moyen de mieux percevoir
son monde, de mieux l’appréhender ; mais aussi, selon Schopenhauer, de
mieux le créer. Dans « Le monde est ma représentation », Schopenhauer
en vient à considérer que nous vivons dans un monde réel crée par l’irréel,
dans la mesure où nous vivons dans nos représentations, plus confortable que la
réalité ; l’art au-delà d’aménager la nature pour la transformer en
culture, vient ici altérer notre rapport au monde car notre monde n’est plus le
réel, avec sa volonté propre, mais « notre représentation ».
Enfin l’art est un régulateur des peurs et désirs d’une
société ; il vient canaliser cette dernière en fonction des normes
et valeurs qu’elle s’est imposée. Ainsi, l’art tend à sublimer le
« bon » le « bien » par de multiples allégories, en faisant
passer une représentation positive, mais tend à sanctionner sévèrement ce qui
sort du cadran, des normes sociétales. On observera ainsi, dans les productions
artistiques, des nombreuses catharsis, venant condamner le non suivi des
normes, l’attitude anti-morale établie par la société.
Bourdieu affirme ainsi dans « Mais qui a créé les
créateurs ? » que le travail de l’artiste s’inscrit toujours dans des
circonstances, dans un contexte particulier qui de fait, explique la teneur de
son travail, et le message sociétal qu’il contient.
L’art sert, et même beaucoup ; loin d’être inutile,
il est un moyen et un but pour l’homme, lui permettant de se développer, et
d’échapper au réel. « L’art est un anti-destin » car il permet
d’altérer le réel, afin de modifier notre perception du monde.
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