Attention exceptionnellement discussion le jeudi 10 décembre, pas le mercredi 09
SUR FACEBOOK : CAFEPHILO MONTPELLIERLe complotisme
La théorie du complot répond à
l’intérêt que nous avons à connaître la vérité et, à la fois, à tout
simplifier.
Un sondage qui date maintenant
de quelques mois nous apprenait qu’un Français sur cinq croit dans l’existence
des Illuminati (secte dissoute à la fin du XVIIIe siècle qui a été mise à
l’honneur dans le roman Anges et démons de Dan Brown et dont le nom vient
certainement des Lumières et se confond souvent avec la Franc-Maçonnerie qui
représente, elle, un ensemble d’organisations réelles et plus ou moins
discrètes). Les Illuminati sont, selon une croyance répandue, censés régir le
monde à notre insu. Evidemment, rien ne le prouve, tout est toujours dans le
décryptage – de multiples vidéos en témoignent sur internet. Mais ce qui réunit
la plupart des multiples théories du complot (dont une des dernières porte sur
les chemtrails) et qui flatte très souvent les déçus de tout (de la politique,
des médias…), les méfiants, ceux qui ont le sentiment que le monde dans lequel
ils vivent leur échappe, c’est qu’elles prétendent que LA vérité est ailleurs
et que le discours officiel cache d’inavouables complots (un ou divers) qu’il
faudrait décrypter.
La théorie du complot est, en
réalité, une des manières de substituer à l’analyse des idées et des mécanismes
socio-économiques, la dénonciation d’ennemis imaginaires (avec tout les dangers
que cela comporte). C’est une manière de donner une mauvaise réponse à une
bonne question. C’est une mystification autant qu’une erreur de catégorie.
Le complotiste préfère le simple au
complexe
Les
autres nous semblent lointains et étrangers, nous ignorons leurs pratiques et
leurs attentes. Comment se mettra-t-on d’accord, peut-on vivre avec eux,
peut-on leur faire confiance, n’essaient-ils pas de nous nuire ? La question du
complot renvoie aux difficultés de la coordination des intérêts dans une
société vaste où les points de vue et les situations individuelles sont
multiples et très souvent hétérogènes ou incompatibles, où la plupart du temps,
les uns ignorent les autres et les réseaux de relation sont divers. L’hypothèse
d’un complot permet alors de rendre à l’ensemble social son unité et sa
signification perdues. Elle remet de l’un au lieu du multiple, du simple au
lieu du complexe. Elle satisfait l’intérêt de notre raison pour le sens. Mais
elle relève du raccourci.
Pourtant, face à cela deux
types de discours homogénéisant se dressent : le discours dominant et son
opposé, celui qui le désigne comme un fausse-monnaie. Si le discours dominant
et sa critique sont légitimes, la théorie du complot vient s’insérer entre les
deux, car loin d’être un démontage du discours dominant, elle surfe sur
l'angoisse d'un monde qui nous échappe. Elle prétend donner à voir l’envers des
choses et montrer l’arrière-monde qui, telle l’arrière-boutique du commerçant,
est le lieu où tout se décide selon d’inavouables intentions. Or, le complot
élevé en théorie présuppose la capacité d’un petit nombre d’individus très
souvent impossible à désigner autrement que par une étiquette vague (Illuminati,
judéo-maçonnisme, sionisme…), de mener à bien un plan introuvable contre des
personnes ou des institutions indéterminées.
Le complotisme est un refuge pour
l’ignorance
Ceux qui mobilisent le
conspirationnisme n’ont souvent aucune connaissance réelle des fonctionnements
sociaux, politiques et économiques dont ils parlent. Ils n’ont aucune preuve
tangible à apporter. Ils s’appuient sur des signes qu’ils décryptent d’une
manière souvent pas très claire et qui viennent confirmer des présuppositions
antérieures à tout savoir et à toute enquête rigoureuse : rien n’arrive par
hasard. Ils jouent à se faire peur en essayant de corroborer l’existence
d’êtres pervers fantasmés comme groupe homogène et animé d'un puissant désir de
domination (les juifs, les Illuminati, les Francs-Maçons et tous les autres
groupes réels ou supposés animés par un intérêt commun à dominer le monde) qui
ne se montreraient que par signes : une sorte de nouvelle divination adaptée
aux temps modernes. Mais cette posture intellectuelle relève du délire
d’interprétation.
