jeudi 4 février 2016

Sujet du Merc. 10 Février 2016 : PEUT-ON SE PASSER D’ÉPICURE ?



                               PEUT-ON   SE  PASSER   D’ÉPICURE ?

Les piqûres, ça fait mal, ou pas. Mais c’est très matériel et concret, dans notre corps. Et aussi dans notre tête. Concernant Épicure, c’est pareil parce que sa pensée est la philosophie même qui vise au moindre trouble de l’âme comme niveau de structuration ultime de la matière corporelle. Épicure, c’est une telle simplicité qu’elle est … verticale. A nous d’avoir la modestie et la force d’âme de la rejoindre dans le quotidien de temps présents troublés.

Remettre les pieds sur terre. Ne « perdre ni la tête ni la boule ». Se doter de principes et critères fermes pour que les choses les plus simples ne soient plus les plus difficiles à comprendre et à accepter. N’est-ce pas le maître mot pour des hommes dans l’attente d’un toujours plus au-delà des limites dans un temps de confusion des esprits, de déclin cognitif et moral, de perte de civilisation ? Aujourd’hui, contre cela il y a deux choses : 
1) la clarté d’Epicure, sa théorie de la nature pour « secourir les hommes qui se transmettent leur angoisse comme une épidémie » et 

2) simplement que philosopher, c’est apprendre à vivre en plénitude ; tandis que craindre, attendre et espérer dieu ou la mort détourne des joies de la vie réelle. La question dès lors est de savoir si notre vie collective tout autant que le bonheur personnel et collectif, exempt de souffrances inutiles liées aux passions ou aux opinions fausses, passent par cette philosophie du réel ?

Reconnaître le réel, n’est-ce pas d’abord accepter la nature telle qu’elle est ? Plutôt que de lui plaquer nos schémas mentaux et vouloir croire que le monde, et les hommes, s’y conforment.  Le premier choix pratique et éthique n’est-il pas de rechercher des connaissances qui soient vraies parce que vérifiables ? C’est la démarche des sciences qui, permettant de toujours mieux fonder notre connaissance, affermit tant notre confiance que notre assurance. Cette démarche concrète toujours renouvelée de vérité et de progrès est à l’antipode des affirmations spiritualistes ou idéalistes sans preuve, autres noms de l’illusion. Les mondes imaginaires qu’elles créent de toute pièce sont un déni du réel conduisant aux conflits idéologiques, à la servitude et la misère morale personnelles ou collectives, et jusqu’ aux crimes et hécatombes de l’histoire.

Les sciences confirment l’hypothèse d’Épicure du caractère physique (non spiritualiste) de la nature constituée d’éléments inaccessibles à nos sens, les atomes insécables (donc  finis, limités), et du vide comme complément nécessaire pour qu’ils puissent se mouvoir. En effet, le mouvement et le changement sont partout présents. C’est une prosaïque et banale simplicité puisque sans mouvement tout serait immobile et éternellement fixe. Littéralement, il ne se passerait rien et le temps n’existerait pas, même comme support du réel.  L’espace serait parfait et uniforme, constitué d’éléments identiques également distants et attirés entre eux sans la moindre hétérogénéité qui induirait un quelconque déplacement ou déclinaison produisant un choc au hasard, une rencontre, un quelque chose qui se passe librement, un évènement suivi d’autres occurrences en chaîne similaires. C’est l’irruption conjointe du temps et de l’espace reliés en espace-temps. 
A l’opposé, le monde figé des Idées de Platon est un phantasme pré-supposant l’antériorité d’un pur Esprit absolu dont la matière sous toutes les formes qu’elle prend constituerait l’ombre et l’irréelle apparence, un dérisoire épiphénomène soumis à la reconnaissance a priori par l’esprit  d’un ordre intelligible comme réminiscence d’un modèle idéal pré-existant. On perd pied et on marche sur la tête !

