PEUT-ON SE
PASSER D’ÉPICURE ?
Les piqûres, ça fait mal, ou pas. Mais c’est très matériel et
concret, dans notre corps. Et aussi dans notre tête. Concernant Épicure, c’est
pareil parce que sa pensée est la philosophie même qui vise au moindre trouble
de l’âme comme niveau de structuration ultime de la matière corporelle. Épicure, c’est une telle simplicité qu’elle est … verticale. A nous d’avoir la
modestie et la force d’âme de la rejoindre dans le quotidien de temps présents troublés.
Remettre les pieds sur terre. Ne « perdre ni la tête ni la
boule ». Se doter de principes et critères fermes pour que les choses les
plus simples ne soient plus les plus difficiles à comprendre et à accepter.
N’est-ce pas le maître mot pour des hommes dans l’attente d’un toujours plus au-delà des limites dans un temps de
confusion des esprits, de déclin cognitif et moral, de perte de
civilisation ? Aujourd’hui, contre cela il y a deux choses :
1) la
clarté d’Epicure, sa théorie de la nature pour « secourir les hommes qui
se transmettent leur angoisse comme une épidémie » et
2) simplement que
philosopher, c’est apprendre à vivre en plénitude ; tandis que craindre,
attendre et espérer dieu ou la mort détourne des joies de la vie
réelle. La question dès lors est de savoir si notre vie collective tout autant
que le bonheur personnel et collectif, exempt de souffrances inutiles liées aux
passions ou aux opinions fausses, passent par cette philosophie du réel ?
Reconnaître le réel, n’est-ce pas d’abord accepter la nature
telle qu’elle est ? Plutôt que de lui plaquer nos schémas mentaux et
vouloir croire que le monde, et les hommes, s’y conforment. Le premier choix pratique et éthique n’est-il pas de rechercher des connaissances qui soient vraies parce que vérifiables ?
C’est la démarche des sciences qui, permettant de toujours mieux fonder notre
connaissance, affermit tant notre confiance que notre assurance. Cette démarche
concrète toujours renouvelée de vérité et de progrès est à l’antipode des
affirmations spiritualistes ou idéalistes sans preuve, autres noms de l’illusion. Les mondes
imaginaires qu’elles créent de toute pièce sont un déni du réel conduisant aux
conflits idéologiques, à la servitude et la misère morale personnelles ou
collectives, et jusqu’ aux crimes et hécatombes de l’histoire.
Les sciences confirment l’hypothèse d’Épicure du caractère
physique (non spiritualiste) de la nature constituée d’éléments inaccessibles à
nos sens, les atomes insécables
(donc finis, limités), et du vide comme complément nécessaire pour
qu’ils puissent se mouvoir. En effet,
le mouvement et le changement sont partout présents. C’est une prosaïque et
banale simplicité puisque sans mouvement tout serait immobile et éternellement
fixe. Littéralement, il ne se passerait rien et le temps n’existerait pas, même
comme support du réel. L’espace serait
parfait et uniforme, constitué d’éléments identiques également distants et
attirés entre eux sans la moindre hétérogénéité qui induirait un quelconque
déplacement ou déclinaison produisant
un choc au hasard, une rencontre, un quelque chose qui se passe librement, un évènement suivi d’autres occurrences
en chaîne similaires. C’est l’irruption conjointe du temps et de l’espace
reliés en espace-temps.
A l’opposé, le monde figé des Idées de Platon est un phantasme pré-supposant l’antériorité d’un pur Esprit absolu dont la matière
sous toutes les formes qu’elle prend constituerait l’ombre et l’irréelle
apparence, un dérisoire épiphénomène soumis à la reconnaissance a priori par l’esprit d’un ordre intelligible comme réminiscence d’un
modèle idéal pré-existant. On perd pied et on marche sur la tête !
Les atomes d’Épicure et des sciences se rencontrant au hasard
indiquent une liberté étrangère à un
ordre antérieur, véritable providence découlant de quelconques hiérarchie
ontologique, monisme, déterminisme, nécessitarisme, finalisme, providentialisme
et autres théologies idéaliste, spiritualiste ou même astrale. Au contraire, ne
se forme-t-il pas librement de proche en proche des formes ou des structures en
combinaisons aléatoires de plus en plus complexes d’éléments premiers ?
