jeudi 1 mai 2025

Sujet du Merc. 07 Mai 2025 : Peut-on fonder l'histoire par le droit ?

                                         Peut-on fonder l'histoire par le droit ?

«  Il existe des crimes qui, par leur nature et leur ampleur, sortent de l'ordinaire du crime, et même de l'ordinaire du crime de guerre : tout le monde en convient. Que la loi considère ces crimes comme imprescriptibles afin que l'action contre leurs auteurs ne s'éteigne qu'avec leur vie, on ne peut que s'en féliciter …

Mais fallait-il, au fil des lois, mêler justice et histoire, histoire et mémoire ? Ces crimes, imprescriptibles pour l'avenir, devait-on les pourchasser aussi dans le passé, et parfois dans un passé lointain de plusieurs siècles ? Verra-t-on un jour, comme au Moyen Age, des procès faits à des cadavres ? Pendra-t-on des squelettes ? Faut-il en arriver enfin à poursuivre non plus les criminels eux-mêmes, morts depuis longtemps, mais les historiens spécialistes de ces périodes sombres de l'histoire du monde ? On en était déjà à se le demander avec inquiétude quand le Parlement a adopté une loi qui disait, une fois de plus, aux historiens de quel oeil considérer le passé et, pour la première fois, comment l'enseigner ! Tel est le résultat d'une dérive progressive de lois remplies de bonnes intentions : les lois "mémorielles"

Au point de départ, la "loi Gayssot". Cette loi, dont, par ailleurs, les dispositions relatives à la lutte contre le racisme sont excellentes, a créé, dans l'un de ses articles, un "sanctuaire" à l'abri de l'histoire : les jugements de Nuremberg et ceux qui ont été prononcés en France sur les mêmes bases. Jusqu'alors, en droit français, les jugements définitifs avaient l'autorité absolue de la chose jugée, mais pas le statut juridique de vérité historique. En 1990, on a changé le droit parce qu'il paraissait urgent de lutter contre le négationnisme. Malheureusement, le négationnisme s'exprime aujourd'hui sans contraintes sur le Net, et le Front national n'a pas perdu ses partisans. Plutôt que de déroger, pour un si piètre résultat, aux grands principes de notre droit républicain, n'aurait-il pas mieux valu laisser les historiens répondre aux négationnistes, puisqu'aucun historien sérieux ne remet en cause les faits établis par le tribunal de Nuremberg ?

En tout cas, le Parlement venait d'ouvrir la boîte de Pandore : à partir de ce moment-là, chaque fraction de la population a voulu la loi "mémorielle" qui sacralisait son propre malheur. Pire : alors que, pour dire l'histoire, la loi Gayssot s'appuyait au moins sur le jugement d'un tribunal international, on ne s'est plus embarrassé de ces précautions pour les lois suivantes : nos législateurs étaient bien assez grands pour écrire l'histoire tout seuls !

Aux Français d'origine arménienne, dont les ancêtres avaient tant souffert en 1915, le Parlement accorda en 2001 une loi comme il n'en existe aucun exemple dans l'histoire de notre droit : une loi qui ne comporte qu'une seule ligne, et qui nomme la victime sans désigner ni le criminel ni le lieu du crime ! Pour cause : nos parlementaires venaient d'intervenir pour écrire, non pas l'histoire de France, mais celle d'un pays étranger... Une "avancée" dont on voit quels précédents elle pourrait créer : pour faire plaisir à des Français d'origine asiatique, votera-t-on par exemple, sanctions à l'appui, une loi pour dire qu'au XIIe siècle les Minamoto ont cruellement exterminé les Taïra ? Il n'y a pas là de quoi sourire : écrire des lois de ce genre ne coûte rien au Parlement, ni politiquement ni financièrement, mais coûte très cher, ensuite, aux historiens qui osent s'aventurer dans ces tourmentes de l'histoire.

 

A la loi sur le génocide arménien succéda, la même année, la loi sur l'esclavage et la traite, dite "loi Taubira". En tant que descendante d'esclave (le premier Chandernagor était un esclave réunionnais affranchi), je me suis réjouie que cette loi définisse l'esclavage comme un "crime contre l'humanité" et prévoie la commémoration officielle de son abolition.

Mais je me suis inquiétée de voir qu'elle allait plus loin que la loi Gayssot, et sur des bases historiques plus incertaines. La portée du titre est certes générale : " Loi tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité". Mais, dès l'article premier, la condamnation ne porte plus que sur la "traite négrière transatlantique", c'est-à-dire le crime commis par les pays occidentaux. On ne dit rien, en revanche, de la traite transsaharienne qui a permis pendant douze siècles aux marchands arabes d'approvisionner en esclaves l'Egypte et le Moyen-Orient ; rien non plus des traites interafricaines. Bien que quantitativement importantes, celles-là ne sont pas, selon notre loi, des "crimes contre l'humanité". Pourquoi ? On voudrait croire que notre Parlement n'a voulu légiférer, cette fois, que sur des crimes commis par des Français : eh bien, non ! Si c'était le cas, la loi ne remonterait pas jusqu'au XVe siècle : comme à cette époque la France ne participait pas à la traite, c'est, ici, l'histoire des Portugais, des Hollandais, des Espagnols et des Anglais qu'ont choisi d'écrire les députés français. Incorrigibles !