Les atomes d’Épicure et des sciences se rencontrant au hasard indiquent une liberté étrangère à un ordre antérieur, véritable providence découlant de quelconques hiérarchie ontologique, monisme, déterminisme, nécessitarisme, finalisme, providentialisme et autres théologies idéaliste, spiritualiste ou même astrale. Au contraire, ne se forme-t-il pas librement de proche en proche des formes ou des structures en combinaisons aléatoires de plus en plus complexes d’éléments premiers ? 
Dans leur diversité et les fonctions spécifiques ainsi apparues, ces formes progressivement ne structurent-elles pas entre elles le monde dans toute sa pluralité ? Celui-ci ne pouvait donc pas exister préalablement tel quel, être le résultat d’une cause première structurant un ordre préétabli déterminé par une quelconque puissance ou esprit ex nihilo, issu du néant. Car « rien ne vient de rien ». Croire le contraire serait s’exempter de toute vérification par l’expérience et relèverait d’une foi sans fondement.

La contingence de la déclinaison ou déviation spontanée du mouvement des atomes ne réduit pourtant pas la liberté à une hasardeuse spontanéité, car son apparition dépend du domaine (de validité) où elle s’applique. Il ne s’agit pas d’un mécanisme systématique, mais d’une nouveauté propre à chaque niveau de structuration du réel qui se construit progressivement par auto-évolution en un monde en perpétuel changement. Outre l’affirmation des atomes, du vide et du mouvement tous intangibles, Epicure pose trois principes sûrs.   

1) Tout d’abord, il reconnaît la vérité de toute sensation au plan où la nature s’appréhende elle-même sensiblement. A la base, n’est-ce pas tout ce dont on dispose ? Epicure accède ainsi à la dialectique de la nature où tout s’explique par des combinaisons interactives toujours plus complexes d’atomes simplement caractérisés par leur conformation et leur mouvement.  Il accueille chaque phénomène à son niveau propre d’apparition. Jusqu’à l’esprit ou … âme. Les mutations ne ressortent-elles pas de processus continus ?

2) Ensuite Epicure sait que la sensibilité n’est pas dans les atomes pas plus que la raison dans les sensations, mais dans les formes de leurs unions spécifiques. Et que, 3) tout matériel en sa constitution, l’esprit domine cependant le corps proprement dit. L’admission de la contingence explique la genèse progressive des lois causales de la nature en échappant au règne de la nécessité. La déclinaison se transforme progressivement en liberté quand la prise de conscience s’en rend maîtresse. Ce processus comporte ainsi les germes d’une dialectique parce qu’il enveloppe la raison sans la couper des racines sensibles et sans l’y réduire. Cette philosophie de la nature bâtie sur des causes et des lois naturelles sert de fondement solide à l’éthique. « Elle intègre dans le processus évolutif la pleine disposition de l’esprit de lui-même dans la conscience que l’homme a de lui-même» (G. Rodis-Lewis) pour tendre à se réaliser pleinement dans le bonheur par l’absence de trouble ou ataraxie

Ainsi Epicure donne-t-il « un fondement à la modération des désirs à partir des conditions du bien-être qui est d’abord corporel ». Philosopher devient une méthode pour rétablir la santé de l’âme. Les conditions de notre équilibre moral sont l’élimination des craintes sans objet, la modération des désirs, la règle du plaisir maximum qui conduit à éviter certains plaisirs pour les maux qu’ils entraînent. » 

Cette philosophie s’achève sur le refus d’un inexorable destin, ce qui conduit à reconnaître la liberté. En conclusion, elle invite à méditer constamment ces principes dont le premier d’entre eux s’applique à rétablir la vérité des sensations, base de toute notre assurance et confiance en nous. C’est l’autre nom de la paix de l’âme. La régulation des mœurs (comportements) qui nous tient dans nos limites assure, si pas leur absence, du moins un minimum de troubles.  Ce qui est le but de la philosophie.
Quelles autres propositions peuvent mieux valoir pour conduire nos vies ? Je vous le demande. Ainsi que d’en apporter les preuves factuelles ou, à tout le moins, une argumentation probante. 

Pour y aider, des points-clé sont proposés dans l’encadré que la construction de votre argumentaire essayera d’invalider. Essayez-vous y un peu.

