lundi 2 mars 2020

Sujet du Merc. 04 Mars 2020 : Mais quelle est donc cette dérangeante méthode de l’ami Descartes ?


Mais quelle est donc cette dérangeante
méthode de l’ami Descartes ?

Pourquoi en France se prétend-on cartésien en croyant comprendre Descartes sans trop bien réaliser que lui-même n'a pas pensé ce qui lui a permis de penser ? Penser est une chose qui lui semble évidente et qu'on est tenté d'accepter sans examen, alors même qu'elle ne l'est pas.

Essayons ensemble de comprendre tout cela. Par son je pense, donc je suis, ce professeur de raison ne se leurrait-il pas un peu ? Comment peut-il conclure donc je suis – c'est à dire qu'il est – alors qu'il a déjà gratuitement affirmé qu'il est par le je de  je pense ? N'est-ce pas une tautologie ? Mais surtout, ne lui eut-il pas d'abord fallu prouver qu'il est ? Eh oui, professeur, comment penser si on n'est pas encore ? Suis-je irrévérencieux, à l'instar d'Anaximandre envers Thalès ? Oui : Descartes n'aurait-il pas plutôt dû conclure « donc j'existe » plutôt que donc je suis ? Ceci pour la raison que « je suis homme parce que je pense, et que donc j'existe ».

Même si c'est peut-être cela que Descartes avait voulu dire, reste qu'il ne l'a pas écrit et qu'il ne pouvait affirmer être par le je de je pense sans expliquer d'où provient cette possibilité d'un je... C'est crucial. Mais, en réalité, le problème est ailleurs. Descartes se considère d'office en adulte accompli : je pense donc je suis. Implicitement, c'est parce que je suis déjà un homme accompli que je pense pleinement : la seule chose dont je ne puis douter est que je pense. Et donc, c'est parce que je suis occupé à penser que j'existe. Et qu'en conséquence je ne puis douter d'être homme accompli.

Il n'en demeure pas moins que Descartes ne se posait pas la question anthropologique du processus d'hominisation. Celui de l'individu et celui de l'espèce. L'individu part de deux gamètes suivies d'un fœtus, pour passer ensuite par le nouveau-né vagissant tel un animal que son milieu matériel et humain transformera en un être humain vers 7-8 ans, à l'âge de raison. On voit qu'il n'y a pas d'homme qui vaille sans adaptation et éducation. Mais Descartes, lui, était déjà pleinement éduqué quand il conclut je pense, donc je suis.

En toute philosophie, c'est ce processus d'émergence de l'humain qu'il nous faut tenter d'expliquer à sa place, afin de pouvoir ensuite essayer de justifier puis de pleinement comprendre son Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences. C'est peut-être à cause de cet hiatus que souvent nous croyons percevoir son Discours sans bien le comprendre, ni surtout l'appliquer. C'est un comble car pour bien conduire sa raison il faut être pleinement rationnel, ami Descartes. Allons-y en deux points.

1.  Sans méthode pour comprendre l'univers, il resterait vain et vide pour nous. Il serait dénué de signification. Certes, l'univers est. Mais il serait vide d'objets sans les hommes pour leur donner une identité particulière en les nommant. Pour cela, encore faut-il qu'il y ait discours. Or la possibilité d'un discours appartient aux seuls hommes qui, par la conscience d'eux-mêmes qu'ils ne développent que par leurs interactions, acquièrent la pensée auto-réflexive, la conscience. Il faut débrouiller tout cela, avant de passer à une compréhension du Discours proprement dit.

Certes, il faut lire et relire ce grand œuvre philosophique français de 1637. Mais reconnaissons à sa décharge que Descartes n'était pas à la recherche d'une définition de la conscience, mais d'une évidence : un fait capable de résister à toute mise en doute, y compris celle du message de nos sens. Après mûre réflexion sur toutes les observations et expériences de sa vie (les faits), il en induit une et une seule évidence : le fait même qu'il est en train de faire cette recherche. (A cet égard, parler d'intuition reviendrait à dire la même chose. Mais aucune intuition ne tombe jamais du ciel, mais des seuls faits.)