Mais les craintes s'aggravent quand on poursuit la lecture : la loi Gayssot permettait aux associations "mémorielles" de défendre en justice "l'honneur de la Résistance". Ce qui n'est pas la même chose que l'honneur des arrière-petits-fils de résistants, lesquels peuvent être, comme tout le monde, honorables ou pas. La loi Taubira, elle, donne aux associations le pouvoir de défendre "l'honneur des descendants d'esclaves". Nous sommes quelques millions de Français dont les ancêtres, il y a plus de cent cinquante ans, étaient des esclaves, en effet : sommes-nous, pour autant, tous honorables, honorables par définition, et plus "honorables" que nos voisins ? C'est en tout cas de ces dispositions que se prévalent aujourd'hui des "collectifs" pour traîner en justice des historiens.

 

Ayons le courage de le dire : le passé est un long fleuve de boue et de sang. La "mémoire" n'est jamais consensuelle et, si l'histoire parvient parfois à fixer une vérité, c'est parce qu'il y a eu débat.

 

Beaucoup de ceux qui regardent aujourd'hui avec sympathie la multiplication des lois sur "la mémoire" ne les ont pas lues. Mais le juge, lui, est bien obligé de les lire. Et les historiens, bien obligés d'en supporter les conséquences. Esprits indépendants, ils ne s'étaient pas, jusqu'à présent, érigés en "communauté" : faudra-t-il qu'ils le fassent pour être entendus du Parlement et défendus devant les juges ? »

 

Françoise Chandernagor est auteur de nombreux romans historiques et signataire de l'appel "Liberté pour l'histoire".

samedi 26 avril 2025

Sujet du 30 Mai 2025 : Le renard libre dans le poulailler libre.

 

Le renard libre dans le poulailler libre.   

« Le renard libre dans le poulailler libre » est une allégorie extrême qui repose sur une logique négative, l’idée est de suggérer que les politiques libérales ressemblent à la loi de la jungle.

Et pourtant si on s’en tient au libéralisme économique on peut distinguer cinq tendances formelles, au minimum, à savoir :

Les anarcho-capitalistes pensent que toutes les activités humaines peuvent être confiées aux secteurs privés.

Les minarchistes défendent la même vision sauf pour le régalien, l’armée, la justice et la police doivent être gérés par l’Etat.

Les libertariens ajoutent le système éducatif et la Banque centrale qui gère la monnaie.

L’ordo libéralisme, système clairement revendiqué par la politique allemande depuis 50 ans avec une forte participation des syndicats dans le développement et la politique économique.

Un libéralisme de gauche revendiqué par John Rawls ou Amartya Sen économiste indien (Prix Nobel).  

Si je tenais à énumérer ces différentes versions c’est d’abord pour sortir d’une caricature trop facile et surtout pour montrer que nos sociétés contemporaines sont très éloignées d’un pur libéralisme avec des gouvernements de 25 ministres, des réglementations et des lois pléthoriques dans quasiment toute l’Europe.         

On peut ajouter que l’économie de marché, appelée capitalisme par Karl Marx repose sur le droit de propriété et la liberté d’entreprendre. C’est bien le système en vigueur dans 195 pays sur 197. Les nuances infinies qui existent dans le monde peuvent très bien se mesurer par leur degré de liberté accordé aux gens ou aux entreprises prétendant créer des richesses.

Mais il est exact que le libéralisme depuis Adam Smith défend une concurrence libre et non faussée et Hayek explique que si le socialisme échoue c’est parce que la puissance publique n’a pas, et n’aura jamais les informations nécessaires pour fixer les prix et les quantités des biens à produire. D’où l’échec de la planification.          

Comment pourrait-on prévoir les tonnes d’acier que l’Europe ou le monde ont besoin en 2025 ???

Le prix du pain en France était totalement réglementé jusqu’en 1985, est-ce que depuis sa libération il a disparu ou a atteint des prix inabordables ?

Combien il faut de restaurants dans telle rue et sur quel critère devrait-on le décider ?

Je rappelle pourtant que le nombre de pharmacie, de laboratoire d’analyse, de tabac, de casinos, de taxi, de licence IV et le numérus clausus de médecins sont très très réglementés.  

Il y a bien un compromis qui existe, ce débat normalement devrait donc être moins passionnel.

Il faut comprendre que c’est contre nature pour une femme ou un homme politique de défendre le libéralisme puisque cela revient à expliquer que son action est nuisible, pire que c’est eux le problème.

Mais on peut très bien inverser la métaphore, car dans la société, qui manipule les poules et en réalité taxe la classe moyenne abondamment si ce n’est l’Etat ou le Léviathan ?

Mais alors survient une difficulté :

Si on pense que le problème de l’économie de marché est la trop grande liberté accordée aux agents économiques il devient impossible ou contradictoire d’en chercher la cause dans des intentions malveillantes des pouvoirs publics.

Donc le plus grave dans l’allégorie du renard, c’est bien de penser que c’est la liberté le problème.  

