Comment philosopher dans le « monde d’après » ?
Et
ensuite - provisoirement - tous les mercredis jusqu’au
rétablissement d’un pass quelconque : vaccinal,
écologique, durable, de « non-emmerdeur », genré …
etc … 😊
" Les jeunes gens qui débutent dans la Philosophie, les amateurs qui se tournent
vers la Philosophie seront-ils longtemps
encore satisfaits de travailler
dans la nuit,
sans pouvoir répondre à aucune
interrogation sur le
sens et la
portée de la recherche où ils s'engagent ?
Et encore : quel emploi feront-ils du vocabulaire
philosophique ? Que vont-ils tous entendre par le
vocable Philosophie ? Mettront ils
dans les vieilles outres le même vin que leurs
maîtres, ou bien
un vin nouveau ? Rejetteront-ils les vieilles outres et le vieux vin pour des outres nouvelles et pour un nouveau
vin ?
Il est grand temps d'offrir à ces nouveaux venus une situation franche, de leur apporter les lumières les plus simples-. Beaucoup d'entre eux sont emplis de bonnes intentions, beaucoup d'entre eux se sont engagés dans la Philosophie, ou simplement ont incliné vers elle un certain nombre de leurs pensées, justement parce qu'ils ont été troublés par le désœuvrement de ces bonnes intentions.
Ils éprouvent,
d'une façon peu claire sans doute,
que la Philosophie en général est la mise en œuvre des
bonnes intentions à l'égard
des hommes, et qu'il
suffit
de
Mais il faut enfin saisir et enseigner que la Philosophie ne se définit
point
éternellement comme
la réalisation, comme l'opération, comme la
victoire spontanées des bonnes volontés. Simplement parce que Socrate serait mort pour elles,
que Voltaire aurait défendu Calas,
que Kant aurait oublié,
à cause de la victoire des
Droits de l'Homme, son vieil itinéraire de Kœnigsberg.
Mais il faut enfin saisir et enseigner
que certaines philosophies sont
salutaires aux hommes, et que
d'autres sont mortelles pour
eux, et que l'efficacité humaine
de telle sagesse particulière n'est
pas un caractère général
de la PHILOSOPHIE.
On a appris à tous ces gens depuis la classe de septième, depuis l'école laïque que la plus haute valeur est l'Esprit et qu'il mène le monde depuis l'éloignement de Dieu.
Mais il est décidément impossible de croire plus longtemps qu'une thèse sur Modératus de Gadès, un livre sur l'invention mathématique doivent valoir à leurs auteurs la médaille de sauvetage et la reconnaissance des peuples : c'est assez que la Légion d'honneur récompense les tenants du spirituel comme elle fait les vieux capitaines d'habillement, les vieux acteurs, et les héros.
Les hommes n’aiment point être dupés, ils n'ont pas tous une naïveté assez considérable pour croire qu'un agrégé. de philosophie est en vertu de sa fonction un terre neuve ou même, une personne respectable....
Nous réclamons une situation nette : comme les nouveaux venus à la Philosophie vivent encore parmi les hommes, comme le lien qui les attache aux hommes n'est point encore complètement brisé, il leur appartient de mesurer les conséquences de la philosophie de leur temps. Le métier philosophique peut bien les attirer déjà à l'écart de cette poussière que soulève la vie humaine et de ce grand bruit et de cette rumeur de piétinement qu'elle fait entendre : il leur est encore possible de se refuser à temps aux voies polies, aux froides avenues de la Philosophie du ciel, de refuser les « soupes éclectiques que l'on sert dans les Universités sous le nom de Philosophie ».
Et la mesure de ces conséquences ne se passera point de la recherche
des causes de cette philosophie.
Il n'y a point de questions plus grossières que celles qui sont posées ici, qui sont retournées ici.
La philosophie présente qui dit et croit qu'elle se déroule au profit de l'Homme est-elle dirigée réellement et non plus en discours et croyances en faveur des hommes concrets ? A quoi sert cette philosophie ? Que fait-elle pour les hommes ? Que fait-elle contre eux ? Quelles peuvent être les relations de la Philosophie et des hommes ?
C'est seulement en leur nom et de leur part que sera dissipée l'équivoque du mot Philosophie. Il ne faut point croire sur parole ses promesses abstraites et la générosité paresseuse qui coule dans ses mots.
Paul NIZAN - Les chiens de garde - 1932
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