Dans leur diversité et les fonctions spécifiques ainsi apparues, ces formes progressivement
ne structurent-elles pas entre elles le monde dans toute sa pluralité ? Celui-ci
ne pouvait donc pas exister préalablement tel quel, être le résultat d’une
cause première structurant un ordre préétabli déterminé par une quelconque
puissance ou esprit ex nihilo, issu
du néant. Car « rien ne vient de rien ». Croire le contraire serait s’exempter
de toute vérification par l’expérience et relèverait d’une foi sans fondement.
La contingence de la déclinaison
ou déviation spontanée du mouvement des atomes ne réduit pourtant pas la liberté à une hasardeuse spontanéité,
car son apparition dépend du domaine (de validité) où elle s’applique. Il ne
s’agit pas d’un mécanisme systématique, mais d’une nouveauté propre à chaque
niveau de structuration du réel qui se construit progressivement par
auto-évolution en un monde en perpétuel changement. Outre l’affirmation des atomes, du vide et du mouvement tous
intangibles, Epicure pose trois principes
sûrs.
1) Tout d’abord, il reconnaît la vérité de toute sensation au plan où la nature
s’appréhende elle-même sensiblement. A la base, n’est-ce pas tout ce dont on
dispose ? Epicure accède ainsi à la dialectique
de la nature où tout s’explique par des combinaisons interactives toujours
plus complexes d’atomes simplement caractérisés par leur conformation et leur
mouvement. Il accueille chaque phénomène
à son niveau propre d’apparition. Jusqu’à l’esprit ou … âme. Les mutations ne ressortent-elles pas de processus
continus ?
2) Ensuite Epicure sait que la sensibilité n’est pas dans les atomes
pas plus que la raison dans les
sensations, mais dans les formes de leurs unions spécifiques. Et que, 3) tout matériel en sa constitution, l’esprit domine cependant le corps
proprement dit. L’admission de la
contingence explique la genèse progressive des lois causales de la nature en échappant au règne de la nécessité.
La déclinaison se transforme progressivement en liberté quand la prise de
conscience s’en rend maîtresse. Ce processus comporte ainsi les germes
d’une dialectique parce qu’il
enveloppe la raison sans la couper des racines sensibles et sans l’y réduire.
Cette philosophie de la nature bâtie sur des causes et des lois naturelles sert
de fondement solide à l’éthique. « Elle intègre dans
le processus évolutif la pleine
disposition de l’esprit de lui-même dans la conscience que l’homme a de lui-même»
(G. Rodis-Lewis) pour tendre à se réaliser pleinement dans le bonheur par
l’absence de trouble ou ataraxie.
Ainsi Epicure donne-t-il « un fondement à la modération
des désirs à partir des conditions du
bien-être qui est d’abord corporel ». Philosopher devient une méthode pour
rétablir la santé de l’âme. Les conditions de notre équilibre moral sont
l’élimination des craintes sans objet, la modération des désirs, la règle du plaisir
maximum qui conduit à éviter certains plaisirs pour les maux qu’ils
entraînent. »
Cette philosophie s’achève sur le refus d’un inexorable
destin, ce qui conduit à reconnaître la
liberté. En conclusion, elle invite à méditer constamment ces principes
dont le premier d’entre eux s’applique à rétablir la vérité des sensations,
base de toute notre assurance et confiance en nous. C’est l’autre nom de la
paix de l’âme. La régulation des mœurs (comportements) qui nous tient dans nos
limites assure, si pas leur absence, du moins un minimum de troubles. Ce qui est le but de la philosophie.
Quelles autres propositions peuvent mieux valoir pour conduire
nos vies ? Je vous le demande. Ainsi que d’en apporter les preuves
factuelles ou, à tout le moins, une argumentation probante.
Pour y aider, des points-clé sont proposés dans l’encadré que
la construction de votre argumentaire essayera d’invalider. Essayez-vous y un
peu.
1.
L’atomisme . Il comprend trois points vérifiés par les
sciences et dont la contradiction implique l’absurdité.
11) Ce qui est, c’est les atomes. Ce sont des éléments finis insécables parce que, si une
division infinie existait, la réalité se disperserait en une
« poussière » inconsistante qui contredirait le donné.