Cette démarche aboutit non pas à un objet mais est un processus, dont l'existence pour lui est indubitable. C'est le cheminement de sa propre pensée. Il ne trouve donc aucun objet (ce qui est). Pas même son propre je. Bien que néanmoins il le prétende implicitement. Tout en se fourvoyant. Le je pense, donc je suis notifie simplement que le processus de sa pensée lui signifie le processus conjoint, non pas qu'il est (un objet figé) mais qu'il existe. Ce qui est bien un processus. Penser présuppose en effet l'existence du je, objet préliminaire dont l'émergence ne va pas de soi. Descartes a éludé ce questionnement. Essayons donc ensemble d'en relever le défi philosophique.

 Il faut donc préciser cette émergence afin de justifier tant son Discours que sa méthode, mais aussi le caractère philosophique et scientifique de celle-ci, tous éléments explicitement énoncés dans l'intitulé de son travail de maturité. Par ces apports, il nous fait le don amical des si dérangeants mais nécessaires efforts de compréhension que requiert sa quadruple méthode. Qu'implicitement il nous invite en toute amitié à sans cesse appliquer.

Il nous faut donc questionner l'universel du je pense. Comment les néandertalo-sapiens ont-ils pu dire cet unique objet faunistique, ce je que Descartes imagine aller de soi ? Comment avoir conscience de soi--même ? La raison est que, contrairement aux autres animaux, les hommes sont seuls capables de se figurer un objet. Considérons la chose. Tout ce qui appartient à l'univers, particule ou astre, caillou ou animal, est, par convention, doté d'être (la prémisse au « je » et au « donc je suis »). Oui, tout objet est. Mais sa définition est arbitraire. Tel caillou n'est considéré comme un élément individualisé que grâce à un observateur qui, traçant les limites de ce qui appartient à cet objet, lui assigne une singularité. Pour être objet de l'univers, il faut être objet du discours d'un observateur.

Certes les hommes ne sont pas les seuls observateurs mais ils sont seuls capables, par exemple, d'aller au-delà de la constatation que des éléments brillants se déplacent dans le ciel. Leur « discours » les nommera astres. En effet par cette constatation tout objet est une création, d'abord de borborygmes alliés à un geste, tous deux échangés entre des êtres (pré)humains. Ensuite, sur des centaines de millénaires d'évolution, il y a une progressive émergence du discours articulé entre eux. Le « entre eux » est la clé de la conscience humaine. Celle du je à la pensée auto-réflexive : je pense, donc je suis. Et donc j'existe ; et surtout, je le sais, j'en ai conscience, la perception auto-réflexive ! Tout objet est une création du discours humain. Sans les hommes, le monde ne serait qu'un continuum sans structure. Et surtout, je dis-je  parce que d'autres m'ont dit tu, dans une réciproque dialectique. C'est cela l'humain. Il faut qu'il y ait un nous pour qu'il y ait un je. Et même, il faut qu'il y ait au préalable un univers d'objets singularisés par un groupe d'hommes.

2.  Ceci étant acquis, passons au Discours de la méthode. Rappelons-nous qu'il fut précédé des discours de Vinci, Copernic, Bruno, Galilée, Brahé, Képler et de tous les sapiens, ensemble, avant eux. Mais aussi, ensemble, après eux. Voici donc la méthode en quatre points et la conclusion du Discours. Il est assez maladroitement adapté en langage d'aujourd'hui (caractères non italiques et non gras), mais cela devrait nous permettre de le comprendre plus directement et peut-être avec plus de justesse :

