Peut-on fonder l'histoire par le droit ?
« Il existe des crimes qui, par
leur nature et leur ampleur, sortent de l'ordinaire du crime, et même de
l'ordinaire du crime de guerre : tout le monde en convient. Que la loi
considère ces crimes comme imprescriptibles afin que l'action contre leurs
auteurs ne s'éteigne qu'avec leur vie, on ne peut que s'en féliciter …
Mais fallait-il, au fil des lois, mêler
justice et histoire, histoire et mémoire ? Ces crimes, imprescriptibles pour
l'avenir, devait-on les pourchasser aussi dans le passé, et parfois dans un
passé lointain de plusieurs siècles ? Verra-t-on un jour, comme au Moyen Age,
des procès faits à des cadavres ? Pendra-t-on des squelettes ? Faut-il en
arriver enfin à poursuivre non plus les criminels eux-mêmes, morts depuis
longtemps, mais les historiens spécialistes de ces périodes sombres de
l'histoire du monde ? On en était déjà à se le demander avec inquiétude quand
le Parlement a adopté une loi qui disait, une fois de plus, aux historiens de
quel oeil considérer le passé et, pour la première fois, comment l'enseigner !
Tel est le résultat d'une dérive progressive de lois remplies de bonnes
intentions : les lois "mémorielles"
Au point de départ, la "loi
Gayssot". Cette loi, dont, par ailleurs, les dispositions relatives à
la lutte contre le racisme sont excellentes, a créé, dans l'un de ses articles,
un "sanctuaire" à l'abri de l'histoire : les jugements de Nuremberg
et ceux qui ont été prononcés en France sur les mêmes bases. Jusqu'alors, en
droit français, les jugements définitifs avaient l'autorité absolue de la chose
jugée, mais pas le statut juridique de vérité historique. En 1990, on a changé
le droit parce qu'il paraissait urgent de lutter contre le négationnisme.
Malheureusement, le négationnisme s'exprime aujourd'hui sans contraintes sur le
Net, et le Front national n'a pas perdu ses partisans. Plutôt que de déroger,
pour un si piètre résultat, aux grands principes de notre droit républicain,
n'aurait-il pas mieux valu laisser les historiens répondre aux négationnistes,
puisqu'aucun historien sérieux ne remet en cause les faits établis par le
tribunal de Nuremberg ?
En tout cas, le Parlement venait
d'ouvrir la boîte de Pandore : à partir de ce moment-là, chaque fraction de la
population a voulu la loi "mémorielle" qui sacralisait son propre
malheur. Pire : alors que, pour dire l'histoire, la loi Gayssot s'appuyait au
moins sur le jugement d'un tribunal international, on ne s'est plus embarrassé
de ces précautions pour les lois suivantes : nos législateurs étaient bien
assez grands pour écrire l'histoire tout seuls !
Aux Français d'origine arménienne,
dont les ancêtres avaient tant souffert en 1915, le Parlement accorda en 2001
une loi comme il n'en existe aucun exemple dans l'histoire de notre droit : une
loi qui ne comporte qu'une seule ligne, et qui nomme la victime sans désigner
ni le criminel ni le lieu du crime ! Pour cause : nos parlementaires venaient
d'intervenir pour écrire, non pas l'histoire de France, mais celle d'un pays
étranger... Une "avancée" dont on voit quels précédents elle pourrait
créer : pour faire plaisir à des Français d'origine asiatique, votera-t-on par
exemple, sanctions à l'appui, une loi pour dire qu'au XIIe siècle les Minamoto
ont cruellement exterminé les Taïra ? Il n'y a pas là de quoi sourire : écrire
des lois de ce genre ne coûte rien au Parlement, ni politiquement ni
financièrement, mais coûte très cher, ensuite, aux historiens qui osent
s'aventurer dans ces tourmentes de l'histoire.
A la loi sur le génocide arménien
succéda, la même année, la loi sur l'esclavage et la traite, dite "loi
Taubira". En tant que descendante d'esclave (le premier Chandernagor était
un esclave réunionnais affranchi), je me suis réjouie que cette loi définisse
l'esclavage comme un "crime contre l'humanité" et prévoie la
commémoration officielle de son abolition.
Mais je me suis inquiétée de voir qu'elle
allait plus loin que la loi Gayssot, et sur des bases historiques plus
incertaines. La portée du titre est certes générale : " Loi tendant à
la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre
l'humanité". Mais, dès l'article premier, la condamnation ne porte
plus que sur la "traite négrière transatlantique", c'est-à-dire le
crime commis par les pays occidentaux. On ne dit rien, en revanche, de la
traite transsaharienne qui a permis pendant douze siècles aux marchands arabes
d'approvisionner en esclaves l'Egypte et le Moyen-Orient ; rien non plus des
traites interafricaines. Bien que quantitativement importantes, celles-là ne
sont pas, selon notre loi, des "crimes contre l'humanité". Pourquoi ?
On voudrait croire que notre Parlement n'a voulu légiférer, cette fois, que sur
des crimes commis par des Français : eh bien, non ! Si c'était le cas, la loi
ne remonterait pas jusqu'au XVe siècle : comme à cette époque la France ne
participait pas à la traite, c'est, ici, l'histoire des Portugais, des
Hollandais, des Espagnols et des Anglais qu'ont choisi d'écrire les députés
français. Incorrigibles !
Mais les craintes s'aggravent quand on
poursuit la lecture : la loi Gayssot permettait aux associations
"mémorielles" de défendre en justice "l'honneur de la
Résistance". Ce qui n'est pas la même chose que l'honneur des
arrière-petits-fils de résistants, lesquels peuvent être, comme tout le monde,
honorables ou pas. La loi Taubira, elle, donne aux associations le pouvoir de
défendre "l'honneur des descendants d'esclaves". Nous sommes quelques
millions de Français dont les ancêtres, il y a plus de cent cinquante ans,
étaient des esclaves, en effet : sommes-nous, pour autant, tous honorables,
honorables par définition, et plus "honorables" que nos voisins ? C'est
en tout cas de ces dispositions que se prévalent aujourd'hui des
"collectifs" pour traîner en justice des historiens.
Ayons le courage de le dire : le passé
est un long fleuve de boue et de sang. La "mémoire" n'est jamais
consensuelle et, si l'histoire parvient parfois à fixer une vérité, c'est
parce qu'il y a eu débat.
Beaucoup de ceux qui regardent
aujourd'hui avec sympathie la multiplication des lois sur "la
mémoire" ne les ont pas lues. Mais le juge, lui, est bien obligé de les
lire. Et les historiens, bien obligés d'en supporter les conséquences. Esprits indépendants,
ils ne s'étaient pas, jusqu'à présent, érigés en "communauté" :
faudra-t-il qu'ils le fassent pour être entendus du Parlement et défendus
devant les juges ? »
Françoise Chandernagor est auteur de
nombreux romans historiques et signataire de l'appel "Liberté pour
l'histoire".