samedi 16 novembre 2024

Sujet du Merc. 20 Nov. 2024 : L'HOMME-MACHINE.

L'HOMME-MACHINE.

Pourquoi être humain ? Pourquoi défendre avec tant de ferveur l’art ou la curiosité scientifique ? Et ne pas succomber, en cette communauté du confort automatique, à la fatalité du mécanisme ? Sans doute parce que, le cas échéant, nous ne pourrions plus nous poser de telles questions. S’interroger, c’est déjà chercher (quaestio, quaerere), c’est-à-dire ne pas se contenter de ce que l’on sait, ou de ce que l’on est. Or, cette démarche s’inscrit dans une tragédie de progrès, mécontentement interminable, fatum duquel on participe. Quand c’est précisément le progrès qui, en corollaire de ses recherches cognitives ou industrielles, a transformé l’homme, ou plutôt, le produit de l’homme en une fraction de ce qui lui est nécessaire pour se savoir exister dans le monde, comment s’extraire de cette contradiction ?

             On ne trouvera pas dans le cartésianisme toutes les causes de nos maux. Cependant, si Descartes, dans le Discours de la Méthode, exhorte au scepticisme, opposant à cette procédure l’insouciance de l’animal (l’animal-machine), il n’est pas exempt de critiques quant à ses conclusions solipsistes. Cogito, sum n’est l’évidence que de son contraire, puisque l’existence de son auteur a précisément nécessité d’élaborer une philosophie, une méthode et surtout de la faire paraître, véritable accomplissement qui, lui, est à même d’alimenter la substance pensante.

            L’œuvre de Hegel, et en particulier son Cours d’esthétique, va dans le sens d’une existence double, à la fois en soi (telles les choses) et pour soi ; cette dernière conscience active de lui-même, il la décompose en deux volets interdépendants, le premier se rapprochant de la contemplation cartésienne par une manière théorique de représentation de soi, le second, indissociable, impliquant que l’homme devienne pour soi par la pratique, en transformant le monde, en y « apposant le sceau de son intériorité », de sorte qu’il y trouve ensuite « ses propres déterminations ».

               L’interprétation marxiste des conséquences d’un tel phénomène existentiel (car c’est bien de cela dont il s’agit) a révélé une déshumanisation latente du fait contextuel, c’est-à-dire, de la façon dont fonctionne la société. C’est un renversement complet du platonisme, dans lequel la société nuit à la créativité artisanale de l’homme : il devient dépendant d’une productivité aliénée, qui ne doit plus rien à ses propres capacités, et, à défaut d’exercer un talent dans lequel il puisse se savoir exister, il entre dans une nécessité d’oublier même son existence par le divertissement dépossédant (divertir c’est proprement distraire la pensée).

            On se retrouve alors entre un scepticisme solipsiste et une conscience déshumanisée, autrement dit, soit l’on ne cesse de douter, ne pouvant être assuré de son existence sans l’éprouver dans le monde, soit l’on s’efforce de se savoir exister, mais l’on se contraint de cesser de douter ; et, par voie de radicalisation, l’on sert une société comme une abeille sa ruche, comme une cellule un individu.

            Cette conciliation problématique de l’individu et de la société en rapport à son libre-arbitre est abordée historiquement de façon originale par saint Thomas More, dans Utopia (1515), puis plus tard par le philosophe italien Tommaso Campanella, avec un ouvrage intitulé La cité du soleil (vers 1602). L’utopie se permet de raisonner par « simulation », par idéalisme, ne résolvant pas pour autant les achoppements de la société de son auteur, mais illustrant (souvent très prosaïquement) quels pourraient être les rouages d’une communauté humaine harmonieuse. Elle a une place forte dans la critique par la métaphore, et l’Eldorado voltairien en est un probant exemple. La science, on notera, est bien souvent absente de telles conceptions ; l’évolution de l’application technologique, via le progrès, est incompatible avec la stabilité et l’équilibre utopique des désirs de tous.

            A bien y regarder, bien qu’elles promeuvent généralement l’exercice de l’art, du discours voire du naturalisme, les utopies représentent l’exploit de maintenir un ensemble d’individus se contentant de ce qu’ils savent et de ce qu’ils possèdent tout en demeurant profondément humains, voire humanistes (d’où la période d’émergence de ce genre). L’accaparement « réaliste » de l’utopie a enfanté la dystopie, orientation dominante de la science-fiction moderne, c’est-à-dire depuis les révolutions industrielles et le matérialisme historique marxiste.           
La dystopie consiste généralement à placer au sein de ce qui se voudrait une utopie un protagoniste qui puisse se défaire de l’illusion d’un monde parfait, véritable emprise, rappelant pour beaucoup une maïeutique. Romans ou œuvres cinématographiques (Le meilleur des mondes, Aldous Huxley ; 1984, George Orwell ; THX ; Blade Runner, etc.) installent sciemment un décor futuriste, adapté au genre, élément à la fois de distanciation d’avec notre propre monde (quoique l’œuvre en général en fait comprendre à mesure de l’argument toute la similitude) et de symbolisme du progrès. Il y règne une désacralisation de toutes valeurs morales, pour ne conserver qu’une éthique purement artificielle et utilitariste. Stanley Kubrick, au travers du 2001, Odyssée de l’espace d’Arthur C. Clarke, fait la synthèse des préoccupations existentialistes relatives à l’utopie et à la dystopie, passant de questionnements sociaux à individuels, sous couvert de la notion de temps relativisé par la physique, tout autant qu’elle l’est par l’individu. Ces questionnements sont un retour à l’humanité, après que HAL, machine, se soit avilie, et soit donc devenue homme, l’inhumain étant proprement humain. Ce procédé apagogique a été largement repris, se retrouvant même dans le divertissement confondant que la dystopie dénonce pourtant, en des films comme Terminator, où le protagoniste même est une machine. Une machine qui s’humanise. Est-ce lui, réinventé, le surhomme nietzschéen ?

Et la philosophie contemporaine de s’emparer de la fatalité d’une cybernétisation accomplie, comme avec The cyborg manifesto, de Donna Haraway. En dehors des perspectives féministes, le cyborg serait l’homme sachant conjuguer identité et communauté, solipsisme et conscience éprouvée. Ainsi, l’homme n’aurait pas d’avenir, seul le cyborg. Encore, l’homme n’existe déjà guère plus, déjà remplacé par ce cyborg, que Danna Haraway se plaît à féminiser. L’homme sacrifierait-il quelque chose en devenant cyborg, ou est-ce une synthèse ? Et comment la théorie du cyborg se vérifie-t-elle ?

