COMMENT
EPICURE ARRIVE-T-IL AU BONHEUR ATARAXE ?
Oui, en définitive, n’est-ce pas « le
comment » qui compte pour arriver au bonheur ? Afin de sans cesse
pouvoir s’y référer pour ne pas perdre son chemin.
Pour Epicure, le bonheur c’est l’ataraxie. C’est
l’absence de tous ces troubles qui assaillent communément l’âme, l’esprit des
hommes. Et cela de leur propre chef parce qu’ils s’inventent de puissants dieux
qui les terrifient. S’ils se libéraient d’eux, ils se libéreraient des troubles
majeurs qu’ils leur occasionnent, les privant ainsi du bonheur. Les hommes sont
également assaillis par la peur de mourir, de la maladie, des revers de
fortune… Ils craignent tout cela ainsi que le(s) dieu(x) tout en espérant son
secours et son pardon ? C’est tout simplement la peur de vivre, de la souffrance,
de l’agonie. Et, en fin de compte, les hommes ont tout simplement peur d’avoir
peur. Pour échapper à toutes ces peurs, ils s’abandonnent à une force
supérieure pour, espèrent-ils, qu’elle prenne soin de leur destinée. C’est le
fatalisme.
Philosophiquement, c’est la double croyance dans
la providence divine de l’idéalisme platonicien et dans le finalisme
d’Aristote, selon lequel les dieux créent et ordonnent le monde précisément en
vue de la meilleure satisfaction des hommes. De sorte que, même sans se
l’avouer, souvent nous vivons dans la croyance d’une « religion »,
quelle qu’elle soit. Cela implique la superstition majeure de(s) dieu(x),
d’idées parfaitement illusoires.
C’est l’abandon de toute rationalité humaine,
alors même que c’est là tout ce que nous avons pour vivre loin de troubles
délétères. La raison n’est-t-elle pas la seule fondation stable dont nous
disposons pour élaborer des remèdes aux maux qui nous tourmentent ?
Alors ça, c’est vite dit. Encore faut-il le
montrer dans le détail et de façon persuasive pour tout un chacun. Pour qu’on
comprenne enfin. Et l’applique. Mais comment faire ?
Epicure s’explique. Enfant il suivait sa mère qui
exerçait des rites propitiatoires auprès des pauvres. C’était pures
superstitions. Comme une providence néfaste. Epicure en percevait toute
l’absurdité et les dangers pour les récipiendaires. A l’école, il percevait
l’inanité du récit de la création du monde par les dieux à partir du chaos et
du néant. A vingt ans, il est expulsé en tant que colon athénien de son île
natale de Samos. Il mène alors une vie errante faite de pauvreté frugale en
compagnie de toujours plus d’amis. Dans leurs débats ils n’excluent personne.
Ni femmes ni enfants ni esclaves ni étrangers. Personne. C’était une
révolution. Ensemble, ils se demandent ce qu’est ce monde, là devant eux, dont
ils font partie. Disposant des découvertes philosophiques fondamentales les
précédant sur trois siècles depuis Anaximandre, ils savent que le monde est à
la fois stable et changeant. Ils en tirent 1) une physique fondée
sur les atomes et les agrégats, 2) une théorie de la connaissance
reposant sur les sensations, 3) une éthique fondée sur la libération de
toute crainte et 4) une politique, loin du tumulte des foules. Le tout
conduit à l’ataraxie.
1. Concernant la
physique et en accord avec Démocrite, ils arrivent à la reconnaissance
que l’ultime particule de matière stable ne peut être que celle qu’on ne peut
plus diviser. Car, sinon, le monde se réduirait au néant. Rien n’existerait
plus. Et, certes pas nous, nous les hommes. Ni donc la possibilité de percevoir
et de penser ce monde. Ils concluent que cet irrationnel-là serait absolu et
nous plongerait dans les affres du recours aux dieux, dans des troubles sans
fin et donc dans l’impossibilité de tout bonheur humain.