Dire que l’Etat défend systématiquement le capitalisme n’a pas de sens. Il soutient en effet le seul principe qui crée des richesses, et heureusement, tout en entretenant le fantasme du supposé pouvoir des riches qu’il faut combattre et donner l’illusion de contrôler le système.

Sans oublier un capitalisme de connivence alimenté par des subventions et des commandes publiques pour ajouter à la confusion.

 

Merci de m’avoir lu, je vous parlais de votre liberté.

lundi 21 avril 2025

Sujet du Merc. 23/04/2025 : La société du spectacle.

 La société du spectacle.

    
« Dans un essai récent, Anselme Jappe écrivait que le terme de « société du spectacle » était Indiscutablement dans le groupe de tête des concepts employés aujourd’hui. Le « spectacle » est un concept critique développé par les situationnistes ; j’ai eu l’occasion d’indiquer comment ce terme, au commencement presque banal, était devenu, en particulier après les élaborations de Guy Debord, redoutablement pertinent pour décrire les sociétés capitalistes-marchandes, et mettre en évidence les moyens de leur nuire.

On peut en effet considérer que l’élaboration de la notion de « spectacle » est l’arme critique la plus aiguisée qu’ont produite les situationnistes, qui en ont pourtant produit plusieurs (la situation, la séparation, etc.). On peut même considérer que cette notion est le concept qui permet de faire comprendre tous les autres (un peu comme chez Marx, le concept de marchandise permet de faire comprendre tous les autres).

Il n’en reste pas moins que cette notion est, plus ou moins volontairement, employée de manière fautive.

 

La critique radicale de la société marchande et le marxisme

Alors que se menaient en Europe les premières luttes ouvrières à se revendiquer du Manifeste du parti communiste et d’un certain Karl Marx, Karl Marx, qui assurait une chronique dans un journal américain, fut interrogé à ce propos. « Tout ce que je sais, répondit-il, c’est que je ne suis pas marxiste. »

Cette anecdote rapportée par Engels dans une lettre à Conrad Schmidt du 5 août 1890 est extrêmement connue ; elle a été souvent rappelée pour répondre à la question « êtes-vous marxiste ? », par ceux qui se réclamaient de la critique sociale de Marx mais qui ne voulaient pas être assimilés à ceux que la tradition a identifiés par le terme de « marxistes ». Et les situationnistes n’y ont pas fait exception5.

Ce qui pourrait constituer le point commun de tous ces lecteurs de Marx qui ne sont pas marxistes ; c’est que plutôt que de reprendre les résultats du travail critique de Marx, ils veulent « se mettre eux-mêmes au travail». Ne pas reprendre les formules ou les mots d’ordre qui ont constitué ce qu’on appelle le marxisme, mais reprendre le geste critique même de Marx ; dire en quelque sorte : « Non, nous ne sommes pas marxistes, mais nous faisons comme Marx. »   
Pour exprimer les choses de manière plus frappante encore, on pourrait dire : « Marxistes, nous ne le sommes pas, mais marxiens, oui nous le sommes. »

Bref, le marxisme serait la volonté de schématiser, de simplifier, la théorie de Marx, alors qu’il n’y a qu’une manière de la comprendre : s’attacher à cet aspect apparemment élémentaire de sa théorie, la critique de la marchandise, mais en développer toutes les conséquences. La marchandise n’est pas une manifestation parmi d’autres de la société capitaliste, elle en est la racine, et c’est d’elle que découlent tous les aspects de la société capitaliste. En ce sens, il est juste de parler de cette société comme de la société marchande, de la société de production de marchandises. Cette caractéristique est plus fondamentale encore que la lutte des classes et l’exploitation des travailleurs – qui en sont des conséquences.

Le point commun sans doute le plus évident entre la critique situationniste et la critique de la valeur, c’est cette insistance à revenir à la critique de la marchandise et à la critique de la forme marchandise, qui modèle réellement toute notre société. Et qu’il n’est pas nécessaire de recourir à des théories nouvelles ou à des modernisations de la théorie critique radicale car, pour autant qu’on prenne la critique de la marchandise par Marx pour ce qu’elle est, c’est-à dire quelque chose en même temps extrêmement simple et extrêmement fécond, elle fait ses preuves comme une théorie qui répond aux exigences d’analyse les plus actuelles.

 

Banalité et complexité de la marchandise

Ce qui est remarquable dans la marchandise, c’est que ce n’est pas seulement une chose (dont nous allons élucider les caractéristiques) : c’est aussi une forme, et une forme qui marque de son empreinte la totalité des phénomènes sociaux.

Une marchandise, ce n’est pas une chose quelconque ; c’est une chose à deux faces : une de ces faces est son utilité, susceptible de satisfaire un besoin, l’autre face est sa valeur, susceptible d’être réalisée en argent. Définition très simple, qui vient d’ailleurs d’Aristote avant d’être élaborée par Marx, et définition dont la fécondité pour analyser les rouages de la société capitaliste est rarement éprouvée dans toute son ampleur. Cette division en deux faces de la marchandise, une face « concrète » (l’utilité pratique) et une face « abstraite » qui est la valeur, est la forme marchandise que la société capitaliste imprime à tous les phénomènes sociaux, et pas seulement aux biens et aux services qu’on produit et qui circulent.