Il y a la machine conceptuelle, l’automate, le processus figé ou perpétuel, et il y a la machine concrétisée, le robot, le lave-linge, le téléphone ; l’exacerbation de l’outil, remplaçant peu à peu l’activité de l’homme, qui a servi de support à l’avènement d’une critique beaucoup plus ancienne. L’animal-machine, c’est peut-être une fatalité douce de l’innocence, tandis que l’homme-machine, c’est peut-être une interminable lutte interne de la conscience, la contradiction de l’animal raisonnable. Mais c’est aussi un individu communautaire, un citoyen de la société de morale débonnaire, c’est aussi un cobaye de la société hygiénique, celle de l’uniformisation des pensées, des actes et, même, de l’alimentation. De la communication croissante, de la compréhension décroissante. C’est un funambule sur une corde tendue, préoccupé de sa chute plutôt que de son envol. Car l’enjeu, c’est bien celui de la ligne droite. La machine traite le moyen pour accéder à la finalité, sans détour. L’homme, c’est celui qui y parvient par des circonvolutions. L’unicité de l’œuvre d’art, la recette de l’artisan, la théorie scientifique, la rhétorique du philosophe sont autant d’aspects de contingences qui entrent dans le fondement conceptuel de l’humanité. Et ceux qui opposent la nature à la machine, c’est qu’ils contemplent bien la perfection anatomique, par exemple, du guépard, tout comme l’unicité de chacune de ses attaques, qu’ils peuvent trouver cela beau, comme on se contemple soi-même répéter des mêmes gestes, qui s’avèrent différents dans leur détail.

Et pourtant, en effet, la motivation et le moyen qui sous-tendent l’acte de l’animal tiennent de la nécessité, pas chez l’homme. L’humanité n’est pas de contingence (ce qui est aliénation), mais de sa coexistence avec la nécessité, dont la solution se trouve constamment dans l’œuvre, d’où l’importance de se battre en faveur de toute créativité.

 

lundi 11 novembre 2024

Sujet du Merc. 13 Novembre 2024 : "Déjà le titre est crétin" P.P. Pasolini

 

« Déjà le titre est crétin » Pasolini 

En 1972 Pier Paolo Pasolini, cinéaste italien, découvre une émission de télévision : le titre en est :
« Canzonissima ». Il s’agit d’une sorte de « star academy » avant l’heure ; ce style de programme qui fait intervenir des « gens comme nous ».   
Il déclare alors : « Déjà le titre est insupportablement crétin. Sa crétinerie est un chantage, parce qu'elle implique une sorte de complicité dans le mauvais goût, et parce qu'elle est imposée au nom d'un conformisme que la plus grande majorité accepte. Et ce que l'on peut dire du titre, on peut le dire également de toute l'émission. C'est un chantage odieux selon lequel la légèreté, la superficialité, l'ignorance et la vanité se voient imposées comme un état d'âme et une condition humaine obligatoire.

Pour moi, les responsables de cette émission sont de purs et simples criminels, et pas dans le sens métaphorique du terme. Ils exercent une répression qui équivaut à la violence des pires régimes antidémocratiques : la différence est infime entre rendre les hommes imbéciles et mauvais et les tuer. Malheureusement les hauts dirigeants de la télé qui ont voulu cette horrible émission (qui, du reste, en plus tapageur, est du niveau d'au moins 80%  de ce qui est transmis à la télévision) ont créé autour d'eux une chaîne infinie de l'omerta car, en ayant conquis, par la violence, l'opinion publique. Ils ont également entraîné dans leur dessein criminel tous ceux qui sont contraints de tenir compte de cette opinion publique : par exemple, les journalistes, les directeurs d'hebdomadaires et de quotidiens, etc.

L'impopularité la plus féroce et la plus intangible s'est alors créée autour de quiconque manifeste son désaccord devant une telle honte (j'ai honte. Je rougis à l'idée même de répéter le titre de cette chose). Honte acceptée avec autant de légèreté (et une réelle brutalité) par la petite-bourgeoisie et la classe ouvrière. Celle-ci (cette honte) est donc une des manifestations les plus tapageuses de cette culture de masse que le capitalisme impose et prétend interclassiste… » Pasolini          

En 2003, Endemol France lançait sur TF1 l’émission Nice People : 12 jeunes originaires des 4 coins de l’Europe se retrouvaient enfermés dans une luxueuse villa de 450 m2, filmés 22 H sur 24 h pendant 3 mois. L’audience décevante n’a guère convaincu les annonceurs d’investir dans le concept « auberge espagnole ». La télé-réalité n’aime peut-être pas l’Europe mais la réciproque est fausse : depuis l’importation en 1999 de l’émission Big Brother, imaginée par l’entrepreneur hollandais John de Mol, les chaînes du continent ont vite compris la manne représentée par les cobayes cathodiques. En Espagne, la première édition de Gran Hermano capte l’attention de 12 millions de spectateurs, un tiers de la population. La diffusion dans l’Hexagone de l’Ile de la tentation rassemble 60% des 15-24 ans devant leur poste. Enfermement, surveillance, récompense. Si la recette de la télé-marketing est identique, on peut distinguer trois grandes catégories d’émissions : la cage à rats genre « Dwa wiaty » en Pologne, le télé crochet type « Amici  » italien ou le jeu amoureux du Bachelor britannique.

La fausse vie des vraies gens fait donc recette. « Il y a une tendance lourde de la télévision depuis une vingtaine d’années qui considère que la réalité est définie par la quotidienneté, l’anonymat, » glisse François Jost, sémiologue spécialisé dans l’étude de la télévision. Après l’univers de la fiction à la Dallas puis des jeux télévisés, voici venu l’ère de l’authentique. En toc car la manipulation est souvent totale. « Soit on enregistre l’émission et on diffuse les séquences selon un scénario bien précis. Soit on fait glisser l’émission sur le terrain ludique comme dans Fear Factor pour contrer les critiques…après tout ce n’est qu’un jeu. » souligne encore Jost.

 

Pour expliquer le succès de cette vague d’émissions, Damien Le Guay, philosophe et auteur de l’ouvrage L’Empire de la télé-réalité, revient sur « le processus de libération de la parole de parfaits inconnus. Avant, on ne laissait s’exprimer que des gens dont le talent était reconnu. » Selon Le Guay, cet engouement général pour ces ‘acteurs malgré eux’ s’explique aussi par le « relâchement de nos comportements sociaux : ces protagonistes qui se lâchent tant psychologiquement que physiquement exacerbent notre tendance au voyeurisme. » Voyeurisme, processus d’identification, perversion… la liste des motivations des téléspectateurs est longue. Impossible ainsi de déterminer si Reality Run en Allemagne est un jeu de cache-cache ou une chasse à l’homme. Autre facteur : la méfiance grandissante à l’égard des élites invitées dans des programmes de divertissement « plus ou moins trafiqués » pousse le public à privilégier « l’homme ordinaire ».

