La société du spectacle.
« Dans un essai récent, Anselme Jappe écrivait que le terme de «
société du spectacle » était Indiscutablement dans le groupe de tête des
concepts employés aujourd’hui. Le « spectacle » est un concept critique
développé par les situationnistes ; j’ai eu l’occasion d’indiquer comment ce
terme, au commencement presque banal, était devenu, en particulier après les
élaborations de Guy Debord, redoutablement pertinent pour décrire les sociétés
capitalistes-marchandes, et mettre en évidence les moyens de leur nuire.
On peut en effet considérer que l’élaboration de la notion
de « spectacle » est l’arme critique la plus aiguisée qu’ont produite les
situationnistes, qui en ont pourtant produit plusieurs (la situation, la
séparation, etc.). On peut même considérer que cette notion est le concept qui
permet de faire comprendre tous les autres (un peu comme chez Marx, le concept
de marchandise permet de faire comprendre tous les autres).
Il n’en reste pas moins que cette notion est, plus ou
moins volontairement, employée de manière fautive.
La critique radicale de
la société marchande et le marxisme
Alors que se menaient en Europe les premières luttes
ouvrières à se revendiquer du Manifeste du parti communiste et d’un
certain Karl Marx, Karl Marx, qui assurait une chronique dans un journal
américain, fut interrogé à ce propos. « Tout ce que je sais, répondit-il, c’est
que je ne suis pas marxiste. »
Cette anecdote rapportée par Engels dans une lettre à
Conrad Schmidt du 5 août 1890 est extrêmement connue ; elle a été souvent
rappelée pour répondre à la question « êtes-vous marxiste ? », par ceux qui se
réclamaient de la critique sociale de Marx mais qui ne voulaient pas être
assimilés à ceux que la tradition a identifiés par le terme de « marxistes ».
Et les situationnistes n’y ont pas fait exception5.
Ce qui pourrait constituer le point commun de tous ces
lecteurs de Marx qui ne sont pas marxistes ; c’est que plutôt que de reprendre
les résultats du travail critique de Marx, ils veulent « se mettre eux-mêmes au
travail». Ne pas reprendre les formules ou les mots d’ordre qui ont constitué
ce qu’on appelle le marxisme, mais reprendre le geste critique même de Marx ;
dire en quelque sorte : « Non, nous ne sommes pas marxistes, mais nous faisons
comme Marx. »
Pour exprimer les choses de manière plus frappante encore, on pourrait dire : «
Marxistes, nous ne le sommes pas, mais marxiens, oui nous le sommes. »
Bref, le marxisme serait la volonté de schématiser, de
simplifier, la théorie de Marx, alors qu’il n’y a qu’une manière de la
comprendre : s’attacher à cet aspect apparemment élémentaire de sa théorie, la critique
de la marchandise, mais en développer toutes les conséquences. La
marchandise n’est pas une manifestation parmi d’autres de la société
capitaliste, elle en est la racine, et c’est d’elle que découlent tous les
aspects de la société capitaliste. En ce sens, il est juste de parler de cette
société comme de la société marchande, de la société de production de
marchandises. Cette caractéristique est plus fondamentale encore que la
lutte des classes et l’exploitation des travailleurs – qui en sont des
conséquences.
Le point commun sans doute le plus évident entre la
critique situationniste et la critique de la valeur, c’est cette insistance à
revenir à la critique de la marchandise et à la critique de la forme
marchandise, qui modèle réellement toute notre société. Et qu’il n’est pas
nécessaire de recourir à des théories nouvelles ou à des modernisations de la
théorie critique radicale car, pour autant qu’on prenne la critique de la
marchandise par Marx pour ce qu’elle est, c’est-à dire quelque chose en même
temps extrêmement simple et extrêmement fécond, elle fait ses preuves comme une
théorie qui répond aux exigences d’analyse les plus actuelles.