C’est ce qui permet de dire que le phénomène de la réification est caractéristique de la société capitaliste-marchande. La réification (du latin res = chose), c’est la transformation en chose, et la forme marchandise a pour conséquence de tout transformer en chose, et dans le même mouvement de transformer toute chose en marchandise.
C’est le processus qui est à la base de la société capitaliste, où tout est tendanciellement transformé en chose, et en chose qu’on peut vendre et acheter. Quand on a compris ce processus, on a compris l’essentiel.


On se rappelle que dans une bande dessinée situationniste de 1966, Le retour de la Colonne Durruti, l’un des protagonistes, à qui l’on demande de quoi il s’occupe au juste, répond : « De la réification. » Quand on sait que les textes de cette bande dessinée sont repris du roman à clefs de Michèle Bernstein Tous les chevaux du roi6, et que cette phrase est dite par le personnage qui, dans le roman, représente Guy Debord, on comprend le caractère essentiel de cette réponse.

On comprend surtout que finalement, la théorie situationniste n’est pas si nouvelle que ça, ou plutôt que, parce qu’elle est la théorie critique de notre temps, elle prend en charge toutes les théories critiques antérieures – et donc aussi la théorie marxiste. Et quand on reprend ce que le concept de fétichisme voulait décrire, ce que le concept d’aliénation voulait décrire, ce que le concept de réification voulait décrire, on se rend compte que le concept de spectacle ne remet pas en cause ces différents concepts. La théorie situationniste n’est pas une théorie alternative à un marxisme bien compris ; elle est théorie critique comme la théorie de Marx est théorie critique.

Alors évidemment, on peut se demander pourquoi les situationnistes, et Debord en tout premier lieu, ont voulu conserver ce terme de « spectacle ». Il est évident que, sous ce terme, c’étaient bien la réification, l’aliénation et le fétichisme qu’ils visaient.

La première réponse est que ce concept de spectacle, les situationnistes ne l’avaient pas pris à Marx ; ce n’est qu’ultérieurement qu’ils vont lui donner une teneur plus « marxiste ».

Une autre réponse est sans doute que si, d’une certaine manière, ce concept subsumait les concepts marxistes traditionnels, il permettait de manifester, non qu’ils étaient « marxistes » ou devenus « marxistes », mais qu’ils faisaient ce que Marx, en son temps, avait fait : saisir à la racine la société présente. Avec sans doute l’idée que Marx aurait été des leurs. Et plus secrètement, qu’ils étaient le Marx de leur temps.

On sait bien que depuis assez longtemps déjà, mais de façon de plus en plus évidente, la théorie situationniste, ou en tout cas la notion de « société du spectacle », se porte avec chic ; on dit « spectacle », on se regarde d’un air entendu – et tout est dit. »
( Extrait - In le concept de spectacle, sens et contre-sens, par G. Briche)  


jeudi 10 avril 2025

Sujet du Merc. 16 Avril 2025 : Comment définir nos désirs ? (Texte d'Epicure)

 

Comment définir nos désirs ?
Epicure( -342, -270) Lettre à Ménécée,

« Même jeune, on ne doit pas hésiter à philosopher. Ni, même au seuil de la vieillesse, se fatiguer de l’exercice philosophique. Il n’est jamais trop tôt, qui que l’on soit, ni trop tard pour l’assainissement de l’âme. Tel, qui dit que l’heure de philosopher n’est pas venue ou qu’elle est déjà passée, ressemble à qui dirait que pour le bonheur, l’heure n’est pas venue ou qu’elle n’est plus. Sont donc appelés à philosopher le jeune comme le vieux. Le second pour que, vieillissant, il reste jeune en biens par esprit de gratitude à l’égard du passé. Le premier pour que jeune, il soit aussi un ancien par son sang-froid à l’égard de l’avenir. En définitive, on doit donc se préoccuper de ce qui crée le bonheur, s’il est vrai qu’avec lui nous possédons tout, et que sans lui nous faisons tout pour l’obtenir.      
Ces conceptions, dont je t’ai constamment entretenu, garde-les en tête. Ne les perds pas de vue quand tu agis, en connaissant clairement qu’elles sont les principes de base du bien vivre.

D’abord, tenant le dieu pour un vivant immortel et bienheureux, selon la notion du dieu communément pressentie, ne lui attribue rien d’étranger à son immortalité ni rien d’incompatible avec sa béatitude. Crédite-le, en revanche, de tout ce qui est susceptible de lui conserver, avec l’immortalité, cette béatitude. Car les dieux existent : évidente est la connaissance que nous avons d’eux. Mais tels que la foule les imagine communément, ils n’existent pas : les gens ne prennent pas garde à la cohérence de ce qu’ils imaginent. N’est pas impie qui refuse des dieux populaires, mais qui, sur les dieux, projette les superstitions populaires. Les explications des gens à propos des dieux ne sont pas des notions établies à travers nos sens, mais des suppositions sans fondement. De là l’idée que les plus grands dommages sont amenés par les dieux ainsi que les bienfaits. En fait, c’est en totale affinité avec ses propres vertus que l’on accueille ceux qui sont semblables à soi-même, considérant comme étranger tout ce qui n’est pas tel que soi.