PLATON La République VII  ( extrait : l’allégorie de la caverne )
« représente-toi … notre nature par rapport à l'éducation et au fait de ne pas être éduqué.
 Figure-toi donc des hommes comme dans une habitation souterraine ressemblant à une caverne, ayant l'entrée ouverte à la lumière sur toute la longueur de la caverne, dans laquelle ils sont depuis l'enfance, les jambes et le cou dans des chaînes pour qu'ils restent en place et voient seulement devant eux, incapables donc de tourner la tête du fait des chaînes ; et encore la lumière sur eux, venant d'en haut et de loin, d'un feu brûlant derrière eux ; et encore, entre le feu et les enchaînés, une route vers le haut , le long de laquelle figure-toi qu'est construit un mur, semblable aux palissades placées devant les hommes par les faiseurs de prodiges , par dessus lesquels ils font voir leurs prodiges. (Souligné par nous – NDLR)

Eh bien vois
maintenant le long de ce mur des hommes portant en outre des ustensiles de toutes sortes dépassant du mur, ainsi que des statues d’hommes et d'autres animaux de pierre et de bois et des ouvrages variés ; comme il se doit, certains des porteurs font entendre des sons tandis que d'autres sont silencieux. Penses-tu qu'ils aient pu voir autre chose que les ombres projetées par le feu sur la partie de la caverne qui leur fait face ? 
Ceux-là ne pourraient tenir pour le vrai
autre chose que les ombres des objets confectionnés (par les « faiseurs de prodiges » NDLR)       .
Platon imagine ensuite un personnage qui se retourne vers la lumière, voit le réel et revient dans la caverne pour expliquer aux autres les illusions qui les entourent :
Et maintenant, mets-toi ceci dans l'esprit
 repris-je. Si celui-ci redescendait pour retourner s'asseoir sur son siège (dans la caverne NDLR), est-ce qu'il n'aurait pas les yeux éclaboussés par les ténèbres, venant subitement du soleil ?   
Et alors ces ombres, si de nouveau il lui fallait lutter jusqu'au bout, en se faisant des opinions
 sur elles, avec ceux qui ont toujours été enchaînés, au moment où il aurait la vue faible, avant que ses yeux ne fussent rétablis --et le temps ne serait pas court, tant s'en faut ! jusqu’à l'habitude--, ne prêterait-il pas à rire et ne dirait-on pas de lui qu'étant monté là-haut, il est revenu les yeux endommagés, et que ça ne vaut vraiment pas la peine d’essayer d’aller là-haut ? Et celui qui entreprendrait de les délivrer et de les faire monter, si tant est qu'ils puissent le tenir en leurs mains et le tuer, ne le tueraient-ils pas ? » …  Platon – Allégorie de la Caverne.

 

Imagine-toi donc un homme consommant 6 à 8 heures de télévision par jour (moyenne au USA), ne penses-tu pas qu’il serait enclin à croire pour vraies les illusions, pour vérité les « informations », pour esthétiques et dignes d’intérêt la fabrication de vedettes-kleenex. Ce serait pour lui non point fausseté que tout cela mais habitude et donc normalité, car « représente-toi … notre nature par rapport à l'éducation et au fait de ne pas être éduqué » (Platon).     
           
Cette servitude volontaire la fondation Gorbatchev réunie en 1995 aux USA l’a nommée : « 
doux divertissement ». Pour calmer nos peurs et travestir le réel rien de tel que :   
1) « 
de ne point être éduqué »,         
2) être en permanence dans les rets des « 
faiseurs de prodige ».    
Le dégout de Pier Paolo Pasolini : « 
la différence est infime entre rendre les hommes imbéciles et mauvais et les tuer. » n’est pas celui de l’esthète qu’il fut. C’est celui de l’humaniste qui mesure les conséquences inexorables de la propagande qui façonne la condition humaine « la légèreté, la superficialité, l'ignorance et la vanité se voient imposées comme un état d'âme et une condition humaine obligatoire. ».
Mais au-delà du constat, du pourquoi, n’y a-t-il pas des mesures à prendre ? Qui sont les faiseurs de prodige et… qui les paye ?

 

dimanche 3 novembre 2024

Sujet du Merc.06 Novembre 2024 : Le crime ordinaire.

                                           LE CRIME ORDINAIRE 

« Par crime ordinaire il faut entendre un crime qui ne dit pas son nom, qui s'apparente à l'ordre des choses, à la banalité du cours du monde, à la nécessité des « choses de la vie ». C'est donc le contraire du crime crapuleux, effectué en transgression manifeste de la loi, lequel n'est que la partie visible du crime, le fait de naïfs qui n'ont pas compris que ce n'est pas ainsi qu'il faut tuer.

Un tel crime, en déchaînant l'indignation des justes, ne sert qu'a détourner l'attention du crime généralisé. Au contraire, le crime ordinaire est presque toujours légal, et il n'est jamais le fait d'individus isolés, mais l'effet du système, dont il constitue la contrepartie négative (la « rançon du progrès »), ce qui fait que la responsabilité n'en incombe à personne.

La notion de crime ordinaire laisse incrédules ceux qui en tirent momentanément avantage — on ne fait pas d'omelette sans casser des œufs —, mais elle apparaît aux victimes comme l'évidence même. On agonise sur les routes dans une collision de tôles, ou dans un mouroir d'hospice, ou seul dans sa chambre, après avoir perdu tous les liens sociaux, entouré de millions d'hommes qui vont à leurs affaires c’est toujours trop tard que surgit à la conscience la face criminelle de ce monde. 

Comme chacun le sait depuis Bourdieu, les trois formes du Capital : culturel, financier et social — ou plutôt politique, lié au pouvoir — se conjuguent, et d'autre part chaque forme prise en elle-même suit une progression exponentielle, sur le modèle du capital financier. Il en résulte au bout de quelques siècles une énorme disparité entre les individus du haut et du bas de l'échelle sociale, qui n'ont littéralement plus rien de commun.

Les premiers ont le sentiment que la société leur appartient et qu'ils peuvent disposer du sort des seconds comme ils l'entendent : ce qu'ils font effectivement.

Ce sont eux qui mettent en place une organisation rigoureuse de la société, un « maillage » idéologique, juridique, économique, politique, finalisé par le souci de la préservation de leurs intérêts ; tels quels, ils constituent une nation dans la nation, ou plutôt ils prennent la nation en otage : c'est la situation en France comme ailleurs, ce qui rend risible la prétention française à être une société égalitaire. 

Cette mainmise sur un peuple peut être qualifiée de crime dans la mesure où elle induit des conséquences criminelles : les peuples sont entraînés dans des guerres qu'ils ne souhaitent pas, ils subissent l'oppression politique et l'exploitation économique, l'aliénation des consciences donne aux relations humaines une opacité incompréhensible.

En particulier le modèle de la réussite fixé par la classe dominante devient la référence obligée ; le motif des conduites devient moins l'amour de l'égalité que le souci d'éviter l'inégalité pour soi-même, et de se trouver des inférieurs ; à tous les niveaux de la société, chacun reproduit consciencieusement le modèle de domination et d'exploitation venu d'en haut.