Ce substrat matériel stable et insécable, c’est
l’a-tomos, les atomes qui forment le substrat matériel de base. Parce
que parfaitement stables, les atomes sont immuables et donc éternels. Or
on constate que le monde est changeant et qu’il évolue sans cesse. Pour
cela il faut que les particules stables (atomes) se déplacent et se rencontrent
pour s’unir en agrégats divers entre eux. A cet effet, il faut deux choses.
Certes du vide où se déplacer dans un espace lui aussi immuable et éternel et
donc illimité dans l’extension infinie du temps éternel. Il faut aussi une
déviation, impromptue parce que due au hasard inhérent aux atomes. C’est un
mouvement de côté des atomes qui les fait se rencontrer en un instant et en un
lieu indéterminé pour former des agrégats, dès lors composés uniquement de
matière. Ensemble ces agrégats forment divers mondes parce qu’ils sont en
mouvement. Et donc en évolution perpétuelle. Ce mouvement est lui aussi en
déclinaison, due à son tour au hasard inhérent aux atomes qui composent ces
mondes. Les agrégats finissent par se disloquer par les chocs de leurs
mouvements pour se recomposer à nouveau. Ces changements conduisent à la
formation de mondes temporaires et multiples. Et toujours uniquement matériels.
Les hommes faisant partie intrinsèque du monde
sont donc eux aussi strictement faits de matière. Mais malgré cela, souvent ils
croient déroger à leur (pseudo) dignité fondée sur la conviction fausse d’avoir
une âme, un esprit éternel et tout spirituel. Et en cela totalement distinct de
leur corps fait de matière. Dur, dur d’accepter la simple matérialité des
faits. Mais foin des croyances hors-sols d’une âme, d’un esprit non matériel.
Car cette fiction ne plonge-t-elle pas ceux qui s’y adonnent dans des troubles
dévastateurs de toute possibilité de bonheur humain ?
Epicure fonde donc rationnellement son éthique
sur une physique soigneusement conçue. Il commence par reconnaître que le
caractère immuable et indestructible des atomes dérive de leur solidité,
c’est-à-dire de l’absence de vide en leur sein. Cela entraîne leur extrême
sensibilité aux chocs et donc l’éternité de leur mouvement, même lorsqu’ils se
trouvent à l’intérieur des agrégats.
Le nombre de formes des atomes est très grand
mais pas infini car sinon les qualités sensibles des agrégats seraient elles
aussi en nombre infini et ceux-ci seraient éternels (ce qu’ils ne sont pas). La
limitation du nombre des formes des atomes entraîne aussi celle de leur taille.
Finalement poids, formes et tailles sont les seules qualités des atomes. Les
autres qualités sensibles sont celles des agrégats et elles dépendent de la
position des atomes qui les composent.
Ces caractéristiques des agrégats se retrouvent
dans tous les mondes qu’on peut raisonnablement imaginer dans l’infinité
éternelle de l’univers. Ces mondes, identiques au nôtre ou dissemblables, sont
tous destinés à se désagréger pour se recombiner en d’autres mondes. Mais aucun
de ces mondes n’est éternel puisqu’ils sont faits d’agrégats transitoires.
Le(s) dieu(x) sont eux aussi des agrégats. Mais ils appartiennent, eux et eux
seuls, à une catégorie unique puisque leur totale et éternelle béatitude suppose
qu’ils sont immortels car indestructibles. Ils échappent donc aux lois de notre
monde (et de tous les autres mondes) qui règlent la vie et la mort. Cette
différence du monde divin est capitale. Le(s) dieu(x) ne subissent aucune
perturbation dans le parfait équilibre atomique qui est le leur. Il s’en suit
qu’ils ne connaissent aucune passion perturbatrice de leur sérénité. Ni colère
ni haine ni pitié. Ils n’ont donc nulle colère ni amour pour nous. Ils ne
s’intéressent pas à nous.