Accoutume-toi à penser que pour nous la mort n’est rien, puisque tout bien et tout mal résident dans la sensation, et que la mort est l’éradication de nos sensations. Dès lors, la juste prise de conscience que la mort ne nous est rien autorise à jouir du caractère mortel de la vie : non pas en lui conférant une durée infinie, mais en l’amputant du désir d’immortalité. Il s’ensuit qu’il n’y a rien d’effrayant dans le fait de vivre, pour qui est authentiquement conscient qu’il n’existe rien d’effrayant non plus dans le fait de ne pas vivre. Stupide est donc celui qui dit avoir peur de la mort non parce qu’il souffrira en mourant, mais parce qu’il souffre à l’idée qu’elle approche. Ce dont l’existence ne gêne point, c’est vraiment pour rien qu’on souffre de l’attendre ! Le plus effrayant des maux, la mort ne nous est rien, disais-je : quand nous sommes, la mort n’est pas là, et quand la mort est là, c’est nous qui ne sommes plus ! Elle ne concerne donc ni les vivants ni les trépassés, étant donné que pour les uns, elle n’est point, et que les autres ne sont plus. Beaucoup de gens pourtant fuient la mort, soit en tant que plus grands des malheurs, soit en tant que point final des choses de la vie. Le sage, lui ne craint pas le fait de n’être pas en vie : vivre ne lui convulse pas l’estomac, sans qu’il estime être mauvais de ne pas vivre. De même qu’il ne choisit jamais la nourriture la plus plantureuse, mais la plus goûteuse, ainsi n’est-ce point le temps le plus long, mais le plus fruité qu’il butine ? Celui qui incite d’un côté le jeune à bien vivre, de l’autre le vieillard à bien mourir est un niais, non tant parce que la vie a de l’agrément, mais surtout parce que bien vivre et bien mourir constituent un seul et même exercice. Plus stupide encore celui qui dit beau de n’être pas né, ou « sitôt né, de franchir les portes de l’Hadès ».

S’il est persuadé de ce qu’il dit, que ne quitte-t-il la vie sur-le-champ ? Il en a l’immédiate possibilité, pour peu qu’il le veuille vraiment. S’il veut seulement jouer les provocateurs, sa désinvolture en la matière est déplacée.
Souvenons-nous d’ailleurs que l’avenir, ni ne nous appartient, ni ne nous échappe absolument, afin de ne pas tout à fait l’attendre comme devant exister, et de n’en point désespérer comme devant certainement ne pas exister.
 
Il est également à considérer que certains d’entre les désirs sont naturels, d’autres vains, et que si certains des désirs naturels sont nécessaires, d’autres ne sont seulement que naturels. Parmi les désirs nécessaires, certains sont nécessaires au bonheur, d’autres à la tranquillité durable du corps, d’autres à la vie même. Or, une réflexion irréprochable à ce propos sait rapporter tout choix et tout rejet à la santé du corps et à la sérénité de l’âme, puisque tel est le but de la vie bienheureuse. C’est sous son influence que nous faisons toute chose, dans la perspective d’éviter la souffrance et l’angoisse. Quand une bonne fois cette influence a établi sur nous son empire, toute tempête de l’âme se dissipe, le vivant n’ayant plus à courir comme après l’objet d’un manque, ni à rechercher cet autre par quoi le bien, de l’âme et du corps serait comblé. C’est alors que nous avons besoin de plaisir : quand le plaisir nous torture par sa non-présence. Autrement, nous ne sommes plus sous la dépendance du plaisir.

Voilà pourquoi nous disons que le plaisir est le principe et le but de la vie bienheureuse. C’est lui que nous avons reconnu comme bien premier et congénital. C’est de lui que nous recevons le signal de tout choix et rejet. C’est à lui que nous aboutissons comme règle, en jugeant tout bien d’après son impact sur notre sensibilité.    
 
Justement parce qu’il est le bien premier et né avec notre nature, nous ne bondissons pas sur n’importe quel plaisir : il existe beaucoup de plaisirs auxquels nous ne nous arrêtons pas, lorsqu’ils impliquent pour nous une avalanche de difficultés. Nous considérons bien des douleurs comme préférables à des plaisirs, dès lors qu’un plaisir pour nous plus grand doit suivre des souffrances longtemps endurées. Ainsi tout plaisir, par nature, a le bien pour intime parent, sans pour autant devoir être cueilli. Symétriquement, toute espèce de douleur est un mal, sans que toutes les douleurs soient à fuir obligatoirement. C’est à travers la confrontation et l’analyse des avantages et désavantages qu’il convient de se décider à ce propos. A certains moments, nous réagissons au bien selon les cas comme à un mal, ou inversement au mal comme à un bien.