Banalité et complexité
de la marchandise
Ce qui est remarquable dans la marchandise, c’est que ce
n’est pas seulement une chose (dont nous allons élucider les
caractéristiques) : c’est aussi une forme, et une forme qui marque de
son empreinte la totalité des phénomènes sociaux.
Une marchandise, ce n’est pas une chose quelconque ; c’est
une chose à deux faces : une de ces faces est son utilité, susceptible de
satisfaire un besoin, l’autre face est sa valeur, susceptible d’être réalisée
en argent. Définition très simple, qui vient d’ailleurs d’Aristote avant d’être
élaborée par Marx, et définition dont la fécondité pour analyser les rouages de
la société capitaliste est rarement éprouvée dans toute son ampleur. Cette
division en deux faces de la marchandise, une face « concrète » (l’utilité
pratique) et une face « abstraite » qui est la valeur, est la forme
marchandise que la société capitaliste imprime à tous les phénomènes
sociaux, et pas seulement aux biens et aux services qu’on produit et qui
circulent.
C’est ce qui permet de dire que le phénomène de la réification
est caractéristique de la société capitaliste-marchande. La réification (du
latin res = chose), c’est la transformation en chose, et la forme
marchandise a pour conséquence de tout transformer en chose, et dans le même
mouvement de transformer toute chose en marchandise.
C’est le processus qui est à la base de la société capitaliste, où tout est
tendanciellement transformé en chose, et en chose qu’on peut vendre et acheter.
Quand on a compris ce processus, on a compris l’essentiel.
On se rappelle que dans une bande dessinée situationniste de 1966, Le retour de
la Colonne Durruti, l’un des protagonistes, à qui l’on demande de quoi il
s’occupe au juste, répond : « De la réification. » Quand on sait que les textes
de cette bande dessinée sont repris du roman à clefs de Michèle Bernstein Tous
les chevaux du roi6, et que
cette phrase est dite par le personnage qui, dans le roman, représente Guy
Debord, on comprend le caractère essentiel de cette réponse.
On comprend surtout que finalement, la théorie
situationniste n’est pas si nouvelle que ça, ou plutôt que, parce qu’elle est
la théorie critique de notre temps, elle prend en charge toutes les théories
critiques antérieures – et donc aussi la théorie marxiste. Et quand on reprend
ce que le concept de fétichisme voulait décrire, ce que le concept d’aliénation
voulait décrire, ce que le concept de réification voulait décrire, on se rend
compte que le concept de spectacle ne remet pas en cause ces différents concepts.
La théorie situationniste n’est pas une théorie alternative à un marxisme bien
compris ; elle est théorie critique comme la théorie de Marx est théorie
critique.
Alors évidemment, on peut se demander pourquoi les
situationnistes, et Debord en tout premier lieu, ont voulu conserver ce terme
de « spectacle ». Il est évident que, sous ce terme, c’étaient bien la
réification, l’aliénation et le fétichisme qu’ils visaient.
La première réponse est que ce concept de spectacle, les
situationnistes ne l’avaient pas pris à Marx ; ce n’est qu’ultérieurement
qu’ils vont lui donner une teneur plus « marxiste ».
Une autre réponse est sans doute que si, d’une certaine
manière, ce concept subsumait les concepts marxistes traditionnels, il
permettait de manifester, non qu’ils étaient « marxistes » ou devenus «
marxistes », mais qu’ils faisaient ce que Marx, en son temps, avait fait :
saisir à la racine la société présente. Avec sans doute l’idée que Marx aurait
été des leurs. Et plus secrètement, qu’ils étaient le Marx de leur temps.
On sait bien que depuis assez longtemps déjà, mais de
façon de plus en plus évidente, la théorie situationniste, ou en tout cas la
notion de « société du spectacle », se porte avec chic ; on dit « spectacle »,
on se regarde d’un air entendu – et tout est dit. »
( Extrait - In le concept de spectacle, sens et contre-sens, par G. Briche)
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