Ça m’est égal.
Egalité raciale, égalité des sexes,
égalité des individus, égalité de tout, nivellement des attributs de chacun. La
morale débonnaire fait accroire que l’homme est transcendentalement identique,
ne différant que par les conséquences du choix de ses entreprises ; elle se
heurte de fait et d’abord, magistralement, à la diversité première, génétique,
en laquelle elle trouve paradoxalement refuge lorsqu’il s’agit de justifier par
l’iniquité de la « nature » des aberrations comportementales au regard
de cette même nature, telle que l’homosexualité, ou des pathologies
psychologiques diverses.
L’égalité sied bien au monde de
l’homme-machine, bien que la réalité des classes indique tout le contraire, et
quand dans les discours médiatiques d’une naïveté croissante la contradiction
domine. Parce qu’elle est nécessaire. Deux personnes se disant égales mais que
dans la réalité tout sépare ne peuvent se retrouver en ce qui, dans l’autre,
leur est à fait étranger, et vont donc défendre leur identité en prétendant
défendre une « égalité » quelconque ; c’est le cas de nombreuses
associations se positionnant pour les femmes ou contre le racisme et qui, dans
le fait même d’exister, ne peuvent assurément, bien qu’elles le fassent contre
tout bon sens, distiller l’idée d’égalité avec les autres de ces individus
qu’elles-mêmes marginalisent.
Bien évidemment, tout ceci n’est que
confusion conceptuelle, entre les termes d’égalité et d’identité. Cette dernière, vue sociologiquement comme
l’idiosyncrasie, i.e. l’ensemble des différences faisant la singularité d’un
individu ou d’un groupe, s’offre à la curée des contradictions entre
individualisme moderne (contrat social et anomie : cf. Tocqueville) et
multiculturalisme. L’exemple hypothétique ci-dessus renvoie au dilemme aliénant
de concilier son double principe individuel d’autonomie et de réciprocité avec
le refuge de l’identité culturelle ; sans que cette culture relève d’un patrimoine
qui, en tant que sentiment national, s’intègre à une identité qui n’est
que propre, elle ne heurte à l’échec de sa définition individuelle ainsi que de
la reconnaissance de l’alter ego. En d’autres termes, l’individu se connaît
d’abord par ses actes, et situe ses affinités culturelles en conséquence, et
non parce qu’il appartient a priori à des catégories sociales. Ceci, lorsqu’on
y mêle le droit de chacun d’être traité de la même façon au sein d’un
groupuscule politique, s’entend l’égalité, conduit aux écueils que l’on sait.
Comprendre l’égalité plutôt que
l’identité, ce n’est pas moins comprendre la différence. Celle-ci, une fois
encore, s’acquiert de la vie même de la personne, des actes qu’elle opère sur
le monde, des pensées qu’elle en constitue, tout en étant primordiale et
naturelle ; qu’est-ce alors que revendiquer un droit à la
différence ? Sinon se placer en contradiction avec les droits de l’homme
même, qui instituent l’égalité (telle qu’elle a été justement définie plus
haut), sinon nuire dangereusement à cette conception d’égalité, la
confondant ? Sexisme et racisme naissent aussi dans l’angoisse de
l’indifférenciation, résultat de l’égalitarisme.
Cet égalitarisme revient à
l’égalisation, au possible, des conditions et des moyens d’existence, défendue
par Marx, et renvoie à cette notion d’égalité sociale qui ne se satisfait pas
de la seule égalité des droits (i.e. devant la loi), laquelle repose sur
l’égale dignité des hommes. On pourrait penser qu’il est de bon aloi de
dire que le libéralisme critique, à raison, l’égalitarisme, pour ce qu’il
sacrifie la liberté individuelle au nom de l’égalité, véritable insulte à
l’homme, ainsi que pour ce qu’il entraîne cette confusion que nous avons vue,
entre égalité et identité. De sorte que nous aurions aujourd’hui un canevas
manichéen trivial pour comprendre l’opposition des courants politiques majeurs,
à gauche pris dans un maelström revendicatif égalitariste, à droite enchâssé
dans l’individualisme et le pugilat de la libre entreprise. Un philosophe
averti de notre temps se doit non seulement de dépasser cette vision polémique
de la réalité, mais de ne trouver refuge ni dans l’ésotérisme ni dans la sagesse
vaine de l’épochê, de l’égalité de valeur de tout argument, ou, pire encore,
dans un radicalisme démagogique infructueux en idées et en actes.