Ainsi, nous considérons l’autosuffisance comme un grand bien : non pour satisfaire à une obsession gratuite de frugalité, mais pour que le minimum, au cas où la profusion ferait défaut, nous satisfasse. Car nous sommes intimement convaincus qu’on trouve d’autant plus d’agréments à l’abondance qu’on y est moins attaché, et que si tout ce qui est naturel est plutôt facile à se procurer, ne l’est pas tout ce qui est vain. Les nourritures savoureusement simples vous régalent aussi bien qu’un ordinaire fastueux, sitôt éradiquée toute la douleur du manque : pain et eau dispensent un plaisir extrême, dès lors qu’en manque on les porte à sa bouche. L’accoutumance à des régimes simples et sans faste est un facteur de santé, pousse l’être humain au dynamisme dans les activités nécessaires à la vie, nous rend plus aptes à apprécier, à l’occasion, les repas luxueux et, face au sort, nous immunise contre l’inquiétude.

Quand nous parlons du plaisir comme d’un but essentiel, nous ne parlons pas des plaisirs du noceur irrécupérable ou de celui qui a la jouissance pour résidence permanente - comme se l’imaginent certaines personnes peu au courant et réticentes à nos propos, ou victimes d’une fausse interprétation - mais d’en arriver au stade où l’on ne souffre pas du corps et ou l’on n’est pas perturbé de l’âme. Car ni les beuveries, ni les festins continuels, ni les jeunes garçons ou les femmes dont on jouit, ni la délectation des poissons et de tout ce que peut porter une table fastueuse ne sont à la source de la vie heureuse : c’est ce qui fait la différence avec le raisonnement sobre, lucide, recherchant minutieusement les motifs sur lesquels fonder tout choix et tout rejet, et chassant les croyances à la faveur desquelles la plus grande confusion s’empare de l’âme.      
Au principe de tout cela, comme plus grand bien : la prudence (Phronésis),. Or donc, la prudence, d’où sont issues toutes les autres vertus, se révèle en définitive plus précieuse que la philosophie : elle nous enseigne qu’on ne saurait vivre agréablement sans prudence sans honnêteté et sans justice, ni avec ces trois vertus vivre sans plaisir. Les vertus en effet participent de la même nature que vivre avec plaisir, et vivre avec plaisir en est indissociable.

D’après toi, quel homme surpasse en force celui qui sur les dieux nourrit des convictions conformes à leurs lois ? Qui face à la mort est désormais sans crainte ? Qui a percé à jour le but de la nature, en discernant à la fois comme il est aisé d’obtenir et d’atteindre le "summum" des biens, et comme celui des maux est bref en durée ou en intensité ; s’amusant de ce que certains mettent en scène comme la maîtresse de tous les événements – les uns advenant certes par nécessité, mais d’autres par hasard, d’autres encore par notre initiative –, parce qu’il voit bien que la nécessité n’a de comptes à rendre à personne, que le hasard est versatile, mais que ce qui vient par notre initiative est sans maître, et que c’est chose naturelle si le blâme et son contraire la suivent de près (en ce sens, mieux vaudrait consentir à souscrire au mythe concernant les dieux, que de s’asservir aux lois du destin des physiciens naturalistes : la première option laisse entrevoir un espoir, par des prières, de fléchir les dieux en les honorant, tandis que l’autre affiche une nécessité inflexible). Qui témoigne, disais-je, de plus de force que l’homme qui ne prend le hasard ni pour un dieu, comme le fait la masse des gens (un dieu ne fait rien de désordonné), ni pour une cause fluctuante (il ne présume pas que le bien ou le mal, artisans de la vie bienheureuse, sont distribués aux hommes par le hasard, mais pense que, pourtant, c’est le hasard qui nourrit les principes de grands biens ou de grands maux) ; l’homme convaincu qu’il est meilleur d’être dépourvu de chance particulière tout en raisonnant bien que d’être chanceux en déraisonnant ; l’idéal étant évidemment, en ce qui concerne nos actions, que ce qu’on a jugé « bien » soit entériné par le hasard.

A ces questions, et à toutes celles qui s’y rattachent, réfléchis jour et nuit pour toi-même et pour qui est semblable à toi, et jamais tu ne seras troublé ni dans la veille ni dans tes rêves, mais tu vivras comme un dieu parmi les humains. Car il n’a rien de commun avec un animal mortel, l’homme vivant parmi des biens immortels."    
 

samedi 5 avril 2025

Sujet du Merc. 09 Avril 2025 : Il n’y a pas d’origine.

 

                 Il n’y a pas d’origine.

Les hommes sont mortels. Pour un individu, pour toute l’humanité, l’origine est la date de la naissance (pour certains un peu avant ….), leur fin, celle de leur mort.

C’est probablement cette constatation, comparable à tous les phénomènes de la nature, qui fit penser à tous qu’il y avait un « début », une origine. Mais penser ainsi pose plus de problèmes que cela n’en résout.  
D’abord il va falloir se pencher sur la question de l’Origine avec un grand O. Origine qui ne peut être que quasi miraculeuse et en tout cas extérieure à l’homme. Comment sont nées les montagnes et les mers, les plantes et les animaux ?
On a cru un temps à la « génération spontanée », mais au 19ième siècle c’était fini !           
Dieu, la grande chimère, répondait à LA question. C’était lui le créateur. C’est ce que pensent encore des milliards d’êtres humains. Car le gros avantage de dieu (des dieux) c’est qu’il est là du début à la fin. Il préside à la vie (création), il est là lorsqu’on est plus.   
Avec l’idée de dieu (des dieux) l’homme peut se poser les questions de l’origine, du pourquoi, de la mort et ….. surtout il peut y répondre ! Le récit religieux vient encadrer le moment existentiel des mortels pour les rassurer. Il les inclut du même coup dans un destin bordé par la morale et le temps.

