Mais quelle est donc
cette dérangeante
méthode de l’ami Descartes ?
méthode de l’ami Descartes ?
Pourquoi en France se prétend-on
cartésien en croyant comprendre Descartes sans trop bien réaliser que lui-même
n'a pas pensé ce qui lui a permis de penser ? Penser est une chose qui lui
semble évidente et qu'on est tenté d'accepter sans examen, alors même qu'elle
ne l'est pas.
Essayons ensemble de comprendre
tout cela. Par son je pense, donc je suis, ce professeur de raison ne se
leurrait-il pas un peu ? Comment peut-il conclure donc je suis – c'est à dire
qu'il est – alors qu'il a déjà gratuitement affirmé qu'il est par le je de je pense ? N'est-ce pas une tautologie ? Mais
surtout, ne lui eut-il pas d'abord fallu prouver qu'il est ? Eh oui,
professeur, comment penser si on n'est pas encore ? Suis-je irrévérencieux, à
l'instar d'Anaximandre envers Thalès ? Oui : Descartes n'aurait-il pas plutôt
dû conclure « donc j'existe » plutôt que donc je suis ? Ceci pour la raison que
« je suis homme parce que je pense, et que donc j'existe ».
Même si c'est peut-être cela que Descartes
avait voulu dire, reste qu'il ne l'a pas écrit et qu'il ne pouvait affirmer
être par le je de je pense sans expliquer d'où provient cette possibilité d'un
je... C'est crucial. Mais, en réalité, le problème est ailleurs. Descartes se
considère d'office en adulte accompli : je pense donc je suis. Implicitement,
c'est parce que je suis déjà un homme accompli que je pense pleinement : la
seule chose dont je ne puis douter est que je pense. Et donc, c'est parce que
je suis occupé à penser que j'existe. Et qu'en conséquence je ne puis douter
d'être homme accompli.
Il n'en demeure pas moins que
Descartes ne se posait pas la question anthropologique du processus
d'hominisation. Celui de l'individu et celui de l'espèce. L'individu part de
deux gamètes suivies d'un fœtus, pour passer ensuite par le nouveau-né
vagissant tel un animal que son milieu matériel et humain transformera en un
être humain vers 7-8 ans, à l'âge de raison. On voit qu'il n'y a pas d'homme
qui vaille sans adaptation et éducation. Mais Descartes, lui, était déjà
pleinement éduqué quand il conclut je pense, donc je suis.
En toute philosophie, c'est ce
processus d'émergence de l'humain qu'il nous faut tenter d'expliquer à sa
place, afin de pouvoir ensuite essayer de justifier puis de pleinement
comprendre son Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher
la vérité dans les sciences. C'est peut-être à cause de cet hiatus que souvent
nous croyons percevoir son Discours sans bien le comprendre, ni surtout
l'appliquer. C'est un comble car pour bien conduire sa raison il faut être
pleinement rationnel, ami Descartes. Allons-y en deux points.
1. Sans
méthode pour comprendre l'univers, il resterait vain et vide pour nous. Il
serait dénué de signification. Certes, l'univers est. Mais il serait vide
d'objets sans les hommes pour leur donner une identité particulière en les
nommant. Pour cela, encore faut-il qu'il y ait discours. Or la possibilité d'un
discours appartient aux seuls hommes qui, par la conscience d'eux-mêmes qu'ils
ne développent que par leurs interactions, acquièrent la pensée auto-réflexive,
la conscience. Il faut débrouiller tout cela, avant de passer à une
compréhension du Discours proprement dit.
Certes, il faut lire et relire ce
grand œuvre philosophique français de 1637. Mais reconnaissons à sa décharge
que Descartes n'était pas à la recherche d'une définition de la conscience,
mais d'une évidence : un fait capable de résister à toute mise en doute, y
compris celle du message de nos sens. Après mûre réflexion sur toutes les
observations et expériences de sa vie (les faits), il en induit une et une seule évidence : le fait même qu'il est en train
de faire cette recherche. (A cet égard, parler d'intuition reviendrait à dire
la même chose. Mais aucune intuition ne tombe jamais du ciel, mais des seuls
faits.)
