Machiavel et le peuple.
Parmi les quelques philosophes célèbres de la
tradition qui ont pris le parti du peuple, on ne retrouve que Machiavel (dans
ses textes républicains), Spinoza et Rousseau (mais il s’agit d’un peuple sans
femmes), et Marx.
Dans la notion de peuple on peut distinguer (G. Bras) :
1. l’ensemble
des citoyens, le « peuple juridique » ;
2. « les
membres de la nation », le « peuple ethnique » ;
3. le
« petit peuple » (ou « couches populaires ») dépourvu
« des richesses et du pouvoir, qui s’oppose à la fraction dominante de la
société », qu’il nomme « peuple social ».
C’est ce « peuple social » qui sera discuté ici – et au
travers de Machiavel - en tant qu’acteur politique qui compte — en principe —
tous les sans titre d’une communauté. La notion de « sans titre »
désigne ainsi celles et ceux qui n’ont pas de titre particulier qui pourrait
fonder une prétention à gouverner la communauté.
Le peuple est cette force politique qui affirme le principe que
toutes et tous peuvent prendre part au processus de décision, indépendamment de
leurs titres et de leurs fonctions au sein de la communauté ou, pour le dire
autrement, que le pouvoir doit être un bien commun. Cette affirmation
radicalement égalitaire provoque des réponses passionnées, d’espoir ou de peur.
L'objet du Prince (1532) est le prince
lui-même. L'objet du Discours (Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio 1531) c'est le peuple. Le Discours est une apologie de la République et du
peuple comme porteur de vertu. Le Prince ne parle pas de la République
mais des principautés.
Le prince doit former cette matière qu'est le peuple, transformer l'agrégat en corps politique. Il doit être reconnu par le peuple. Un prince non reconnu, un prince sans peuple serait un tyran. Mais en même temps pas de peuple sans prince car le prince est l'élément fondateur.
Corruption du peuple : la corruption renvoie à l'idée de l'altération du principe interne par lequel un vivant se maintient dans l'être. Presque tous les peuples sont frappés par ce mal. Même si le royaume de France offre l'exemple d'un état stable qu'on ne saurait qualifier de tyrannie, il n'en reste pas moins que le peuple y a perdu ce farouche attachement à la liberté marque d'une vitalité et d'une puissance qui sont le fait des seules républiques.
Le peuple en tant que corps politique ne peut se constituer que sous un chef, nous l'avons vu. Mais c'est aussi de là que surgit le risque de mort : toute corruption commence par la tête et la virtu n'est pas héréditaire. Le fils du prince ne la possède pas nécessairement. Au peuple alors de gouverner. Mais la virtu démocratique n'est pas héréditaire non plus. La liberté dégénère en licence, le peuple devient populace c'est-à-dire que la passion l'emporte sur le raisonnable.
Comment s'arracher au cycle de la dégénérescence ? Machiavel défend le principe de la séparation des pouvoirs et de la confrontation des pouvoirs. Le peuple peut légitimement se révolter contre les Grands parce que ceux-ci cherchent à oppresser le peuple. Mais si on élimine les Grands alors le peuple dégénère. Les Grands sont donc nécessaires.
La haine entre le peuple et les Grands est salutaire. Machiavel donne pour exemple la République romaine qui a dû sa puissance et sa gloire à la tension sans cesse renaissante entre le Sénat et le peuple. Un peuple libre est moins un peuple qui se gouverne par lui-même qu'un peuple capable d'agir dans l'union contre tous ceux qui le menacent.
Il ne faut donc jamais fermer totalement la voie à l'insurrection populaire. Le peuple doit être juge de ses gouvernants dont les mandats doivent être courts et non héréditaires.
Le peuple n'est pas infaillible mais néanmoins se trompe moins que le prince.
Quand un peuple est pris de délire, c'est passager et cela reste exceptionnel. En général la folie d'un peuple est plutôt colère inspirée par un sentiment d'injustice. Le peuple au fond exige d'être gouverné, qu'on ne le spolie pas, qu'on ne viole pas ses femmes et ses enfants, qu'on ne lui impose pas des contraintes arbitraires. C'est la condition de la prospérité des Etats. Ceci dit cette exigence peut disparaître chez un peuple longuement asservi et finalement corrompu jusqu'aux entrailles.
Machiavel combat le luxe et l'inégalité des richesses. Le riche est celui qui peut entretenir une faction au service de son ambition et de ses intérêts particuliers. Le luxe amollit, secrète l'envie, la corruption (on retrouvera cela chez Rousseau, grand admirateur de Machiavel qui a bien vu, lui, le Républicain).
Quant à la basse classe elle devient alors disponible pour les pires aventures politiques considérant qu'elle contribue à la prospérité sans en profiter (ne faisons quand même pas de Machiavel un penseur de la révolution : il se méfie aussi du ressentiment de la foule suicidaire. Un peuple vrai refuse que les hommes s'entre-mangent).
Machiavel va donc combattre les riches, condamner le parasitisme de ce qu'il appelle les « gentilshommes » qui vivent sans rien faire du produit de leur possession « Quiconque veut établir une république dans un pays où il y a beaucoup de gentilshommes ne peut y réussir sans les éteindre tous » Un peuple peut rejeter ceux qui ne contribuent en rien au bien commun. Il accepte les « entrepreneurs » à condition qu'ils n'exploitent pas sans mesure ceux qu'ils emploient.
En conclusion, un peuple non corrompu ne peut vivre qu'en République. Seule forme institutionnelle qui convienne. Le peuple est seul à être porteur d'intentions honnêtes orientées vers le bien commun. Pour autant il ne peut se passer de gouvernants, mais un chef sans virtu est un tyran.
Ce que les mauvais chefs engendrent, la virtu d'un être exceptionnel, d'un prince, pourra peut-être le détruire pour restaurer le peuple dans sa dignité. Encore faut-il que le libérateur ne se prenne pas au jeu de la tyrannie. Quand la virtu est le seul fait du prince, l'Etat est fragile car cette virtu instaure sans perpétuer.
La virtu fondamentale et donc celle du peuple et le peuple ne peut avoir d'autre projet que la défense d'une liberté qui coïncide avec son être. Le peuple ne peut perdre la liberté sans se perdre.
La tyrannie ne peut donc asservir qu'un peuple déjà malade (à rapprocher peut-être des thèses de la Boétie sur la servitude volontaire). Mais à en croire Machiavel lui-même, la santé des peuples qui lui sont contemporains n'est guère florissante.
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