Le fait d'épargner, d'économiser, de s'interdire la plupart des plaisirs sur des périodes entières de la vie, de se soumettre à la sévère discipline de remboursements d'emprunts qui viennent hypothéquer un salaire déjà insuffisant, bref le fait de différer longuement la venue d'un bonheur rendu de toute façon problématique par les conditions mêmes de la société, a quelque chose d’une mutilation. Et une telle mutilation se paie : l'assombrissement de la vie, le gâchis des possibilités et le broyage des espérances s'en trouvent considérablement renforcés.

La haine de la vie qui finit par en résulter prend les formes multiples du repli sur soi, de l'indifférence à autrui, et surtout de l'assentiment aux formes d'aliénation, de dépendance et d'abrutissement généreusement dispensés par la société du crime. Elle peut aller jusqu'à des attitudes mortifères, pour soi et pour autrui (conduite homicide au volant, autodestruction des couples, etc.). 
   
L'asphyxie, les semelles de plomb, sont le régime de la vie ordinaire Les individus sont soumis à l'alternance de l'extrême isolement (banlieues-dortoirs + télévision) et du broyage de masse (itinérances quotidiennes du travail dans les grandes villes, grandes migrations des temps de « repos »). Toute la fantastique puissance du collectif leur fait face sous forme de décor urbain et d'infrastructures qui n'ont pas d'autre raison d'être apparente que de les broyer.

Les individus réagissent par des fantasmes de toute-puissance qui débouchent sur la destruction et l'autodestruction (dégradation des biens collectifs, conduite automobile agressive, et surtout consommation sur le mode « somptuaire » de la destruction de biens). La consommation est en réalité une « consumation » qui reproduit mimétiquement sur les objets le travail que la société opère sur les personnes, ce qui va entièrement dans le sens des objectifs productivistes du système.

Mais le coup de génie de la société est de construire une société totalitaire avec la collaboration active des individus, moyennant l'idéologie de la liberté. Tandis que la pression de la société sur eux se fait totale et que leur marge de manœuvre par rapport au style général de la vie est à peu près nulle, les individus conservent l'illusion de leur propre initiative, la contrainte, de politique qu'elle était, devient économique et technique, et se propose à eux avec les moyens de la contourner, du moins en apparence : par le biais de l'endettement et du crédit, du travail au noir et d'appoint, des prestations sociales, les individus sont entretenus dans l'idée que, quelle que soit la complexité du jeu, ils ont en mains les cartes qui leur permettent de le jouer. 

Le crime n'apparaît que lorsque la brutalité du chômage les expulse de la seule sphère où ils soient autorisés à manifester un semblant de liberté d'action — celle de l'activité professionnelle — ou encore lorsque, ayant tout misé sur la construction de la vie privée, ils se voient dépossédés de leurs biens et expropriés par mesure d'intérêt public : l'immensité de la spoliation et le manque absolu de prise sur le monde social qui les entoure apparaissant alors dans toute sa dramatique nudité. Pendant que les individus s'essoufflent à construire une vie, leur sort se joue ailleurs : un krach boursier, une dévaluation, une décision technocratique, ruinent en un instant les efforts de toute une vie. 

Tant qu'elle le peut, la société fait en sorte de présenter la casse des individus comme des accidents à caractère conjoncturel, elle s'arrange pour que seule une minorité soit concernée et fait payer les frais de la casse par ceux qui ne sont pas encore touchés. 

Mais rien ne prouve qu'elle soit toujours en état de le faire : si, en période de prospérité, la souffrance qu'elle inflige indistinctement aux individus peut encore être masquée sous un déluge de « biens », il n'en va plus de même en temps de crise : que la machine économique s'emballe, et l'on voit mieux alors quel genre de cas la société du crime fait de ses membres et en quoi consiste sa conception très particulière de la dignité humaine.

Si tout cela trouve si aisément à s'accomplir, c'est que la distraction générale liée au fait que les individus sont prioritairement en charge de leurs intérêts vitaux, qui occulte à leurs yeux tout le reste. Ils travaillent dans le sérieux de l'urgence (fonder une famille, trouver un emploi, développer leurs talents...), sans se rendre compte que rien ne peut tenir, ni pour eux ni encore moins pour leur descendance, dans les conditions imposées par la société. 

Cette société leur apparaît comme un champ d'initiatives variées en vue de la satisfaction de leurs intérêts vitaux, et non comme le piège parfait qu'elle est en réalité. Le lien, pourtant étroit, entre leur intérêt particulier et un genre d'intérêt universel, ne leur apparaît que tardivement, s’il ne leur apparaît jamais. 

C'est seulement dans un tel contexte d'irresponsabilité générale et de sentiment océanique du monde social perçu comme un milieu sur lequel chacun n'a que très faiblement et localement prise, que, sans raisons ni causes, tous sont victimes sans que personne n'en soit responsable. 

Le monde est perçu comme fatalité, destin, et ordre « naturel ». L'incrédulité — d'après laquelle il serait impossible qu'une entreprise née de main et de cerveau d'homme et conduite dans le style de la rationalité n'ait d'autres fins véritables que l'anéantissement de ses auteurs et la destruction générale.— l'incrédulité fait le reste.

Les individus ne peuvent tout bonnement pas penser que le système au sein duquel ils ont été élevés et introduits à grands frais poursuivrait au final le but inverse de ce qu’il prétend proposer : protection, répartition, solidarité. : ils ne disposent pas de catégories mentales pour cela. 

Cette incapacité est liée à la structure de l'être humain, qui ne peut pas se construire dans la défiance absolue.
                      Le système joue à fond de cette impossibilité. » (in C. Carles, La société du crime)

samedi 26 octobre 2024

Sujet du Mercredi 30/10/2024 : APRES QUOI TU COURS ?

 

                        APRES QUOI TU COURS ?

Si l’équipage du navire de nos vies, tant particulières que collectives, dispose de toutes les informations annonçant qu’il va à sa perte comme un poulet aveugle et sans tête court vers nulle part, persistera-t-il à foncer droit devant ? L’argent-dette et la financiarisation capitaliste mondiale sont-ils la cause majeure de cette impasse ? Et comment pourrions-nous y remédier ?

 Au lieu de cette course folle vers l’abysse, l’équipage ne réunirait-il pas plutôt toutes ces données pour en tirer l’explication de ce vers quoi il court de la sorte ? Faisant appel à cet effet au « Discours de la méthode pour bien conduire sa raison » de Descartes. Se donnera-t-il ces degrés de liberté humaine authentique limités aux possibilités du réel (Spinoza)? Définira-t-il avec pertinence diverses options d’action correctrice, le meilleur projet à retenir et la stratégie de sa réalisation ; précisant les moyens à mettre en œuvre et concevant les outils nécessaires à cet effet ?