Il faut peu pour comprendre qu’au
départ de l’égalité devant la loi de nos régimes, égalité civique et politique,
il y a une loi première, l’état de nature, exposé par Hobbes, penseur de l’Etat
moderne. Cette « fiction théorique » comme disent certains, est ce
que la raison et la conscience d’Homo
sapiens, dans son état de primate social, en font un égoïste qui se le
veut, le plaçant en réalité hors d’une organisation communautaire mise en place
par l’évolution dans de nombreux taxons animaux, qui pourtant est, elle, bien
naturelle. L’en sort le pacte, le contrat social, assurant le pouvoir absolu
des potentats, excepté sur la vie des sujets ; dans notre métamorphose
démocratique précaire de ce principe, les droits de l’homme ne peuvent se
mettre en place que dans la situation d’un Etat auquel les individus peuvent
demander des comptes, s’il ne remplit pas ses fonctions morales et pratiques. A
la conception holiste des grecs et de Hobbes, où le tout prévaut sur la partie,
se substitue une conception individualiste, où l’individu détient la valeur
suprême. L’actualité fourmille d’exemples de la dérive individualiste :
couples transsexuels, pompiers attaquant en justice les rescapés d’un désastre,
droit des enfants à divorcer de leurs parents… Il apparaît qu’individualisme et
égalitarisme sont corrélés dans nos démocraties de droit ; sommes-nous
condamnés à choisir entre un régime égoïste et un autre, totalitaire ? A
moins que le second, d’inhumanité, n’exhorte à éveiller un instinct de
conservation altruiste, nous amenant au premier, qui retourne au second par
glissement vers ce même égoïste des potentats. C’est la théorie de l’étalon
moral.
Reste que si l’on doit en tous les
cas concilier égalité et différence, au nom de la créativité humaine et en
égide contre l’homme-machine, il faut distinguer égalité et justice.
« L’inégalité sociale n’est injuste que lorsqu’elle prive les individus de
jouir de leurs droits » entendra-t-on. Le propos fait la part belle à
l’heure de la profusion, que dis-je ! de l’orgie médiatique. Tout ces
citoyens que nous sommes, d’Etats occidentaux moralistes, n’avons-nous pas
accès aux sources d’informations les plus diverses et les plus
contradictoires ? Nos enfants à un enseignement trop souvent
conformiste ? Uniformitariste ? L’inégalité sociale est injuste dès
lors qu’elle est laissée en pâture à ces fléaux que nous avons vus, qui sont
l’individualisme et l’égalitarisme. Pour déplacer le problème, il existe un
autre concept : l’équité.
Elle se singularise de la loi, et se
rattache la difficulté de penser la justice. L’équité est d’ailleurs en quelque
sorte à la loi ce que l’éthique est à la morale. Elle se rapporte encore à un
certain équilibre, que seule une sagesse, et par conséquent, une démarche
philosophique, peut atteindre. Quoiqu’il en soit, et sans poser ici le problème
de l’équité, ce n’est que d’elle dont il est question lorsque dans des méandres
mièvres et réactionnaires, empestant la vanité, on cherche à nous faire avaler de
l’égalité à longueur de jour.
Néanmoins, tout comme la fraternité ou la liberté, ces
concepts ont été sortis de leur gangue démocratique, puisqu’il est devenu tout
à fait insupportable de les penser dans le cadre d’une nationalité. Il n’y a
plus de nation, il n’y a plus que individualités, que des animaux raisonnables
qu’un avenir consistant en le repentir des erreurs des générations passées fait
fonctionner. Des individualités de vies obligées, tirées par la carotte de
petits plaisirs épicuriens, ou plutôt captieusement lâchées dans l’espace
restreint de leurs pensées fabriquées.
Pourquoi ? Précisément parce que la
morale débonnaire, suite aux atrocités des guerres mondiales, au
non-uniformitarisme de la guerre froide et à la libre entreprise, suite à la
victoire des régimes polydictatoriaux de frontispice parlementaire, a préféré
donner de la voix à la neutralité facile, à une réinvention du message
apostolique, sans en oublier l’argument apocalyptique. Homo sapiens, sorti de sa torpeur bestiale par une sociabilité
basée sur la contingence d’un langage, par l’usage coordonné de ses mains,
semble avoir aujourd’hui autant perfectionné que raréfié les manifestations
d’humanité, qui n’appartiennent pas toujours aux élites, bien au contraire.
Mais la masse, le vulgum pecus, sorte de crevasse de l’oubli vers laquelle on
tente de nous pousser chaque jour, est à la merci d’une communication
ininterrompue, parasite, sans compréhension, d’un divorce du travail de la main
d’avec la tête. Si tous sont égaux, qu’ont-ils à apprendre les uns des autres ?
Pourquoi alors transmettre autre chose que des trivialités ? Que des faits de
vie sans plus de substance qu’un nième message sur son téléphone, puisqu’enfin
la raison est victorieuse, et la sensibilité morte, vaincue par l’émotivité des
foules et la distraction générale ?
Pourquoi
réaliser quelque chose dans un monde où tout est égal par définition ? Où tout
est égal, tout doit nous être égal.
L’humain, et a fortiori, la culture,
doivent faire désormais intervenir une chose avant toute autre : la différence.
Ne pas fuir tout ce qu’elle suppose, et ce à travers quoi les civilisations
sont déjà passées, parce que le contraire laisserait la voie libre aux plus
abominables dystopies.
Pourquoi
vivre ? Pourquoi être humain ? demanderont encore ceux dont l’endoctrinement
est le plus avancé.
Parce que nous ne nous poserions
plus la question si ce n’était pas le cas.