Les dieux sont dotés d’un corps car le corps,
tout matériel, est l’instrument du bonheur. Bien que d’une constitution
particulière, il est pourtant semblable au nôtre. Enfin les dieux ont à leur
disposition tout ce qui est nécessaire au bonheur. Ainsi comblés de tous les
biens et assurés que rien ne leur fera jamais défaut, ils jouissent du parfait
bonheur.
Bref, la physique épicurienne présente une vision
matérialiste de l’univers, assimilé à la multitude des atomes animés d’un
mouvement éternel dans le vide infini. Sinon tout y est matière. Rien ne naît
de rien car tout naît à partir d’atomes et rien ne retourne au néant puisqu’il
ne saurait exister. La mort est une simple décomposition de notre agrégat en
ses atomes constitutifs. Ceux-ci subsistent puisqu’ils sont éternels. A notre
mort nos atomes se dispersent pour reformer de nouveaux agrégats. En conséquence
tout est connaissable et explicable. Il n’y a pas de mystères insondables. La
nature est un mécanisme qu’on peut connaître. La science est démystification.
L’âme elle-même est matérielle. Elle est un
agrégat composé de particules subtiles disséminées dans l’agrégat de notre
organisme. Les opérations mentales se résument donc elles aussi à des
déplacements d’atomes. Ceci conduit au deuxième volet de la philosophie
épicurienne.
2. C’est la
théorie de la connaissance. Elle se fonde et se fie aux sensations. Pour
Epicure, le bonheur étant un état de sécurité sereine, celle-ci s’obtiendra
d’abord par la connaissance. Pourquoi ? Parce qu’elle est le
préalable et le fondement de toutes les autres activités humaines. En ceci
qu’elle rétablit un contact confiant avec la réalité. La connaissance
basée sur la physique est apaisante et nous fortifie. Elle nous apprend qu’il
ne faut pas craindre les dieux.
Le premier intermédiaire du contact de l’homme
avec la réalité est la sensation. C’est sur la véracité des informations
sensibles qu’elle fournit qu’Epicure fonde son système. La véracité des
sensations tient à deux raisons :
1) nous sommes dans l’impossibilité de
démontrer qu’elles sont erronées et
2) elles procèdent par le contact
physique et prouvent ainsi leur capacité à nous faire connaître la réalité
telle qu’elle est. Le martèlement continuel des atomes à l’intérieur des objets
émet sans cesse des « simulacres » de l’objet. C’est comme
l’émission de « fractales » conservant une structure identique à
celle de l’objet dont elles émanent. Ces simulacres d’objet se meuvent à très
grande vitesse car, leur constitution étant très ténue, ils ne rencontrent que
peu d’obstacles sur leur parcours.
Les simulacres expliquent les rêves et
l’imagination. L’esprit ou l’âme restent réceptifs aux simulacres déjà reçus,
ce qui explique qu’on puisse en rêver. Si des défunts nous apparaissent dans
nos rêves, c’est que des simulacres émanés d’eux avaient atteint notre esprit
et s’y étaient imprimés. Nos sens assoupis pendant le sommeil ne parviennent
pas à corriger cette rémanence de simulacres mélangés. Mais, quoi qu’il en
soit, les opérations de l’âme ou de l’esprit traduites en pensée restent bien
matérielles, atomiques.
Selon Epicure, ceci montre tant la puissance que
la faiblesse de l’âme ou de l’esprit et de leur produit, la pensée. Nous
pouvons nous représenter l’idée de(s) dieu(x), d’un fantôme ou d’un centaure. A
nouveau, le hasard a rapproché des simulacres déformés ou usés d’un cheval et
d’un homme pour former un simulacre composite. Ainsi la physique des simulacres
explique-t-elle les mythes et d’autres fictions. L’important est de retenir que
la raison peut vaincre l’imagination quand elle nous effraie. Et qu’inversement,
l’imagination, créée par l’effet de simulacres, peut nous aider à lutter et
vaincre souffrances et douleurs.