 N’en sommes-nous pas là, chacun et tous ensemble, courant sans cesse pour la première option ? Nous travaillons de plus en plus pour n’avancer que peu, tel un écureuil courant en vain et sans but dans sa cage en roue libre ? Alors que la richesse se concentre toujours plus en moins d’hyper fortunés. N’est-ce donc pas là la définition même du capitalisme ? Et qu’ultime conséquence de cette cause qui le détermine (Spinoza), l’écosystème de la vie sur terre se déglingue toujours plus vite, un hyperconflit mondial se prépare et l’artificialisation des hommes, de leur vie en société et de la nature elle-même s’accélère de façon exponentielle. Et cela bien que le vivant reste notre bien le plus précieux…

Comme obsédés, drogués à une pseudo abondance matérielle illimitée et donc suicidaire et, de surcroît, nous croyant dotés d’un libre-arbitre absolu, allons-nous persévérer dans le déni de faits avérés annonçant un cataclysme pour la vie sur terre ? Ou allons-nous plutôt nous mobiliser en pleine conscience des causes d’une situation (Spinoza) qui s’aggravera rapidement dans un avenir proche si nous n’agissons pas ensemble dès maintenant de façon concertée, avec vigueur et raison ?

 Doutons-nous encore de faits majeurs annoncés ? Voici quelques tendances déjà bien établies dans l’extrême démesure et l’hubris qui obligent à de nouveaux principes d’action.

 –-  A plus ou moins brève échéance nous courons à une extinction de masse de la biodiversité et à une artificialisation explosive de la vie dans la mer et sur les terres émergées. Dans nos enfances nous voyions les hippocampes et les « poissons d’aquarium » le long des falaises provençales, les insectes jaillissaient de partout quand nous foulions l’herbe des prés et souillaient les pare-brises des voitures après 50 km. Nos parents s’affairaient à les nettoyer. Aujourd’hui après 1000 km de route, rien. La vitre reste limpide.

  Nous courons vers bientôt 10 milliards de Sapiens sur terre produisant, consommant et rejetant des déchets polluants à foison. Les « progrès » techniques bénéfiques sont sidérants. Mais ils sont néanmoins très peu partagés. Ce qui est éthiquement indéfendable. D’autant que souvent ils ont aussi des conséquences délétères voire mortelles. Au vu de la démographie, dans le quart de siècle qui vient la production alimentaire devrait doubler grâce à une pisciculture et une agriculture industrielles. Ce serait un désastre pour la vie dans les océans et les sols, déjà largement épuisés. En outre, bientôt un homme sur deux aura du mal à accéder à l’eau.

  Parallèlement les ordinateurs devraient multiplier deux millions de fois leur puissance (Loi de Moore) et les robots occuper tous les secteurs de la vie ; la fusion nucléaire produirait avec du deutérium plus de 10 millions de fois plus d’énergie qu’une même masse de charbon ou de pétrole ; la disponibilité de ressources telles que le bois et le sable sera la première à manquer, etc, etc. Ne prévoit-on pas que l’accumulation de déchets plastiques s’emballera, attaquant massivement le phytoplancton ? Ce qui tuerait toute vie dans les océans et, par voie de conséquence, aussi ailleurs.

  L’histoire nous a appris que l’envol de la dette, mondiale cette fois-ci, ne peut être stoppée que par la croissance (désormais presque impossible au niveau nécessaire pour la purger), par l’inflation qui ruinerait les classes « moyennes », et par la guerre (y sommes-nous ?) qui détruirait tout. L’hyperconflit montre ses prémisses. Mais bien avant les écueils existentiels juste mentionnés, on se battra pour l’eau, la nourriture, des matières premières ; et pour un partage plus juste des richesses, pour s’approprier ou envahir un territoire ou pour le quitter, pour s’isoler du monde et faire régner des valeurs. Epicure et ses amis en firent autant, loin de la cité, dans la sobriété et l’ascèse, tandis que la domination romaine s’imposait par la guerre. Aujourd’hui le monde n’entre-t-il pas dans l’hyperconflit des civilisations, religions, mafias ? Des armes nouvelles effroyables sont issues des prouesses techniques de l’artificialisation : épidémies (ban d’essai du Covid), cyberguerres, soldats augmentés accompagnés d’essaims de drones tueurs, le canon laser tirant 50.000 fois plus vite que les missiles, etc. La fureur froide du mécanisme capitaliste de super profits n’y contribue-t-elle pas grandement ?

  Depuis la taille de silex chaque phase de l’histoire a produit de nouveaux artefacts qui fournissent davantage de moyens. On est arrivé au moment où c’est la nature, les animaux, les plantes et les hommes qui sont en voie d’être artificialisés. L’humanité deviendra-t-elle bientôt une collection d’artefacts fabricant des artefacts ? Cela se fait actuellement de manière bénigne mais envahira tout ensuite : 1) toute l’organisation de la santé est en passe d’être bouleversée, sans qu’on s’y prépare, par nos équipements d’autosurveillance, la génomique, l’artificialisation du cerveau. On fabriquera des humains dociles, peut-être des chimères hybrides voire des clones humains capables de recevoir et de transmettre des éléments de la conscience de soi. On en fera des êtres sans désir de faire le moindre « mal ». Ou, au contraire, d’être des tueurs invincibles et impitoyables ; 2) l’éducation et l’information seront bouleversées jusqu’à la « version 007 » de ChatGpt. Des prothèses de l’intelligence humaine seront capables de prendre des décisions autonomes, sans aucun concours humain ; 3) les relations humaines seront-elles sublimées par la communication virtuelle jusqu’à l’oblitération de l’humain? Des êtres virtuels, des hologrammes joueront-ils un jour un rôle dans le travail, les amitiés, les amours, la politique ? Des robots ont déjà des hommes comme employés...

  Des autosurveilleurs sont en train de créer nos doubles virtuels. La transparence totale deviendra inéluctable, capturée par un pouvoir artificialisé totalitaire.

  Deux conséquences majeures émergeront : 1) la fusion du réel et du virtuel fera que le premier sera considéré suspect face à la puissance et à la crédibilité du virtuel et des artefacts, et 2) la fusion du vivant (notre bien le plus précieux !) et des artefacts conduira à l’artificialisation progressive du vivant lui-même. On fabriquera des humains hors du corps des femmes. On pourra faire revivre tout être sous forme d’hologramme, puis génétiquement à partir de toutes les données collectées sur lui. Nous aurons des esclaves de toute nature.

 Ces tendances factuelles concernant l’artificialisation de la vie seraient-elles une absurde dystopie...? Pas du tout. Les forces en marche du profit y pousseront massivement jusqu’à ce que l’humain ne soit plus qu’un artefact comme les autres. Si l’humanité échappait à son meurtre de la biodiversité et donc à son propre suicide, ou encore à son oblitération par la guerre, disparaîtra-t-elle comme espèce ? Tandis que chaque individu cherchera à devenir immortel. A l’instar des Musk, Gates, Zuckerberg...