            ainsi, au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique scolastique est composée, je crus que j'aurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule fois à les observer.
            Le premier (règle de l'évidence ou des faits avérés) était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse comme vraie pour ce qu'elle m'apparut d'emblée être telle ; c'est-à-dire d'éviter soigneusement toute conclusion hâtive sans examen suffisant, tout comme la prévention et tout préjugé ou idée d'autorité, et de n'inclure rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute (fait avéré).
            Le second (règle de l'analyse qui décompose le complexe en éléments simples, clairs et distincts), de diviser chacune des difficultés que j'examinerais en autant de parcelles qu'il se pourrait et qu'il serait requis pour les mieux résoudre.
            Le troisième (règle de la synthèse ou induction), de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître (notamment ceux qui sont connus par l'évidence des faits), pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composés, et supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres (Descartes postule que tout objet de connaissance est rationnel et comporte un ordre).
            Et le dernier (règle des dénombrements, des recensements, de la prise en compte ou des précautions à prendre à titre de vérification), de faire partout (aussi bien dans l'analyse que dans la synthèse ou induction) des dénombrements (précautions de vérification ou passage au tamis de critères de pertinence par rapport à la question en étude) si entiers (par la considération de tous les éléments un à un) et des revues si générales (cohérence de l'ensemble), que je fusse assuré de ne rien omettre (de pertinent et juste suffisant parmi les faits par rapport à la question).     

            Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations (en fait « monstration » ou induction ; ce mot n'existait peut-être pas mais veut actuellement dire l'inverse de dé-monstration), m'avaient donné occasion de m'imaginer que toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes (reconnaissance de notre finitude) s'entresuivent en même façon. Et que, pourvu seulement qu'on s'abstienne d'en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit (effectivement), et qu'on garde toujours l'ordre qu'il faut pour les déduire (en fait, induire !) les unes des autres, il n'y en peut avoir (de questions, d'objets) de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu'on ne découvre.

On reconnaît ici la démarche philosophico-scientifique de recherche de connaissances authentiques. Elle est aujourd'hui souvent négligée et donc souvent rappelée dans nos assemblées. La voici :

  Mise à l'écart de toute prévention, préjugé, vue de l'esprit ou hypothèse à laquelle on se tiendrait résolument jusqu'à preuve factuelle de son invalidation ou « falsification » (démarche à la K. Popper, par opposition au « Hypothesis non fingo. » cartéso-newtonnien (« Je ne fais pas d'hypothèse. »).

  Recherche de tous les faits avérés, pertinents et juste suffisants (passés au crible ou tamis des  critères de pertinence et de suffisance), utilisés afin d'expliquer l'objet dans la troisième phase ci-après.

  Induction : recherche rationnelle (seul élément de spéculation de la démarche, mais sur ces seuls faits précédemment passés aux cribles) et énonciation du principe général explicatif de l'objet.

  Ce principe explicatif ou loi générale permet ensuite de déduire, ou expliquer des cas particuliers. Si dans cette opération le principe ou loi est invalidé – apportant ainsi un ou des faits nouveaux et, par là, le principe étant transformé en erreur devenant prévention si elle est maintenue (méthode de Popper écartée au point 1°) – il doit être soumis à la démarche décrite ci-avant.

Qu'attendons-nous pour essayer d'appréhender et sans cesse appliquer cette démarche? Plutôt que de nous laisser porter à agir et penser à tort et à travers.

Sans doute préférons-nous nos opinions et excès. Ils nous divertissent souvent plus que le don amical mais rude de l'ami Descartes : une démarche et une méthode visant à conduire notre raison pour tenter de découvrir des connaissances authentiques (philosopher). Mais gare aux troubles qui naissent de l'étourderie d'ignorer ce rude camarade. Ou son ami Epicure qui nous prévient des troubles des personnes, certes, mais aussi de ceux que l'on voit aujourd'hui partout sur nos places, terrasses, cafés et brasseries. Et même et surtout jusque dans nos Etats, entreprises et maisons.

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