Hypostasier
(considérer comme ayant une réalité) le complot est une manière rhétorique de
donner du sens à une société, en réalité, illisible. Elle nous échappe, on
imagine donc des hommes qui en tireraient les ficelles. On crée des
comploteurs, des plans maléfiques, des vérités cachées sous l’écume des vagues.
C’est la logique heuristique (art d’inventer) de la méfiance et des passions
tristes qui sert de règle à l’analyse complotiste. On ne connaît ni l’objet du
complot, ni ses parties-prenantes. Mais on sait qu’il y a une méchante
conspiration responsable de tous les maux qui nous accablent. Il s’agit là
d’une illusion productive : grâce aux lunettes qu’elle offre, on voit enfin un
monde structuré par des comploteurs.
Ce qui caractérise les
discours complotistes, c’est qu’ils fonctionnent dans l’ordre symbolique :
repérage des bons et des mauvais ; recherche des formes ou des actions
significatives ; mise en évidence des petits signes, des indices d’une intention
cachée. On repère les comploteurs, on les étiquette. On cherche les traces du
complot. Les délires complotistes ne sont pas des explications mais des
interprétations qui relèvent du raccourci : expliquer les causes par les fins,
les mécanismes par des intentions, c’est facile. Mais depuis Epicure et
Spinoza, on sait que cela relève de la superstition, très éloignée des
exigences propres à l’enquête rigoureuse pourtant nécessaire à l’établissement
de la connaissance.
Raviver le discours critique contre le
discours complotiste
Si l'approche complotiste
relève de la superstition, il ne faut pas renoncer à donner une réponse
correcte aux questions qu'elle soulève. Contre le complotisme, il faut donc
réactiver l'intelligence critique des phénomènes de masse en s'intéressant à la
manière dont s’intériorisent progressivement des croyances et des pratiques
potentiellement néfastes (pratiques de concurrence et de prédation, esprit
mercantile intéressé, vaine gloire, spéculation, ambition destructrice, réification,
exclusion, domination, pensée unique…). Il n’y a, dans tout cela, que les
agents d’une même société qui s’accordent, sans le savoir, de manière presque
spontanée, sur des grilles de lecture du monde qui finissent par les enfermer,
qui acceptent de se soumettre à un ordre réputé impersonnel et nécessaire au
nom de leur bonheur ou de la crainte du désordre (sur le mode d'une
"servitude volontaire" dont La Boétie nous a offert, voici plusieurs
siècles, une analyse magistrale), qui intériorisent la contrainte pour la
reproduire et qui finissent par dire qu’il n’y a pas d’alternative.
S’il y a certainement des
ententes entre des personnes puissantes dotées de profonds intérêts communs, il
est impossible, sans abus, de parler de complot, car promouvoir un discours et
des pratiques dépend d’une multiplicité de facteurs immaîtrisables qui
dépassent y compris une poignée de puissants. Aucun phénomène social de masse
ne peut, en effet, relever d’une intention délibérée, ce sont des effets des
mécanismes socio-économiques complexes et toujours ambigus.
Aussi est-il intéressant
d’étudier les opérations par lesquelles une idéologie devient peu à peu
dominante. La sociologie critique d'un Bourdieu ou d'un Boltanski, Marx ou
Foucault, par exemple, nous en donnent des clefs. Tous ces phénomènes de
contagion idéologiques massifs relèvent des structures socio-économiques, ils
doivent être traités à ce niveau : celui de la critique des idéologies et des
mécanismes sociaux. Rechercher derrière cela l’intention délibérée d’une bande
de conspirateurs est évidemment une erreur de catégorie, une simplification et
une mystification qui empêche le progrès de l’intelligence et la fait sombrer
dans la barbarie du phénomène du bouc-émissaire.
Face à la production d’un
discours dominant, il faut éviter l’écueil de la facilité et raviver la pensée
critique. La pensée critique nous montre, par l’intelligence du réel plutôt que
par l’invention d’un monde caché et d'ennemis invisibles, que la machine à
produire des discours tout faits est, en vérité, là sous nos yeux, qu’il n’y a
que du visible (moyennant l’accès à l’information, l’effort pour s’informer et
pour questionner).
(Large extraits d’un texte de
Pierre Crétois)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
1 - Tout commentaire anonyme (sans mail valide) sera refusé.
2 - Avant éventuelle publication votre message devra être validé par un modérateur.