Epicure, au secours : depuis ‘68 « Il est interdit d’interdire », tous les désirs et tous les plaisirs sont encouragés qui doivent être satisfaits dans l’instant comme une drogue, décervelant les hommes et les poussant à toutes les pulsions, démesures et hubris. Spinoza, reviens : nous ignorons la réalité qui nous détermine et croyons sottement disposer d’un libre-arbitre absolu. Pure illusion. La mesure est comble, l’ignorance crasse. La paresse intellectuelle, le déni et le laisser-faire laisser-aller sont criminels.

 Si la raison ne suffit pas pour convaincre d’agir dès maintenant avec force pour la sobriété (Epicure) afin de renverser les tendances pulsionnelles actuelles et l’addiction à tous les plaisirs, faut-il passer à une manipulation mensongère qui puisse emporter l’adhésion par l’émotion ? Un Platon contemporain ne s’y opposerait pas. D’ailleurs certains ne s’en privent pas, gardant sous le coude et s’y préparant activement l’alternative d’une diminution drastique de la population mondiale. Tout en s’excluant eux-mêmes du processus. Bien sûr.

 Une autre voie serait d’organiser, avant toute chose et à tous les niveaux, des échanges dialectiques sur nos conceptions, philosophies de la vie, visions du monde et comportements actuels qui conduisent aux impasses discutées plus avant. Nous en dégagerions les solutions opportunes ainsi que les institutions et les moyens qui les soutiendraient à l’échelle du monde. En effet, on ne peut plus, à cause de l’envolée de la démographie, se retirer à l’écart, loin de la cité comme le fit Epicure pour tenter d’y vivre sobrement dans l’ataraxie. De toute manière, l’utopie prometteuse juste proposée d’« alliance mondiale des hommes de bonne volonté » pourrait-elle faire l’affaire dans le bref espace de temps encore disponible ? C’est plus que douteux. Le processus risque de durer. En plus d’être manipulé. Cela conduirait au chaos.

Face à l’urgence ne resterait-il plus alors que la dystopie de l’imposition autoritaire d’une dictature ? « Eclairée » ou pas. Y allons-nous tout droit ?

Dès lors, une ou plusieurs autres utopies existent-elles ? Lesquelles ? Vite, vos propositions, svp...

 Quoi qu’il en soit il demeure que le principe directeur de nos comportements reptilo-limbiques est l’intérêt personnel, l’égoïsme. En conséquence, notre liberté individuelle bien comprise ne repose-t-elle pas sur l’intérêt que nous avons à ce que la terre reste vivable pour ceux qui viendront nous aider quand nous n’aurons plus la force de faire fonctionner le monde...? Voilà une parole d’avenir. C’est l’altruisme rationnel parfaitement égoïste mais incontournable pour diriger nos actions. Montesquieu disait des troglodytes dans ses Lettres persanes que « L’intérêt des particuliers se trouve dans l’intérêt commun. ». Sauf que, cette fois-ci, c’est la survie des hommes comme espèce qui est en jeu.

Allez, à l’abordage ! L’utopie ou la mort de tous.

dimanche 20 octobre 2024

Sujet du Mercredi 23 Oct. 2024 : "En certaines heures, en certains lieux, dormir, c'est mourir" V. Hugo

 "En certaines heures, en certains lieux,  

dormir, c'est mourir"   V. Hugo

"La France ne doit pas même adhérer à ce gouvernement par le consentement de la léthargie: à de certaines heures, en de certains lieux, à de certaines ombres, dormir, c'est mourir"  ( V Hugo - in Napoléon le petit).

Le 2 décembre 1851 louis Napoléon Bonaparte prend le pouvoir en France par un coup d'Etat. V Hugo est expulsé en Belgique.

Dans un ouvrage publié en 2010 la philosophe, Cynthia Fleury, propose une lecture  passionnante de la notion de courage. (les extraits qui suivent proviennent de cet ouvrage : " La fin du courage").

"Victor Hugo cerne parfaitement les procédés falsificateurs des petits maîtres qui vivent de la soumission trop soudaine des peuples. Car ces régimes où s'épuise le courage du peuple ne sont même pas des tyrannies. Ils se nourrissent des asservissements passagers et des bienveillances populaires. Et là les faussaires sont victorieux."

Fin descripteur du chef politique contre-exemplaire, éhonté, obscène, déplorable, Victor Hugo est également le fin analyste des régimes électoralistes. Ou quand l'électoralisme signe la fin de la vitalité démocratique. Ou quand la cristallisation sur le scrutin, ce moment de non-intelligence, fait dépérir la rationalité publique. Bien qu'élément important de la vie procédurale démocratique, le vote n'en est pas moins un instrument tout à fait ambivalent, ne relevant en aucune manière de ce qui fait la vérité et l'essence de la démocratie, à savoir sa culture son contexte sociétal, le sens et la valeur qu'elle donne aux principes et aux choses. Le vote ne dit rien.       

L'électoralisme promeut une démocratie sans qualités qui réduit le peuple à sa forme statistique. « Je dois vous dire, écrit Alain Badiou, que je ne respecte absolument pas le suffrage universel en soi ; cela dépend de ce qu'il fait. Le suffrage universel serait la seule chose qu'on aurait à respecter indépendamment de ce qu'il produit. Et pourquoi donc ? " (Badiou in "de quoi Sarkosy est il le nom ?")

 Et là encore, Victor Hugo est en pleine résonance avec Alexis de Tocqueville: « Des chaînes et des bourreaux, ce sont là les instrument grossiers qu'employait jadis la tyrannie; mais de nos jours la civilisation  a perfectionné jusqu'au despotisme lui-même qui semblait pourtant avoir plus rien à apprendre ...

Les princes avaient pour ainsi dire matérialisé la violence ; les républiques démocratique de nos jours , l'ont rendue tout aussi intellectuelle que la volonté humaine qu'elle veut contraindre. Sous le gouvernement absolu d'un seul, le despotisme, pour arriver à l'âme, frappait grossièrement le corps ; et l'âme, échappant à ces coups, s'élevait glorieuse au-dessus de lui ; mais dans les républiques démocratiques ce n'est point ainsi que procède la tyrannie ; elle laisse le corps et va droit à l'âme. Le maître n'y dit plus : Vous penserez comme moi, ou vous mourrez ; il dit : Vous êtes libre de ne point penser ainsi que moi ; votre vie, vos biens, tout vous reste; mais de ce jour vous  êtes un étranger parmi nous. Vous garderez vos privilèges à la cité, mais ils vous deviendront inutiles; car  si vous briguez le choix de vos concitoyens, ils ne vous l'accorderont point, et si vous ne demandez que leur estime ils feindront encore de vous la refuser.

Vous resterez parmi les hommes, mais vous, perdrez vos droits à l'humanité.
Quand vous vous approcherez de vos semblables, ils vous fuiront comme un être impur; et ceux qui croient à votre innocence, ceux-là mêmes vous abandonneront, car on les fuirait à leur tour. Allez en paix, je vous laisse la vie, mais je vous la laisse pire que la mort
» (A de Tocqueville - De la démocratie en Amérique).