22) Par
ailleurs, ce qui est ne peut être une unité immobile et constante qui exclurait
d’office le non- être. En effet, on constate le mouvement ou changement.
C’est un fait incontestable. Il n’y a donc pas que l’être mais aussi le non-être.
Ce qui revient à reconnaître le pluralisme du monde : face aux atomes il y
a le vide intangible et immatériel
qui seul permet leur mouvement.
33)
Les atomes n’étant pas tous identiques, la moindre hétérogénéité entre eux
provoque une interaction spontanée qui introduit une déviation aléatoire de parcours (liberté) qui se propage de
proche en proche, provoquant des combinaisons d’atomes multiples et évolutives
de plus en plus complexes et spécifiques.
On voit
a) que ce hasard n’a rien de
contingent, mais traduit simplement l’indifférence des mouvements qui de toute éternité agitent les atomes (champ
gravitationnel) et
b) que le principe « rien ne vient de rien » s’impose
absolument et exclut l’absurdité qui fait surgir tout de n’importe quoi (le non
spécifique), ou d’une puissance ou du néant
par création ex nihilo. L’être ne
suffit pas, encore faut-il en même temps le non-être.
2.
Les
quatre principes ou critères de l’épicurisme .
-
Les trois premiers sont :
1) les
sensations immédiatement reçues par les sens et donc objectives,
2) leur accumulation, par des expériences
répétées des sens, en notions communes (les noms, la
langue) et
3) les affections qui,
prolongeant en nous les mêmes sensations répétées, ne sont pas davantage
qu’elles restreintes à une subjectivité sans réalité véritable, le sentiment de
bien-être ou de malaise gouvernant avec justesse notre attitude pratique.
« Il faut se référer aux sensations et affections ; là est notre
confiance la plus solide. » (Epicure). Elles engagent une adhésion de
notre part mais ne sont pas une simple croyance. Elles s’imposent avec
l’évidence de l’objectivité dans
une situation complexe où la réalité de l’objet senti tient la place
principale, mais où il faut tenir compte des circonstances, non moins
objectives, qui ont pu la modifier pendant le trajet et de la plus ou moins
bonne disposition de notre organe récepteur.
Ainsi la vue perçoit objectivement
la rame brisée lorsqu’elle est plongée dans l’eau, tout comme le toucher la
sent droite. L’une et l’autre sont justes et vraies : leurs perspectives
ne sont pas illusion mais effet réel des sens.
Une réflexion va se surajouter
aux deux sensations pour discerner la réalité. Tout comme l’opinion fausse ou
juste que nous avions mêlée dans l’un ou l’autre cas (rame droite ou brisée),
sans nous en rendre compte.
-
Le quatrième critère est lié à la projection représentative de la pensée
réflexive. Ah, voilà qui se corse, mais ne peut être ignoré. C’est l’âme
toujours corporelle qui - à partir de cette attente
instinctive des hommes ainsi que des notions
qui ont émergé des expériences - passe à leur mise en question et s’élance à la recherche d’une réponse
qui permette d’articuler le réel. La pensée ordonne
le réel progressivement et d’abord instinctivement, comme le montre la
genèse naturelle du langage primitif. C’est l’aube de la raison et du langage qui ne sont dans la nature qu’avec et par nous (et non a priori).
Le raisonnement s’ébauche, se perfectionne.
Mais, dès que le raisonnement
s’écarte de la nature d’où la pensée émergeait à peine, la première possibilité
d’erreur
apparaît. La pensée risque de s’y perdre et de plonger l’âme dans le trouble. Ce que la philosophie d’Épicure tend
précisément à contrecarrer. Il faut donc dégager un nouveau critère de vérité face à l’incertitude qui émerge à ce
niveau d’évolution du substrat corporel, pour apprendre à raisonner. La raison
issue de l’expérience se projette au-delà
en toute sécurité, pourvu que l’on accepte que la non-confirmation par
l’expérience de notre attente équivaut au contraire de celle-ci. « Si tu rejettes simplement toute sensation
issue de l’expérience et ne fais pas la différence entre l’opinion que tu te fais, l’objet de ton attente et ce qui est maintenant présent
selon tant ta sensation, tes affections que toute projection représentative de ta réflexion, alors tu bouleverseras aussi les autres
sensations par cette opinion fausse, et ainsi tu rejetteras tout critère.» (Épicure).