1.     L’atomisme .  Il comprend trois points vérifiés par les sciences et dont la contradiction implique l’absurdité.   
11) Ce qui est, c’est les atomes. Ce sont des éléments finis insécables parce que, si une division infinie existait, la réalité se disperserait en une « poussière » inconsistante qui contredirait le donné. 
22) Par ailleurs, ce qui est ne peut être une unité immobile et constante qui exclurait d’office le non- être. En effet, on constate le mouvement ou changement. C’est un fait incontestable. Il n’y a donc pas que l’être mais aussi le non-être. Ce qui revient à reconnaître le pluralisme du monde : face aux atomes il y a le vide intangible et immatériel qui seul permet leur mouvement
33) Les atomes n’étant pas tous identiques, la moindre hétérogénéité entre eux provoque une interaction spontanée qui introduit une déviation aléatoire de parcours (liberté) qui se propage de proche en proche, provoquant des combinaisons d’atomes multiples et évolutives de plus en plus complexes et spécifiques. On voit  

 a) que ce hasard n’a rien de contingent, mais traduit simplement l’indifférence des mouvements qui de toute éternité agitent les atomes (champ gravitationnel) et
 b) que le principe « rien ne vient de rien » s’impose absolument et exclut l’absurdité qui fait surgir tout de n’importe quoi (le non spécifique), ou d’une puissance ou du néant par création ex nihilo. L’être ne suffit pas, encore faut-il en même temps le non-être.

2.     Les quatre principes ou critères de l’épicurisme .

-    Les trois premiers sont :  
 1)  les sensations immédiatement reçues par les sens et donc objectives, 
2)  leur accumulation, par des expériences répétées des sens, en notions communes (les noms, la langue) et  
 3) les affections qui, prolongeant en nous les mêmes sensations répétées, ne sont pas davantage qu’elles restreintes à une subjectivité sans réalité véritable, le sentiment de bien-être ou de malaise gouvernant avec justesse notre attitude pratique. « Il faut se référer aux sensations et affections ; là est notre confiance la plus solide. » (Epicure). Elles engagent une adhésion de notre part mais ne sont pas une simple croyance. Elles s’imposent avec l’évidence de l’objectivité dans une situation complexe où la réalité de l’objet senti tient la place principale, mais où il faut tenir compte des circonstances, non moins objectives, qui ont pu la modifier pendant le trajet et de la plus ou moins bonne disposition de notre organe récepteur. 

Ainsi la vue perçoit objectivement la rame brisée lorsqu’elle est plongée dans l’eau, tout comme le toucher la sent droite. L’une et l’autre sont justes et vraies : leurs perspectives ne sont pas illusion mais effet réel des sens.  Une réflexion va se surajouter aux deux sensations pour discerner la réalité. Tout comme l’opinion fausse ou juste que nous avions mêlée dans l’un ou l’autre cas (rame droite ou brisée), sans nous en rendre compte.

-   Le quatrième critère est lié à la projection représentative de la pensée réflexive. Ah, voilà qui se corse, mais ne peut être ignoré. C’est l’âme toujours corporelle qui - à partir de cette attente instinctive des hommes ainsi que des notions qui ont émergé des expériences - passe à leur mise en question et s’élance à la recherche d’une réponse qui permette d’articuler le réel. La pensée ordonne le réel progressivement et d’abord instinctivement, comme le montre la genèse naturelle du langage primitif. C’est l’aube de la raison et du langage qui ne sont dans la nature qu’avec et par nous (et non a priori). Le raisonnement s’ébauche, se perfectionne.

Mais, dès que le raisonnement s’écarte de la nature d’où la pensée émergeait à peine, la première possibilité d’erreur apparaît. La pensée risque de s’y perdre et de plonger l’âme dans le trouble. Ce que la philosophie d’Épicure tend précisément à contrecarrer. Il faut donc dégager un nouveau critère de vérité face à l’incertitude qui émerge à ce niveau d’évolution du substrat corporel, pour apprendre à raisonner. La raison issue de l’expérience se projette au-delà en toute sécurité, pourvu que l’on accepte que la non-confirmation par l’expérience de notre attente équivaut au contraire de celle-ci. « Si tu rejettes simplement toute sensation issue de l’expérience et ne fais pas la différence entre l’opinion que tu te fais, l’objet de ton attente et ce qui est maintenant présent selon tant ta sensation, tes affections que toute projection représentative de ta réflexion, alors tu bouleverseras aussi les autres sensations par cette opinion fausse, et ainsi tu rejetteras tout critère.» (Épicure).