 Si courage individuel et collectif semblent ainsi pouvoir être matés à la source, c’est à dire dans la vie sociale moderne, où trouver les ressorts pour faire émerger une morale politique, une éthique du pouvoir.

Nulle part diront les tenants de la "nature humaine" soi-disant universelle. Nulle part diront les partisans de l'absence d'Etat.

Mais si balayant ces présupposés qui fonctionnent comme des mythes, des fables " la tyrannie.... laisse le corps et va droit à l'âme", incorporés à dictature démocratique, nous voulons rester éveillés, vigilants.         
Comment faire ? La léthargie (Léthé en grec = oubli, sommeil pathologique) est tellement agréable lorsqu'on a le ventre plein !       
           
Nous avons dormi pour les quarante dernières années. Dormi pour la Yougoslavie, l'Irak, les retraites, la sécu, la Lybie, Gaza, le liban, le code du travail, la "dette"....... et le Prince nous dit " Allez en paix, je vous laisse la vie, mais je vous la laisse pire que la mort".

« Quel est ce vice, ce vice horrible, de voir un nombre infini d’hommes, non seulement obéir, mais servir, non pas être gouvernés, mais être tyrannisés, n’ayant ni biens, ni parents, ni enfants, ni leur vie même qui soient à eux ? De les voir souffrir les rapines, les paillardises, les cruautés, non d’une armée, non d’un camp barbare contre lesquels chacun devrait défendre son sang et sa vie, mais d’un seul ! Non d’un Hercule ou d’un Samson, mais d’un hommelet souvent le plus lâche, le plus efféminé de la nation, qui n’a jamais flairé la poudre des batailles ni guère foulé le sable des tournois, qui n’est pas seulement inapte à commander aux hommes, mais encore à satisfaire la moindre femmelette ! »  E de la Boétie – De la servitude volontaire -1574

Alors avons-nous oublié l'avertissement de Hugo ? Sommes-nous dans des temps, des heures, des lieux ou dormir c'est mourir ? Le courage n'est il pas de vivre, d'être éveillés. Et pas simplement, posture morale bien trop facile ! de s’indigner comme le préconisait un certain S. Hessel.      

"Le sommeil de la raison engendre des monstres » Goya . Sommes-nous devenus des monstres ?
Dernier avertissement d’un connaisseur, Bertolt Brecht : « Celui qui combat peut perdre, mais celui qui ne combat pas a déjà perdu ».         

samedi 12 octobre 2024

Sujet du Merc. 16 Oct. 2024 : Y A-T-IL GUERRE QUI SOIT JUSTE ?

 

Y A-T-IL GUERRE QUI SOIT JUSTE ?

Aucune guerre n’est juste, sauf peut-être une. Laquelle ?

Le mot « juste » rappelle celui de justice. Certes pas celle des lois, qui reflètent la nature du pouvoir, mais celle de l’éthique. A cet égard, Kant concluait qu’il ne fallait jamais considérer l’homme (tous les hommes, d’où le caractère universel de sa réflexion) comme un moyen mais toujours comme une fin.

Dès lors faire la guerre, consistant à systématiquement massacrer tout ou partie d’une population - femmes, hommes et enfants compris - ne pourrait se prévaloir de l’éthique puisqu’elle prend comme fin l’extermination d’un groupe humain. En fait la question est de savoir si l’abolition de la vie de certains pourrait être une fin humainement plausible tant pour leurs exécutants que pour les victimes elles-mêmes.

1.  Prenons le cas des victimes. A première vue se faire la guerre à soi-même parait antinomique : les hommes ne peuvent avoir pour fin leur annihilation. A moins qu’ils ne croient à une autre vie plus authentique après la mort dans un au-delà imaginaire vers lequel il leur faudrait se hâter au plus vite. Par définition l’existence d’un tel monde ne pouvant être tenue pour avérée, elle n’est le fruit que d’une croyance fausse issue d’un égarement de la raison ou d’une manipulation psycho-mentale. Raël ou les religions de l’au-delà pourraient-ils alors jamais avoir raison ?

Il existe pourtant une autre possibilité de massacre auto-infligé dont on peut se demander si elle n’est pas légitime. N’est-il pas éthiquement juste d’accepter le suicide d’un groupe humain s’il doit permettre d’en sauver un autre bien plus grand en nombre ?
Le cas des résistants et de leurs familles craignant sous la torture de dévoiler leurs multiples comparses peuvent légitimement se donner la mort. De même, le suicide raisonné de nantis destructeurs du monde ne se justifierait-il pas par la sauvegarde des 90% restants de l’humanité ?

2.  Continuant dans cette voie et concernant les agresseurs, on peut se demander s’il serait juste de mener une guerre contre un groupe humain qui en mènerait déjà une contre un autre.

On mènerait alors une guerre pour en arrêter une autre qu’on aurait préalablement jugée injuste… Mais selon quels critères ?!

En fait, tout le problème ne serait-il que là ? Car, enfin, cela ne consiste-t-il pas à utiliser le groupe humain qui a déclenché une guerre jugée « injuste » strictement comme moyen sacrificatoire en vue de préserver l’existence du groupe qu’il avait initialement attaqué ?

On considérerait alors la préservation du groupe qu’il attaque comme fin, au détriment de celui qui attaque dont l’extermination par nos soins auto-justifiés ne serait que le moyen de cette fin que nous avons posée (cf les cas de guerre en Libye ou Syrie).

C’est ce qui s’appelait il y a peu encore une « guerre humanitaire » ou « juste » (dénommée « guerre d’humanité » lors des colonisations). Peut-elle pour autant être considérée comme éthique en son fondement ? D’autant que le fameux « droit d’ingérence », c’est toujours le « droit du plus fort ». Pourquoi : on n’a jamais vu les faibles intervenir dans les affaires des forts.

Un pas de plus et on considérerait comme éthique une guerre « juste » menée préventivement à une autre qu’on suppute. On considérerait que certains se prépareraient « injustement » à la guerre contre d’autres, ce qui justifierait de mener dès aujourd’hui une « guerre humanitaire préventive » contre eux. La belle affaire. Qui pourrait éthiquement justifier pareille guerre ? Elle est pourtant menée un peu partout dans le monde.

 3.  Finalement ne nous faut-il pas remonter aux causes ? Celles de l’émergence de la première guerre, du premier massacre systématique d’un groupe humain par un autre. Sauf à affabuler par des croyances fausses qui écarteraient les faits tangibles et avérés de traces archéologiques indubitables, il est certain qu’aucun vestige humain de massacre de masse systématique (os fracassés ou piqués de pointes de flèche ou de lance) n’a jusqu’à présent pu être découvert qui daterait d’avant 12 mille ans lorsqu’apparut la sédentarisation humaine.

