lundi 21 avril 2025

Sujet du Merc. 23/04/2025 : La société du spectacle.

 La société du spectacle.

    
« Dans un essai récent, Anselme Jappe écrivait que le terme de « société du spectacle » était Indiscutablement dans le groupe de tête des concepts employés aujourd’hui. Le « spectacle » est un concept critique développé par les situationnistes ; j’ai eu l’occasion d’indiquer comment ce terme, au commencement presque banal, était devenu, en particulier après les élaborations de Guy Debord, redoutablement pertinent pour décrire les sociétés capitalistes-marchandes, et mettre en évidence les moyens de leur nuire.

On peut en effet considérer que l’élaboration de la notion de « spectacle » est l’arme critique la plus aiguisée qu’ont produite les situationnistes, qui en ont pourtant produit plusieurs (la situation, la séparation, etc.). On peut même considérer que cette notion est le concept qui permet de faire comprendre tous les autres (un peu comme chez Marx, le concept de marchandise permet de faire comprendre tous les autres).

Il n’en reste pas moins que cette notion est, plus ou moins volontairement, employée de manière fautive.

 

La critique radicale de la société marchande et le marxisme

Alors que se menaient en Europe les premières luttes ouvrières à se revendiquer du Manifeste du parti communiste et d’un certain Karl Marx, Karl Marx, qui assurait une chronique dans un journal américain, fut interrogé à ce propos. « Tout ce que je sais, répondit-il, c’est que je ne suis pas marxiste. »

Cette anecdote rapportée par Engels dans une lettre à Conrad Schmidt du 5 août 1890 est extrêmement connue ; elle a été souvent rappelée pour répondre à la question « êtes-vous marxiste ? », par ceux qui se réclamaient de la critique sociale de Marx mais qui ne voulaient pas être assimilés à ceux que la tradition a identifiés par le terme de « marxistes ». Et les situationnistes n’y ont pas fait exception5.

Ce qui pourrait constituer le point commun de tous ces lecteurs de Marx qui ne sont pas marxistes ; c’est que plutôt que de reprendre les résultats du travail critique de Marx, ils veulent « se mettre eux-mêmes au travail». Ne pas reprendre les formules ou les mots d’ordre qui ont constitué ce qu’on appelle le marxisme, mais reprendre le geste critique même de Marx ; dire en quelque sorte : « Non, nous ne sommes pas marxistes, mais nous faisons comme Marx. »   
Pour exprimer les choses de manière plus frappante encore, on pourrait dire : « Marxistes, nous ne le sommes pas, mais marxiens, oui nous le sommes. »

Bref, le marxisme serait la volonté de schématiser, de simplifier, la théorie de Marx, alors qu’il n’y a qu’une manière de la comprendre : s’attacher à cet aspect apparemment élémentaire de sa théorie, la critique de la marchandise, mais en développer toutes les conséquences. La marchandise n’est pas une manifestation parmi d’autres de la société capitaliste, elle en est la racine, et c’est d’elle que découlent tous les aspects de la société capitaliste. En ce sens, il est juste de parler de cette société comme de la société marchande, de la société de production de marchandises. Cette caractéristique est plus fondamentale encore que la lutte des classes et l’exploitation des travailleurs – qui en sont des conséquences.

Le point commun sans doute le plus évident entre la critique situationniste et la critique de la valeur, c’est cette insistance à revenir à la critique de la marchandise et à la critique de la forme marchandise, qui modèle réellement toute notre société. Et qu’il n’est pas nécessaire de recourir à des théories nouvelles ou à des modernisations de la théorie critique radicale car, pour autant qu’on prenne la critique de la marchandise par Marx pour ce qu’elle est, c’est-à dire quelque chose en même temps extrêmement simple et extrêmement fécond, elle fait ses preuves comme une théorie qui répond aux exigences d’analyse les plus actuelles.

 

Banalité et complexité de la marchandise

Ce qui est remarquable dans la marchandise, c’est que ce n’est pas seulement une chose (dont nous allons élucider les caractéristiques) : c’est aussi une forme, et une forme qui marque de son empreinte la totalité des phénomènes sociaux.

Une marchandise, ce n’est pas une chose quelconque ; c’est une chose à deux faces : une de ces faces est son utilité, susceptible de satisfaire un besoin, l’autre face est sa valeur, susceptible d’être réalisée en argent. Définition très simple, qui vient d’ailleurs d’Aristote avant d’être élaborée par Marx, et définition dont la fécondité pour analyser les rouages de la société capitaliste est rarement éprouvée dans toute son ampleur. Cette division en deux faces de la marchandise, une face « concrète » (l’utilité pratique) et une face « abstraite » qui est la valeur, est la forme marchandise que la société capitaliste imprime à tous les phénomènes sociaux, et pas seulement aux biens et aux services qu’on produit et qui circulent.

C’est ce qui permet de dire que le phénomène de la réification est caractéristique de la société capitaliste-marchande. La réification (du latin res = chose), c’est la transformation en chose, et la forme marchandise a pour conséquence de tout transformer en chose, et dans le même mouvement de transformer toute chose en marchandise.
C’est le processus qui est à la base de la société capitaliste, où tout est tendanciellement transformé en chose, et en chose qu’on peut vendre et acheter. Quand on a compris ce processus, on a compris l’essentiel.


On se rappelle que dans une bande dessinée situationniste de 1966, Le retour de la Colonne Durruti, l’un des protagonistes, à qui l’on demande de quoi il s’occupe au juste, répond : « De la réification. » Quand on sait que les textes de cette bande dessinée sont repris du roman à clefs de Michèle Bernstein Tous les chevaux du roi6, et que cette phrase est dite par le personnage qui, dans le roman, représente Guy Debord, on comprend le caractère essentiel de cette réponse.

On comprend surtout que finalement, la théorie situationniste n’est pas si nouvelle que ça, ou plutôt que, parce qu’elle est la théorie critique de notre temps, elle prend en charge toutes les théories critiques antérieures – et donc aussi la théorie marxiste. Et quand on reprend ce que le concept de fétichisme voulait décrire, ce que le concept d’aliénation voulait décrire, ce que le concept de réification voulait décrire, on se rend compte que le concept de spectacle ne remet pas en cause ces différents concepts. La théorie situationniste n’est pas une théorie alternative à un marxisme bien compris ; elle est théorie critique comme la théorie de Marx est théorie critique.

Alors évidemment, on peut se demander pourquoi les situationnistes, et Debord en tout premier lieu, ont voulu conserver ce terme de « spectacle ». Il est évident que, sous ce terme, c’étaient bien la réification, l’aliénation et le fétichisme qu’ils visaient.

La première réponse est que ce concept de spectacle, les situationnistes ne l’avaient pas pris à Marx ; ce n’est qu’ultérieurement qu’ils vont lui donner une teneur plus « marxiste ».

Une autre réponse est sans doute que si, d’une certaine manière, ce concept subsumait les concepts marxistes traditionnels, il permettait de manifester, non qu’ils étaient « marxistes » ou devenus « marxistes », mais qu’ils faisaient ce que Marx, en son temps, avait fait : saisir à la racine la société présente. Avec sans doute l’idée que Marx aurait été des leurs. Et plus secrètement, qu’ils étaient le Marx de leur temps.

On sait bien que depuis assez longtemps déjà, mais de façon de plus en plus évidente, la théorie situationniste, ou en tout cas la notion de « société du spectacle », se porte avec chic ; on dit « spectacle », on se regarde d’un air entendu – et tout est dit. »
( Extrait - In le concept de spectacle, sens et contre-sens, par G. Briche)  


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