Cette
démarche aboutit non pas à un objet mais est un processus, dont l'existence
pour lui est indubitable. C'est le cheminement de sa propre pensée. Il ne
trouve donc aucun objet (ce qui est). Pas même son propre je. Bien que
néanmoins il le prétende implicitement. Tout en se fourvoyant. Le je pense,
donc je suis notifie simplement que le processus de sa pensée lui signifie le
processus conjoint, non pas qu'il est (un objet figé) mais qu'il existe. Ce qui
est bien un processus. Penser présuppose en effet l'existence du je, objet
préliminaire dont l'émergence ne va pas de soi. Descartes a éludé ce
questionnement. Essayons donc ensemble d'en relever le défi philosophique.
Il faut donc préciser cette émergence afin de
justifier tant son Discours que sa méthode, mais aussi le caractère
philosophique et scientifique de celle-ci, tous éléments explicitement énoncés
dans l'intitulé de son travail de maturité. Par ces apports, il nous fait le
don amical des si dérangeants mais nécessaires efforts de compréhension que
requiert sa quadruple méthode. Qu'implicitement il nous invite en toute amitié
à sans cesse appliquer.
Il nous faut donc questionner
l'universel du je pense. Comment les néandertalo-sapiens ont-ils pu dire cet
unique objet faunistique, ce je que Descartes imagine aller de soi ? Comment
avoir conscience de soi--même ? La raison est que, contrairement aux autres
animaux, les hommes sont seuls capables de se figurer un objet. Considérons la
chose. Tout ce qui appartient à l'univers, particule ou astre, caillou ou
animal, est, par convention, doté d'être (la prémisse au « je » et au « donc je
suis »). Oui, tout objet est. Mais sa définition est arbitraire. Tel caillou
n'est considéré comme un élément individualisé que grâce à un observateur qui,
traçant les limites de ce qui appartient à cet objet, lui assigne une
singularité. Pour être objet de l'univers, il faut être objet du discours d'un
observateur.
Certes les hommes ne sont pas les
seuls observateurs mais ils sont seuls capables, par exemple, d'aller au-delà
de la constatation que des éléments brillants se déplacent dans le ciel. Leur «
discours » les nommera astres. En effet par cette constatation tout objet est
une création, d'abord de borborygmes alliés à un geste, tous deux échangés
entre des êtres (pré)humains. Ensuite, sur des centaines de millénaires
d'évolution, il y a une progressive émergence du discours articulé entre eux.
Le « entre eux » est la clé de la conscience humaine. Celle du je à la pensée
auto-réflexive : je pense, donc je suis.
Et donc j'existe ; et surtout, je le
sais, j'en ai conscience, la perception auto-réflexive ! Tout objet est une
création du discours humain. Sans les hommes, le monde ne serait qu'un
continuum sans structure. Et surtout, je dis-je
parce que d'autres m'ont dit tu, dans une réciproque dialectique. C'est
cela l'humain. Il faut qu'il y ait un nous pour qu'il y ait un je. Et même, il
faut qu'il y ait au préalable un univers d'objets singularisés par un groupe
d'hommes.
2. Ceci étant acquis, passons au Discours de la méthode. Rappelons-nous
qu'il fut précédé des discours de Vinci, Copernic, Bruno, Galilée, Brahé,
Képler et de tous les sapiens, ensemble, avant eux. Mais aussi, ensemble, après
eux. Voici donc la méthode en quatre points et la conclusion du Discours. Il
est assez maladroitement adapté en langage d'aujourd'hui (caractères non
italiques et non gras), mais cela devrait nous permettre de le comprendre plus
directement et peut-être avec plus de justesse :
…
ainsi,
au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique scolastique est
composée, je crus que j'aurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse
une ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule fois à les
observer.
Le premier (règle de l'évidence ou
des faits avérés) était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la
connusse comme vraie pour ce qu'elle m'apparut d'emblée être
telle ; c'est-à-dire d'éviter soigneusement toute conclusion hâtive
sans examen suffisant, tout comme la prévention et tout préjugé ou
idée d'autorité, et de n'inclure rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait
si clairement et si distinctement à mon esprit que je n'eusse aucune occasion
de le mettre en doute (fait avéré).