Celle-ci correspondit à l’accaparement de territoire et à l’apparition du premier surplus ou capital issus du travail humain accumulé de manière toujours plus importante par la domestication rentable d’animaux et de plantes. Le partage naturel entre tous les membres d’un groupe des fruits de la pêche, chasse et cueillette - à l’instar de l’apprentissage de la parole par les enfants dans un groupe humain - fut alors remplacé par la défense guerrière du capital accumulé par le groupe (cf ""Le sentier de la guerre" de J. Guilaine). L’avènement d’une classe de soldats rémunérés à cet effet a instauré une hiérarchie sociale verticale visant à accumuler plus de pouvoir, privilèges et richesse en toujours moins de mains. Là est la justification des guerres qui se disent « justes ».

Cette accumulation croissante a conduit à la guerre permanente tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du groupe. Une fois que s’accumulèrent les surplus à défendre, la guerre devint le fondement des sociétés qui depuis considèrent que les hommes sont toujours le moyen d’une fin qu’ils ne sont pas. Sauf pour quelques uns peu nombreux et toujours les mêmes.

 C’est l’inversion de l’éthique par laquelle prévaut l’iniquité de guerres toutes injustes.

L’aporie et le sophisme seraient alors pour nous de considérer que toute initiative contre cet état de fait guerrier et injuste serait elle-même injuste (cft La Paix indésirable). Alors que le contraire est équitable qui vise à s’opposer - éventuellement même par une insurrection violente - à l’exploitation du plus grand nombre par la guerre qui lui est sans cesse menée au profit de quelques uns.

L’éthique étant universelle s’applique indistinctement à tous les hommes tandis que l’exploitation (guerrière) vise un intérêt particulier au détriment de tous.

samedi 5 octobre 2024

Sujet du merc. 09/10/2024 : Quand on nait, qu’est ce qu’on est ?

 

Quand on nait, qu’est ce qu’on est ?

« Il y a le gène de la méchanceté et celui de la bonté, celui de l’intelligence et celui de la bêtise ; et puis ceux du saut à la perche, de la gourmandise, de l’avarice et de la cupidité, et puis celui de l’amour » ?!

Le fœtus humain est d’abord une larve nageuse amniotique des temps primaux. Puis il passe par tous les stades de l’évolution animale. C’est donc d’abord une bête, puis toutes les bêtes à la queue leu leu. Enfin sa tête est déjà si peu animale que, si humaine et si grosse, il faut qu’elle sorte par l’issue osseuse déjà trop exigüe. Il naît prématuré, à façonner par la culture. Ce n’est alors déjà plus une bête mais un homme physiquement construit par la culture immémoriale de l’outil finalement lithique. A-t-on jamais vu quelque animal faire du feu, tailler un silex, enterrer ses morts ? Son cerveau, sa patte le lui permettent-ils ? Mais, en plus, déjà le monde humain de l’instant a eu une incidence sur cet embryon. La société, la culture l’impactait de façon radicale, à la racine et dans l’amnios. Il n’a déjà plus de nature déterminée ou si peu, mais devient à chaque étape un être en évolution. Façonné par la culture au cours d’un processus dialectique entre lui et celle-ci.        

Autrement dit, les animaux sont des prémisses d’homme. En devenir ils sont des promesses et potentialités incomplètes d’homme. Les hommes, eux, ne sont plus des bêtes et n’en sont donc tout simplement pas. Mais toujours plus des êtres de culture en devenir. Progressivement, depuis des millions d’années. Les hommes ne sont au fond pas des bêtes et cela de plus en plus. Les bêtes, elles, sont fondamentalement des hommes en devenir.

En fait, ni les uns ni les autres n’ont été créés tels quels une fois pour toutes et méchants de surcroît pour ce qui nous concerne, comme dans un rêve métaphysiquement créationniste. Ce qui voudrait faire croire que les hommes, à l’instar des animaux et des pierres, auraient une nature définie, déterminée par une animalité immuable. C’est là le fruit d’un système métaphysique totalisant qui décrit un ordre naturel illusoire propre à l’Occident depuis les premiers philosophes grecs.  

De plus cette métaphysique définit la nature imaginaire de l’homme comme nécessairement cupide et violente livrant la société à l’anarchie, à moins de soumettre cette nature fantasmatique à quelque gouvernement. « La théorie politique de l’animal humain sans foi ni loi a souvent pris deux partis opposés : ou bien la hiérarchie, ou bien l’égalité ; ou bien l’autorité monarchique (chef, patron), ou bien l’équilibre républicain ; ou bien un système de domination idéalement capable de mettre un frein à « l’égoïsme naturel » des hommes grâce à l’action d’un pouvoir extérieur, ou bien un système auto régulé où le partage égal des pouvoirs et leur libre exercice parviendraient à concilier les intérêts particuliers avec l’intérêt commun. »

Ce système métaphysique totalisant vaut « aussi bien pour l’organisation de l’univers que pour celle de la cité ou pour la conception de la santé et du corps humains. Cette métaphysique est propre à l’Occident car la distinction entre nature et culture qu’elle suppose définit une tradition qui nous est propre, nous démarquant de tous les peuples qui considèrent que les bêtes sont au fond des êtres humains et non que les humains sont au fond des bêtes. Pour ces derniers il n’est pas de « nature animale «  que nous devrions maîtriser ». 
En effet l’espèce humaine, l’homo sapiens sapiens, est née il y a relativement peu de temps dans une histoire culturelle de l’homme beaucoup plus ancienne. La paléontologie en témoigne : nous sommes des animaux de culture. Notre patrimoine biologique est déterminé par notre pouvoir symbolique, culturel. La conception de notre esclavage involontaire aux penchants animaux est une illusion ancrée dans notre culture.

Dès lors Adam Smith, le capitalisme, le néolibéralisme contemporain tiennent-ils encore autrement que comme une croyance, ou même une religion au vu des rites et incantations qu’ils véhiculent ? Y a-t-il ailleurs que dans une métaphysique délirante l’idée saugrenue d’un déterminisme génétique qui prétend expliquer la culture par une disposition innée des hommes à rechercher leur intérêt personnel dans un milieu compétitif ? N’est-ce pas oublier tant l’histoire que la diversité des cultures que de prôner l’égoïsme évolutionniste sans même remarquer que derrière ce qu’on appelle la « nature humaine » se cache la figure du (petit) bourgeois ?

Pouvons-nous (bêtement) continuer à affirmer sans preuve que nous, les hommes, sommes des bêtes immuablement « bêtes et méchantes » ?! Ou même que nous ayons une quelconque nature, essence ou être ontologiquement déterminé ?

** Les extraits entre guillemets sont de M. Sahlins, « La nature humaine, une illusion occidentale ».

 

Sujet du Merc. 20 Nov. 2024 : L'HOMME-MACHINE.

L'HOMME-MACHINE. Pourquoi être humain ? Pourquoi défendre avec tant de ferveur l’art ou la curiosité scientifique ? Et ne pas succombe...