Affirmer, comme dans le titre de ce philopiste, qu’il n’y a pas d’origine c’est aller profondément à l’encontre des croyances dominantes l’humanité. Et pourtant ce n’est qu’une paraphrase de ce qu’un philosophe grec a énoncé voici près de 2600 ans : Anaximandre.

Anaximandre ( vers -610, à – 546 de notre ère ) est né à Milet sur les rivages de la Turquie actuelle, c'est-à-dire à la confluence de l’Orient où les Babyloniens avaient fortement développés une astronomie très élaborée et de l’Occident encore tout imprégné de mythes fondateurs qui font intervenir une substance première, infinie, immortelle et divine enveloppant et gouvernant toute chose : l’Arché.

Anaximandre va reprendre ce terme d’arché, mais, première rupture, il va écrire en prose alors que toutes les explications du monde précédentes étaient en style poétique. De la théogonie on va passer à ce qui va devenir la conception grecque de l’univers pour des siècles.

Anaximandre rompt de manière radicale avec le mythe en ce sens qu’il démythifie la démarche généalogique de création de l’univers. Dès lors la porte s’ouvre sur une nouvelle géométrisation du monde. A la question que se posait Thalès qui faisait reposer le monde (et la Terre) sur l’élément eau mais se demandait comment son océan tenait dans l’espace, Anaximandre répond que la terre flotte en équilibre au centre de l’univers et il ajoute que si elle demeure en repos à cette place, sans avoir besoin d’aucun support c’est parce qu’à égale distance de tous les points de circonférence céleste, elle n’a aucune raison d’aller en bas plutôt qu’en haut, ni d’un coté plutôt que de l’autre. Pour la première fois le cosmos est placé dans un espace mathématisé constitué par des relations purement géométriques.

Désormais on rentre dans la période de « l’histoire à travers la physique ». Au lieu de chercher une origine, une source, au cosmos ; un « primus motor » comme dira plus tard Aristote, Anaximandre va désormais utiliser le terme arché dans un tout autre sens. Pour lui point d’origine première (de création dirions nous aujourd’hui), l’origine est perpétuelle, et elle peut continuellement donner naissance à ce qui sera. La cause complète de la génération de tout sera nommée apeiron (infini ou illimité).  Il n’y a plus de point originel ou final dans le temps.

La matière s’organise selon l’apeiron , cette organisation est présentée par lui comme une séparation de contraires :  « Ce d’où il y a génération des entités, en cela aussi se produit leur destruction, selon la nécessité, car elles se rendent les unes aux autres justice et réparation de leur injustice, selon l’assignation du Temps.[] ».

Eclaircissons cette phrase :

Les choses, les êtres n’existent que dans un flux de processus ininterrompus. Si nous prenons l’exemple d’un mortel. Il nait un jour, meurt un autre. Mais sa naissance est liée à l’existence préalable de millions d’êtres vivants dont il est inutile de chercher la « cause première » dans un dieu.

Penser à l’influence d’un dieu, à une volonté divine c’est, comme le dit si bien Spinoza, se réfugier dans « l’asile de l’ignorance ». Et la disparition du mortel n’est que la transformation de ses composés en d’autres composés qui, à leur tour, fourniront la matière première à l’univers pour refonder d’autres êtres.

La vraie question philosophique est le Comment, pas le Pourquoi.

Mais la vieille métaphysique reste aux aguets pour tirer en arrière tout le genre humain avec ses fables et ses mythes. C’est que l’enjeu est de taille. Au-delà de l’origine il y a la manière dont les hommes, une fois libérés de « leur créateur » peuvent se mettre à penser par eux-mêmes. Si les cieux sont vides de dieux prompts à nous punir, nous faire la morale, nous donner la vie et la mort ; plus personne n’a de pouvoir sur nous.
La naissance de la philosophie nait de ce moment unique.
Si l’ordre ne nait plus du divin, n’est plus imposé par le destin, alors les hommes peuvent libérer toute leur puissance créatrice, grâce à la raison, pour penser le « vivre ensemble » (et la période d’Anaximandre est celle du début des cités grecques, la sortie de la pré-histoire).

J P Vernant notera : « La basileia, la monarchia qui, dans le mythe, fondaient l'ordre et le soutenaient, apparaissent, dans la perspective nouvelle d'Anaximandre, destructrices de l’ordre. L'ordre n'est plus hiérarchique ; il consiste dans le maintien d'un équilibre entre des puissances désormais égales, aucune d'entre elles ne devant obtenir sur les autres une domination définitive qui entraînerait la ruine du cosmos. Si l'apeiron possède l'arché et gouverne toute chose, c'est précisément parce que son règne exclut la possibilité pour un élément de s'emparer de la dunastéia. La primauté de l'apeiron garantit la permanence d'un ordre égalitaire fondé sur la réciprocité des relations, et qui, supérieur à tous les éléments, leur impose une loi commune. ».

