lundi 12 mars 2018

Sujet du merc. 14 Mars 2018 : Bienveillance et exigence au café philo.



Bienveillance et exigence au café philo

PAR ALICE CHALANSET ( " Café philo Vavin " à Paris )
Philos n' 57 - Août-Sept. 97

[La question a bien été posée à Marseille] de la balance entre bienveillance et exigence [de la part de l'animateur d'un café philo]. J'élargirais simplement un peu le débat en disant qu'il ne s'agit pas de la relation entre animateurs, qui est finalement marginale, mais de la relation à l'inté­rieur des cafés entre animateurs et "public". C'est là peut-être qu'existe quelque dissonance ou dissension entre nous, même s'il m'a semblé [ ... ] que la (re)conciliation s'avérait à tous souhai­table et possible, à condition que chacun témoigne d'un minimum de tolérance à l'égard de la pra­tique des autres.     

Entendre toute parole en la tenant par principe comme égale à toute autre me paraît relever, non de la tolérance (il y a des maisons pour ça disait Claudel) mais d'une condescendance.

Une telle position me paraît anti-philosophique, contraire à la mission de chaque philosophe (ou animateur non philosophe de métier), mission merveilleusement définie par Spinoza sous le nom de "générosité" : "aider les autres et se lier avec eux d'amitié," Je ne saurais me lier de la moindre amitié avec celui dont je reconnaîtrais, ou sentirais l'erreur, ou l'approximation (car il y a sinon du vrai, du moins du faux en philosophie, et toute la philosophie s'emploie à le combattre (préjugé, illusion, projection, idée reçue, etc.) me refusant à lui donner, à rectifier, par peur de passer pour pédante, je laisserais se perpétrer la doxa, ce qui témoignerait du plus grand mépris pour les autres. Ils ne savent rien, mais je dois respecter leur parole, et œuvrer pour leur joie de parler, sans être corrigés ni interrompus.       
        

Chacun est égal devant la pensée. Mythe destructeur.   

 
Je veux bien qu'à chacun soit donnée la parole, mais il y a d'autres lieux pour ça, le poétique, le politique, le psychanalytique, etc. Et n'appelons pas café "philo" ces lieux où de la parole libre circule, sans critère d'évaluation, sans références, sans travail de la raison, sans exigence.
Car en philosophie en tout cas, il y en a qui sont "plus égaux que d'autres". Pas forcément les plus "savants" mais ceux dont la pensée est claire, qui savent s'exprimer dans un ton qui n'est ni prophétique ni lyrique ni apocalyptique, ni affectif, mais dans le ton de la philosophie, plus proche du ton de la pensée rationnelle, scientifique (même s'il y a un plus, la référence aux valeurs) que dans le ton de l'affect (enthousiasme ou indignation pour dire court).





La parole spontanée est émouvante certes, en tout cas à mes oreilles, mais elle est souvent sans rigueur.  

Elle risque de n'être entendue aussi que d'une façon purement affective, et projective, approuvée ou rejetée sans intervention de la rationalité, d'où le conflit. Et elle se trouve donc privée de toute efficacité dans le champ de la philosophie et dans le champ de la politique. "Faut pas rêver", comme dit l'autre, je peux être sensible au rêve mais je ne le confonds pas avec les exigences de la philosophie, moins encore avec celle du champ de la politique.
1   - Il n'y a pas d'opposition entre bienveillance et exigence. Si je veux vraiment le "bien" philo­sophique de l'autre, et le mien propre, qui se confondent, c'est à dire l'avancée dans la pensée, je souhaite qu'il progresse dans la pensée, la cohérence, la rigueur, et pourquoi pas la "culture".
2    - Ce que j'appelle philosophie a son territoire spécifique, défini par les modalités de la parole et de l'échange. Cette parole se distingue en tout cas clairement de la parole du sujet dans les lieux où elle sert d'exutoire, et où il s'agit d'accéder à la vérité du sujet.
En philosophie on vise tout de même une certaine vérité sur l'objet (objet de pensée, de réflexion), une parole philosophique distincte de la parole politique directement ordonnée au pouvoir. Pure technique de persuasion. La parole philosophique se distingue encore de la parole poétique.       


Le passage de la "philosophie spontanée" à la "philosophie réfléchie"
J'ai pour ma part le souci, dans mon café, comme dans mon enseignement, de permettre aux gens qui n'y sont guère préparés par ailleurs, d’accéder à ce territoire propre de la philosophie, à ce type de parole et d'approche du monde, à ce type d'échange. Il y a d'autres types de parole, d'ap­proche du monde et d'échange, et je reconnais leur légitimité, mais en tant qu'animateur de café philo, je suis là pour faire connaître ce qui est le territoire propre, le style propre et les valeurs de la philosophie.
3     - D'où une dernière remarque the last but not the least, sur les modalités de la distribution de la parole au café philo. Une simple juxtaposition d'énoncés commandée par le principe du rendement (que le maximum de gens s'expriment, dans le minimum de temps), ne me paraît pas relever de ce que j'appelle philosophie.
Chaque intervention est respectable certes, mais elle mériterait un approfondissement, un pro­longement, un commentaire, une réponse. Et donc il faudrait que chaque fois puisse s'engager un vrai dialogue à partir d'une intervention, ce qui permettrait d'avancer dans la pensée et de constituer du philosophique (passage de la "philosophie spontanée" à la "philosophie réfléchie" dont parle Gramsci).
II n'y a de progrès pour chacun que par le dialogue. Or curieusement, c'est ici le dialogue qui se trouve interdit ou impossible.
Peut-être faudrait-il alors être moins nombreux, ou que certains acceptent de renoncer à la prise de parole par respect du progrès de la pensée, et parce qu'ils comprennent que l'enjeu, est, encore une fois, le progrès de la pensée, de la connaissance, et non la liberté pour chacun de s'exprimer et d'être écouté - encore une fois il y a d'autres lieux pour ça.

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