L'HOMME-MACHINE.
Pourquoi être humain ? Pourquoi défendre avec tant de ferveur l’art ou la curiosité scientifique ? Et ne pas succomber, en cette communauté du confort automatique, à la fatalité du mécanisme ? Sans doute parce que, le cas échéant, nous ne pourrions plus nous poser de telles questions. S’interroger, c’est déjà chercher (quaestio, quaerere), c’est-à-dire ne pas se contenter de ce que l’on sait, ou de ce que l’on est. Or, cette démarche s’inscrit dans une tragédie de progrès, mécontentement interminable, fatum duquel on participe. Quand c’est précisément le progrès qui, en corollaire de ses recherches cognitives ou industrielles, a transformé l’homme, ou plutôt, le produit de l’homme en une fraction de ce qui lui est nécessaire pour se savoir exister dans le monde, comment s’extraire de cette contradiction ?
On ne trouvera pas dans le cartésianisme
toutes les causes de nos maux. Cependant, si Descartes, dans le Discours de
L’œuvre
de Hegel, et en particulier son Cours d’esthétique, va dans le sens
d’une existence double, à la fois en soi (telles les choses) et pour soi ;
cette dernière conscience active de lui-même, il la décompose en deux volets
interdépendants, le premier se rapprochant de la contemplation cartésienne par une
manière théorique de représentation de soi, le second, indissociable,
impliquant que l’homme devienne pour soi par la pratique, en transformant le
monde, en y « apposant le sceau de son intériorité », de sorte qu’il
y trouve ensuite « ses propres déterminations ».
L’interprétation marxiste des conséquences d’un tel
phénomène existentiel (car c’est bien de cela dont il s’agit) a révélé une
déshumanisation latente du fait contextuel, c’est-à-dire, de la façon dont
fonctionne la société. C’est un renversement complet du platonisme, dans lequel
la société nuit à la créativité artisanale de l’homme : il devient
dépendant d’une productivité aliénée, qui ne doit plus rien à ses propres
capacités, et, à défaut d’exercer un talent dans lequel il puisse se savoir
exister, il entre dans une nécessité d’oublier même son existence par le
divertissement dépossédant (divertir c’est proprement distraire la pensée).
On
se retrouve alors entre un scepticisme solipsiste et une conscience
déshumanisée, autrement dit, soit l’on ne cesse de douter, ne pouvant être
assuré de son existence sans l’éprouver dans le monde, soit l’on s’efforce de
se savoir exister, mais l’on se contraint de cesser de douter ; et, par
voie de radicalisation, l’on sert une société comme une abeille sa ruche, comme
une cellule un individu.
Cette
conciliation problématique de l’individu et de la société en rapport à son
libre-arbitre est abordée historiquement de façon originale par saint Thomas
More, dans Utopia (1515), puis plus tard par le philosophe italien
Tommaso Campanella, avec un ouvrage intitulé La cité du soleil (vers
1602). L’utopie se permet de raisonner par « simulation », par
idéalisme, ne résolvant pas pour autant les achoppements de la société de son
auteur, mais illustrant (souvent très prosaïquement) quels pourraient être les
rouages d’une communauté humaine harmonieuse. Elle a une place forte dans la
critique par la métaphore, et l’Eldorado voltairien en est un probant exemple.
La science, on notera, est bien souvent absente de telles conceptions ;
l’évolution de l’application technologique, via
le progrès, est incompatible avec la stabilité et l’équilibre utopique des
désirs de tous.
A
bien y regarder, bien qu’elles promeuvent généralement l’exercice de l’art, du
discours voire du naturalisme, les utopies représentent l’exploit de maintenir
un ensemble d’individus se contentant de ce qu’ils savent et de ce qu’ils
possèdent tout en demeurant profondément humains, voire humanistes (d’où la
période d’émergence de ce genre). L’accaparement « réaliste » de
l’utopie a enfanté la dystopie, orientation dominante de la science-fiction
moderne, c’est-à-dire depuis les révolutions industrielles et le matérialisme
historique marxiste.
