Comment réfréner la satisfaction de nos désirs ?
L’animal
satisfait instantanément ses instincts ce qui lui procure les plaisirs liés à l’assouvissement
de sa nature. En cela l’animal n’a pas de désirs. Il est parfaitement conforme
à ce qu’il est et se réalise d’emblée comme tel. C’est un être complet en soi.
Limité, sans plus.
On
ne peut pas dire que ce soit le cas de l’homme qui lui n’est jamais pleinement
satisfait. Il désire toujours. Parce qu’incomplet il fait toujours un retour
réflexif sur lui-même et pense sans
cesse aller plus loin. Il n’est pas fini, il est même assez mal fini et est en
quelque sorte contre-nature car sans nature complète. Il naît en effet gravement
prématuré et inachevé et le reste tout au long de sa vie tant il est dans une
recherche illimitée de lui-même en formation dans le rapport social aux autres,
avec et grâce à eux. Si bien qu’il ne
peut vraiment s’accomplir. Ne serait-ce que pour cette raison constitutive, il
ne saurait se contenter d’assouvir instantanément ses désirs en plaisirs pleins
et entiers puisque cela lui est impossible du fait même qu’étant incomplet il
est toujours en devenir. Il lui faut
donc sans cesse tendre à se
constituer avec les autres une surnature compensatoire. Ils inventent alors
ensemble une culture, laquelle
supplée à leur manque originaire.
S’interrogeant nécessairement sur ce déficit et sur
ce qu’ils sont et ne sont pas, les hommes demeurent toujours comme dépourvus
quoi qu’ils fassent… En recherche permanente, ils placeront au centre de toute
culture, qu’il leur faut inventer pour compenser leur manque, une croyance
(doxa) en un ou plusieurs
« objet » qui les dépasse. Inaccompli dans leur première nature
(animale et pulsionnelle), ils ne peuvent vivre sans cette seconde nature ou
institution qu’il créent pour s’y projeter.
La
constitution infantile de l’humanité rend nécessaire la fabrication de cet irréel qui devient un nouveau réel où sensation et entendement ne s’accordent pas. Cela peut offusquer mais il demeure
que, l’homme étant fini et même toujours mal fini et comme tel sujet à l’hubris et au pathos, il accède alors à l’infini. En effet, si comme les animaux
il s’était suffi à lui-même, il n’aurait pas eu besoin d’aller toujours voir
ailleurs s’il y était sans néanmoins jamais pouvoir se trouver. La fiction pour
lui est donc vitale. L’homme est en effet un corps inabouti auquel se greffent
les fictions qui lui permettent d’halluciner ce dont il a besoin pour vivre. On
comprend cette nécessité de structuration sans bornes où se trouve l’homme
comme sujet en manque de nature instinctuelle accomplie.
Cette
structure, cette construction de soi de l’individu et du collectif humains comme
illusion nécessaire ne peut que se délégitimer au cours de l’histoire et doit
donc sans cesse être ré-édifiée. C’est ce qui a permis le passage de la
croyance religieuse (la doxa) au
politique par l’accès à la pensée discursive, critique, rationnelle et
réflexive (le logos). Cet accès n’a
pu se faire que par une discipline, une ascèse exigeante et continue impliquant
une privation, un « moins-jouir » par le report de la satisfaction du
désir de déboucher rapidement sur des réponses, une solution définitive qui,
par définition, ne saurait exister qu’en rapport avec une nature animale qui,
loin s’en faut, n’est pas tout l’apanage de l’humain.
Le conditionnement actuel à la soumission aux
pulsions par la démocratie de marché libérale libertaire du laisser-faire («il
est interdit d’interdire») conduit à un pseudo assouvissement des désirs par la
satisfaction rapide dans les plaisirs toujours renouvelés d’objets marchands de
consommation. Cette possibilité de satisfaction des pulsions instinctives n’est
cependant qu’illusoire pour les raisons déjà citées. Son incitation illimitée
en cours, mais contraire à la condition d’humanité, conduit à de mortifères
écarts de la psychè d’individus saisis d’angoisses lancinantes dont on observe
aujourd’hui les effets dans le délitement du logos et de la « cité ».
La passion des plaisirs commandée par la démocratie libertaire de marché n’est
que celle de l’intérêt égoïste illusoire d’individus isolés face à leur versant
animal et par là privés du nécessaire accès à la surnature de la culture et de
la civilisation. La barbarie vient alors régner tant à l’intérieur des individus
que dans leur rapport aux autres.
Réfréner
la satisfaction rapide des désirs re-devient alors une nécessité. La culture en
est le moyen ; l’outil, l’éducation à l’accès au discours rationnel et
réflexif afin de pouvoir s’affirmer comme sujet critique et autonome en rapport
avec les autres. Pour assurer à chacun cet accès et faire société, une
refondation de l’école est nécessaire sur le modèle de la scholè grecque dont l’objet premier était l’apprentissage de la maîtrise de soi et du contrôle des passions par divers
exercices et enseignements ; et certes pas par l’abandon au bon-vouloir et « génie
» de l’immature animal contemporain.
Mais en pratique que faire
aujourd’hui ? C’est à vous de le dire. Néanmoins en voici des
bribes. Tout d’abord et en contradiction avec le dogme libéral, seule une
institution peut promouvoir et défendre la chose publique et le bien commun
contre les intérêts particuliers privés parce que c’est le seul cadre possible
permettant le complet développement de l’être-soi libéré (le sujet) de tout accaparement. Cette institution, qui ne peut être
que l’Etat, mettra fin à la transformation des services publics (école, santé,
etc.) en entreprises devant à toute force dégager des profits croissants.
Ensuite ne faut-il pas envisager de revenir sur :
1) le dogme libéral du « laisser-faire »,
2) l’application du principe d’illimitation de l’économie marchande aux autres
économies (politique, symbolique, sémiotique, psychique),
3) la logique de l’efficacité à court terme et de l’exténuation du vivant et de
l’environnement,
4) l’accaparement de la femme et sa mise à l’écart du logos,
5) le rejet de l’éthique ou de la dignité de tout homme tenu comme fin et
jamais comme moyen (Kant). On trouverait d’autres mesures à instaurer mais sans
doute moins cruciales.
Ne
voit-on pas enfin qu’entre le laisser-faire illimité actuel du pathos consommatoire et l’abandon à une
croyance (doxa) qu’elle nous dépasse
ou soit banale et à laquelle on s’abandonnerait par facilité, l’édification de
soi avec les autres dans une civilisation digne des hommes ne peut aboutir que
par la rigueur et l’ascèse d’une pensée critique.
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