Pourtant cette conclusion n’est pas
toujours vraie. Ce que reconnaît l’induction
épicurienne. Les sciences peuvent éliminer certaines explications et en
proposer d’autres à tester. Il s’en suit que cette incertitude consubstantielle au réel ne peut troubler notre
assurance morale puisqu’il faut et il suffit de bien en déterminer les limites (minimalisme, domaine de
validité) et de subordonner toutes les hypothèses à l’atomisme, sans laisser
aucune place au mythe.
La
science est ainsi la condition de la sagesse. « Le sage est celui
qui sait, et qui sait exactement dans quelle mesure il sait ou ne sait pas. La
démarche épicurienne débouche sur une éthique
qui n’affaiblit pas l’assurance morale car il enveloppe la raison, capable de
discerner la continuité entre l’atome matériel et ses plus subtiles
combinaisons (âme), sans méconnaître les acquisitions progressives de la nature
à chaque niveau de complexité.» (G. Rodis-Lewis). Sciences et sagesse nous tiennent dans nos limites et assurent l’absence
de trouble de l’âme. On ne « perd pas la boule ». C’est l’ataraxie, la sérénité ou le bonheur,
but de la philosophie. Epicure, c’est une joie sereine.
3.
Contre-arguments
justifiant l’atomisme et ses principes.
-
Le rôle de dieu : la
combinaison du principe « rien ne vient de rien » et de l’explication
scientifique minimaliste du « il faut et il suffit » infirme
l’hypothèse d’une cause première (dieu-x ou esprit) de l’ordre a priori du monde car rien ne justifie
un « commencement » vu que si
dieu ou l’esprit se suffit en plénitude, quelle nouveauté a pu l’inciter
à désirer changer ? Et encore, le modèle pour engendrer les choses et les
hommes, d’où lui est-il d’abord venu ? Et comment la nature aurait-elle
été préparée à notre intention par lui tant elle se présente comme déficiente pour nous ? Il ne faut donc pas se
préoccuper de dieu, qu’il existe ou pas, car il n’est rien pour nous.
- Notre mort n’est pas à craindre : elle est privation de nos
sensations et, dès lors, nous ne la percevons pas. Une fois qu’on n’est plus,
on n’est privé de rien. Vivant, il ne faut donc pas se préoccuper de la mort ni
de l’au-delà d’elle, par la «belle espérance» et le souci dans cette vie de « l’âme
immortelle » (Platon) ou par le « philosopher, c’est apprendre à
mourir » de Montaigne. En effet par ces voies, vie et philosophie
deviennent troubles sans fin en une
médiation de la mort et le mépris du corps et du sensible. Il ne faut donc pas
se préoccuper de notre mort car elle n’est rien pour nous. « Mieux vaut un bonheur limité mais présent et
effectif, qu’une vaine aspiration qui plus est nous détourne de cette vie. »
-
Les conceptions spiritualistes et
idéalistes de l’âme sont battues
en brèche parce que d’abord physique, comme « épiphénomène de la
matière », l’âme périt avec la mort du corps. La disparition simultanée,
comme unité, des sensations (corps) et de la sensibilité (âme) fait que la mort
ne peut se dire à la première personne, comme voudrait le prétendre son contraire
« je pense donc je suis » ; non plus qu’elle ne peut se vivre.
De la naissance à la mort, l’âme suit le même développement et les mêmes
guérisons que le corps ; elle évolue avec lui. L’expérience montre que
l’esprit (âme) n’entre pas tout achevé dans le corps à la naissance et qu’il ne
survit pas à la mort du corps comme parcelle d’un esprit universel immortel qu’il rejoindrait pour, plus
tard et tel quel, réinvestir un autre corps. La sensibilité de l’âme est
parfois partiellement abolie quand un membre s’achemine vers la mort : si
elle était incorporelle, l’âme ne pourrait pas pâtir. Pas plus qu’agir.
*
On ne peut plus éviter Epicure ni l’excellent livre de poche (à prix
modéré) « Epicure et son école » de Geneviève Rodis-Lewis.
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