Pourtant cette conclusion n’est pas toujours vraie. Ce que reconnaît l’induction épicurienne. Les sciences peuvent éliminer certaines explications et en proposer d’autres à tester. Il s’en suit que cette incertitude consubstantielle au réel ne peut troubler notre assurance morale puisqu’il faut et il suffit de bien en déterminer les limites (minimalisme, domaine de validité) et de subordonner toutes les hypothèses à l’atomisme, sans laisser aucune place au mythe

La science est ainsi la condition de la sagesse. « Le sage est celui qui sait, et qui sait exactement dans quelle mesure il sait ou ne sait pas.  La démarche épicurienne débouche sur une éthique qui n’affaiblit pas l’assurance morale car il enveloppe la raison, capable de discerner la continuité entre l’atome matériel et ses plus subtiles combinaisons (âme), sans méconnaître les acquisitions progressives de la nature à chaque niveau de complexité.» (G. Rodis-Lewis). Sciences et sagesse nous tiennent dans nos limites et assurent l’absence de trouble de l’âme. On ne « perd pas la boule ». C’est l’ataraxie, la sérénité ou le bonheur, but de la philosophie. Epicure, c’est une joie sereine.

3.      Contre-arguments justifiant l’atomisme et ses principes.

-  Le rôle de dieu : la combinaison du principe « rien ne vient de rien » et de l’explication scientifique minimaliste du « il faut et il suffit » infirme l’hypothèse d’une cause première (dieu-x ou esprit) de l’ordre a priori du monde car rien ne justifie un « commencement » vu que si  dieu ou l’esprit se suffit en plénitude, quelle nouveauté a pu l’inciter à désirer changer ? Et encore, le modèle pour engendrer les choses et les hommes, d’où lui est-il d’abord venu ? Et comment la nature aurait-elle été préparée à notre intention par lui tant elle se présente comme déficiente pour nous ? Il ne faut donc pas se préoccuper de dieu, qu’il existe ou pas, car il n’est rien pour nous.
-   Notre  mort n’est pas à craindre : elle est privation de nos sensations et, dès lors, nous ne la percevons pas. Une fois qu’on n’est plus, on n’est privé de rien. Vivant, il ne faut donc pas se préoccuper de la mort ni de l’au-delà d’elle, par la «belle espérance» et le souci dans cette vie de « l’âme immortelle » (Platon) ou par le « philosopher, c’est apprendre à mourir » de Montaigne. En effet par ces voies, vie et philosophie deviennent troubles sans fin en une médiation de la mort et le mépris du corps et du sensible. Il ne faut donc pas se préoccuper de notre mort car elle n’est rien pour nous. « Mieux vaut un bonheur limité mais présent et effectif, qu’une vaine aspiration qui plus est nous détourne de cette vie. »
-   Les conceptions spiritualistes et idéalistes de l’âme sont battues en brèche parce que d’abord physique, comme « épiphénomène de la matière », l’âme périt avec la mort du corps. La disparition simultanée, comme unité, des sensations (corps) et de la sensibilité (âme) fait que la mort ne peut se dire à la première personne, comme voudrait le prétendre son contraire « je pense donc je suis » ; non plus qu’elle ne peut se vivre. De la naissance à la mort, l’âme suit le même développement et les mêmes guérisons que le corps ; elle évolue avec lui. L’expérience montre que l’esprit (âme) n’entre pas tout achevé dans le corps à la naissance et qu’il ne survit pas à la mort du corps comme parcelle d’un esprit universel immortel qu’il rejoindrait pour, plus tard et tel quel, réinvestir un autre corps. La sensibilité de l’âme est parfois partiellement abolie quand un membre s’achemine vers la mort : si elle était incorporelle, l’âme ne pourrait pas pâtir. Pas plus qu’agir.

*  On ne peut plus éviter Epicure ni l’excellent livre de poche (à prix modéré) « Epicure et son école » de Geneviève Rodis-Lewis.


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