Le
second (règle de l'analyse qui décompose le complexe en éléments
simples, clairs et distincts), de diviser chacune des difficultés que
j'examinerais en autant de parcelles qu'il se pourrait et qu'il serait requis
pour les mieux résoudre.
Le
troisième (règle de la synthèse ou induction), de conduire par ordre mes
pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à
connaître (notamment ceux qui sont connus par l'évidence des faits), pour
monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composés,
et supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement
les uns les autres (Descartes postule que tout objet de connaissance
est rationnel et comporte un ordre).
Et le
dernier (règle des dénombrements, des recensements, de la prise en
compte ou des précautions à prendre à titre de vérification), de
faire partout (aussi bien dans l'analyse que dans la synthèse ou
induction) des dénombrements (précautions de vérification ou passage au
tamis de critères de pertinence par rapport à la question en étude) si
entiers (par la considération de tous les éléments un à un) et
des revues si générales (cohérence de l'ensemble), que je fusse assuré de ne rien
omettre (de pertinent et juste suffisant parmi les faits par rapport à
la question).
Ces
longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont
coutume de se servir pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations
(en fait « monstration » ou induction ; ce mot n'existait peut-être pas
mais veut actuellement dire l'inverse de dé-monstration), m'avaient donné occasion de
m'imaginer que toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des
hommes (reconnaissance de notre finitude) s'entresuivent en même façon. Et
que, pourvu seulement qu'on s'abstienne d'en recevoir aucune pour vraie qui ne
le soit (effectivement), et qu'on garde toujours l'ordre qu'il faut
pour les déduire (en fait, induire !) les unes des autres, il n'y en
peut avoir (de questions, d'objets) de si éloignées auxquelles enfin
on ne parvienne, ni de si cachées qu'on ne découvre.
On reconnaît ici la démarche
philosophico-scientifique de recherche de connaissances authentiques. Elle est
aujourd'hui souvent négligée et donc souvent rappelée dans nos assemblées. La
voici :
1° Mise à l'écart de toute prévention, préjugé,
vue de l'esprit ou hypothèse à laquelle on se tiendrait résolument jusqu'à
preuve factuelle de son invalidation ou « falsification » (démarche à la K.
Popper, par opposition au « Hypothesis non fingo. » cartéso-newtonnien (« Je ne
fais pas d'hypothèse. »).
2° Recherche de tous les faits avérés,
pertinents et juste suffisants (passés au crible ou tamis des critères de pertinence et de suffisance),
utilisés afin d'expliquer l'objet dans la troisième phase ci-après.
3° Induction : recherche rationnelle (seul
élément de spéculation de la démarche, mais sur ces seuls faits précédemment
passés aux cribles) et énonciation du principe général explicatif de l'objet.
4° Ce principe explicatif ou loi générale permet
ensuite de déduire, ou expliquer des cas particuliers. Si dans cette opération
le principe ou loi est invalidé – apportant ainsi un ou des faits nouveaux et,
par là, le principe étant transformé en erreur devenant prévention si elle est
maintenue (méthode de Popper écartée au point 1°) – il doit être soumis à la
démarche décrite ci-avant.
Qu'attendons-nous pour essayer d'appréhender
et sans cesse appliquer cette démarche? Plutôt que de nous laisser porter à
agir et penser à tort et à travers.
Sans doute préférons-nous nos
opinions et excès. Ils nous divertissent souvent plus que le don amical mais
rude de l'ami Descartes : une démarche et une méthode visant à conduire notre
raison pour tenter de découvrir des connaissances authentiques (philosopher).
Mais gare aux troubles qui naissent de l'étourderie d'ignorer ce rude camarade.
Ou son ami Epicure qui nous prévient des troubles des personnes, certes, mais
aussi de ceux que l'on voit aujourd'hui partout sur nos places, terrasses,
cafés et brasseries. Et même et surtout jusque dans nos Etats, entreprises et
maisons.
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