Outre la sensation, il y a deux autres critères
de vérité. Ce sont les affections (le plaisir et la douleur)
qui concernent le domaine de l’éthique (cf 3.). Il y a aussi les prolepses
ou anticipations qui sont étroitement liées au domaine de l’activité de la
connaissance. Ce sont des espèces d’idées générales qui se fixent
progressivement dans l’esprit, à la suite d’innombrables perceptions par les
sens d’un même type d’objet (exemple, divers véhicules). Ces idées sont liées à
un mot qu’il suffit de prononcer un certain nombre de fois de sorte que, grâce
à la prolepse ou anticipation correspondante, on parvient à penser l’objet que
ce mot désigne pour nous. Ainsi peuvent être ressaisis, parmi les simulacres
qui frappent l’esprit, ceux qui correspondent à l’objet. Il pourra ainsi
progressivement être pensé.
Dans la philosophie épicurienne, rigoureusement
matérialiste, l’âme ou l’esprit eux-mêmes sont matériels, corporels. Il s’en
suit que les actes et comportements humains correspondent eux aussi à des
mouvements particuliers des atomes qui composent l’âme-esprit. Le principe de
liberté du mouvement des atomes fait ainsi admettre ce même principe chez
l’homme, au moins en partie. Contrairement au strict déterminisme de Démocrite
de la causalité nécessaire où tout effet a une cause et où la liberté n’existe
pas, le monde d’Epicure est régi tant par le hasard que par la nécessité. La
nécessité est celle de la chute nécessaire des atomes. Le hasard,
l’imprévisible et une liberté relative viennent eux aussi des atomes dont tout
est fait. Ils s’expriment par la déclinaison du mouvement atomique. Les hommes,
constitués d’atomes, ont donc eux aussi des degrés de liberté et
d’imprévisibilité dans un monde où intervient également la causalité, qui les
détermine pour une autre partie.
3. L’éthique
épicurienne, c’est se libérer de toute crainte. Essayons d’arriver, oui par
nous-mêmes, à cette proposition d’Epicure. Il suffit de poursuivre selon sa
méthode développée jusqu’ici. Nous avons vu que sa théorie de la connaissance
dérive rationnellement de sa physique fondée sur le principe de
la fidélité aux sensations, l’une et l’autre étant elles aussi parfaitement
rationnelles.
La conséquence nécessaire et logique de
l’atomisme est que, à la condition expresse que rien ne le trouble, tout ce qui
existe se trouve nécessairement dans la plénitude de son être. C’est-à-dire
dans sa puissance à exister, mobilisée et amplifiée par le plaisir. En
effet, nous sommes des êtres de plaisir et donc constamment mus par le désir
d’en avoir. Néanmoins ce n’est que quand notre corps possède tout ce qui lui
est nécessaire (et ce strict nécessaire est peu de chose) qu’il jouit du
plaisir dans une quiétude qui vient du parfait équilibre des atomes qui le
composent.
L’éthique, c’est-à-dire les valeurs universelles
de vie, ne peut donc aller que dans le sens de cette quiétude. Il s’agit
d’assurer la paix de l’âme, constituée d’atomes, en dissipant les terreurs de
l’esprit. Mais comment faire ? En tirant, par la raison, toutes les
conséquences de ce qui précède. Dès lors n’est-il pas temps de philosopher par
nous-mêmes pour transformer nos vies vers le bonheur ataraxique, cette
réduction au maximum possible de tout trouble de l’esprit ?
Chiche. Allons-y ...
Mais cette transformation de vie vers le strict
nécessaire assurant l’ataraxie ne constituerait-elle pas une totale révolution
par rapport à nos vies actuelles poussées à la satisfaction de toutes les
pulsions, de tous les plaisirs ? Les drogués que nous sommes peuvent-ils y
parvenir ? Courage ! Simplicité. Pourtant les contemporains affirment
souvent que tout est « compliqué ».
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