La dystopie consiste généralement à placer au sein de ce qui se voudrait une
utopie un protagoniste qui puisse se défaire de l’illusion d’un monde parfait,
véritable emprise, rappelant pour beaucoup une maïeutique. Romans ou œuvres
cinématographiques (Le meilleur des mondes, Aldous Huxley ; 1984,
George Orwell ; THX ; Blade Runner, etc.) installent
sciemment un décor futuriste, adapté au genre, élément à la fois de
distanciation d’avec notre propre monde (quoique l’œuvre en général en fait
comprendre à mesure de l’argument toute la similitude) et de symbolisme du
progrès. Il y règne une désacralisation de toutes valeurs morales, pour ne
conserver qu’une éthique purement artificielle et utilitariste. Stanley
Kubrick, au travers du 2001, Odyssée de l’espace d’Arthur C. Clarke,
fait la synthèse des préoccupations existentialistes relatives à l’utopie et à
la dystopie, passant de questionnements sociaux à individuels, sous couvert de
la notion de temps relativisé par la physique, tout autant qu’elle l’est par l’individu.
Ces questionnements sont un retour à l’humanité, après que HAL, machine, se
soit avilie, et soit donc devenue homme, l’inhumain étant proprement humain. Ce
procédé apagogique a été largement repris, se retrouvant même dans le
divertissement confondant que la dystopie dénonce pourtant, en des films comme Terminator,
où le protagoniste même est une machine. Une machine qui s’humanise. Est-ce
lui, réinventé, le surhomme nietzschéen ?
Et la
philosophie contemporaine de s’emparer de la fatalité d’une cybernétisation
accomplie, comme avec The cyborg manifesto, de Donna Haraway. En dehors
des perspectives féministes, le cyborg serait l’homme sachant conjuguer
identité et communauté, solipsisme et conscience éprouvée. Ainsi, l’homme
n’aurait pas d’avenir, seul le cyborg. Encore, l’homme n’existe déjà guère plus,
déjà remplacé par ce cyborg, que Danna Haraway se plaît à féminiser. L’homme
sacrifierait-il quelque chose en devenant cyborg, ou est-ce une synthèse ?
Et comment la théorie du cyborg se vérifie-t-elle ?
Il y a la
machine conceptuelle, l’automate, le processus figé ou perpétuel, et il y a la
machine concrétisée, le robot, le lave-linge, le téléphone ;
l’exacerbation de l’outil, remplaçant peu à peu l’activité de l’homme, qui a
servi de support à l’avènement d’une critique beaucoup plus ancienne.
L’animal-machine, c’est peut-être une fatalité douce de l’innocence, tandis que
l’homme-machine, c’est peut-être une interminable lutte interne de la
conscience, la contradiction de l’animal raisonnable. Mais c’est aussi un
individu communautaire, un citoyen de la société de morale débonnaire, c’est
aussi un cobaye de la société hygiénique, celle de l’uniformisation des
pensées, des actes et, même, de l’alimentation. De la communication croissante,
de la compréhension décroissante. C’est un funambule sur une corde tendue,
préoccupé de sa chute plutôt que de son envol. Car l’enjeu, c’est bien celui de
la ligne droite. La machine traite le moyen pour accéder à la finalité, sans
détour. L’homme, c’est celui qui y parvient par des circonvolutions. L’unicité
de l’œuvre d’art, la recette de l’artisan, la théorie scientifique, la
rhétorique du philosophe sont autant d’aspects de contingences qui entrent dans
le fondement conceptuel de l’humanité. Et ceux qui opposent la nature à la
machine, c’est qu’ils contemplent bien la perfection anatomique, par exemple,
du guépard, tout comme l’unicité de chacune de ses attaques, qu’ils peuvent
trouver cela beau, comme on se contemple soi-même répéter des mêmes gestes, qui
s’avèrent différents dans leur détail.
Et pourtant,
en effet, la motivation et le moyen qui sous-tendent l’acte de l’animal
tiennent de la nécessité, pas chez l’homme. L’humanité n’est pas de contingence
(ce qui est aliénation), mais de sa coexistence avec la nécessité, dont la
solution se trouve constamment dans l’œuvre, d’où l’importance de se battre en
faveur de toute créativité.