Il fallait ce passage essentiel de la rupture avec la conception mythologique de l’origine pour que naisse cette pensée singulière qu’on nomme philosophie. Il fallait poser un principe en rupture totale avec le point de vue d’un mortel se regardant et regardant le monde. Ce furent, des siècles plus tard, ce que réalisèrent Bruno, Copernic, Galilée, Darwin.

Le cas d’Anaximandre équivaut pour le monde antique à la rupture que produisirent Copernic et Galilée à l’aube de la Renaissance face à la féodalité déclinante.

Les idées des hommes ne naissent pas de nulle part, Anaximandre, comme Copernic et Galilée vécurent à des périodes d’intenses mutations sociales et économiques. Le problème pour nous, 2600 ans plus tard, n’est il temps pas de renouer avec cette philosophie là ?  Celle qui dénonçait l’ordre comme fatalité ; l’injustice comme destin, et la Cause de Tout comme ayant source les mythes (littéralement mensonges, fables).

Ne nous faudrait-il pas en revenir à « l’origine » (le comment) de la philosophie !?

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samedi 29 mars 2025

Sujet du Merc 02 Avril 2025 : Et si on parlait de rien ?

 

                                Et si on parlait de rien ?

Rien ce n’est pas grand-chose. Parfois c’est moins que ça. Au café philo nous parlons de tout et de rien. Reste à savoir si c’est séparément ou en même temps !

Et puis sommes-nous si sûrs que cela de parler de tout et de rien ? Après tout un café philo c’est fait pour parler de quelque chose : de philosophie.

La philosophie serait elle ni du tout, ni du rien ?

On pourrait tenter une définition de la philosophie à partir de ce constat d’évidence. La philosophie a-t-elle pour vocation a être un exercice de réflexion totalitaire (globalisant, enveloppant tous les champs de pensée) ? Ou bien est elle un exercice nihiliste qui déconstruit, décortique, anéanti toutes certitude, croyances … ?

Leibniz disait : « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?». Etrange question. Si on est quelque chose (un être humain par exemple), comment pensez le rien absolu, l’absence totale de tout ?

Le rien serait il un jeu conceptuel ? Une expression abstraite pour le non-existant ? Ni pensée, ni matière ?

Discuter sur le rien ne reviendrait il pas alors à une absence de discussion. ? Que serait une discussion où on essaierait de ne parler de rien ? Une page blanche pour un écrivain manchot ?

 

Pourtant ce soir c’est bien à cela que nous sommes conviés à nous exprimer ! « Et si on parlait de rien ».

Au fond nous avons une solution, faire comme si de rien n’était et parler de rien comme concept.

Nous l’avons dit ci-dessus, si la philosophie se contentait de parler de rien elle se lancerait dans un exercice nihiliste. Questionnons donc le nihilisme :

Si Dieu n’existe pas, tout est permis. Par ce biais, le nihilisme est une idéologie qui justifie un activisme politique qui peut verser dans le terrorisme. Mais il est aussi utilisé pour souligner le « néant » qui caractérise l’homme des temps modernes et que nombre de phénomènes accuse : « mort » de Dieu, mépris d’êtres humains gérés comme autant de « ressources », génocides et famines rationnellement organisés, vide d’une culture rabaissée au rang d’obscénités publiquement étalées. En deçà de ses manifestations historiques, le nihilisme provient d’une négation. Que nie le nihilisme ? Ce qui, de toute évidence, est. Nietzsche précise : « Les valeurs les plus élevées se dévaluent » . Ce qui était auparavant estimé, comme le vrai, le beau, le bien, perd son sens.

Arrêtons-nous sur l’idée de vérité. Dire la vérité consiste à faire apparaître ce qui est ; masquer ce qui est sciemment connu revient à dire le faux, à mentir. Dire le faux sans s’en rendre compte, c’est commettre une erreur. Si rien est, toute quête de vérité est illusoire. Il n’est guère difficile de reconnaître ici le credo d’une doxa contemporaine : il n’y a pas de vérité, à chacun ses opinions. Parce que le nihilisme peut s’afficher avec bonhomie, rappelons le mot de Nietzsche : il est « le plus inquiétant de tous les hôtes ». Il se nie sournoisement et, occasionnellement, peut fêter sa victoire à travers des « idéaux » imposés par la violence ou, de façon plus civilisée, au nom d’une « liberté d’opinion » autorisée à répandre des mensonges.

Le fait que le sens de quoi que ce soit ne jaillisse qu’à partir du moment où l’être humain s’interroge sur lui, que rien ne soit ni vrai ni faux sans êtres humains pour se prononcer sur ce qui est, tout cela fait le terreau du nihilisme. Il ne peut nier ce qui est qu’en renonçant à ce qui est humain.

Lévi-Strauss indique : « Cette dévalorisation systématique de l’homme par l’homme se répand, et ce serait trop d’hypocrisie et d’inconscience que d’écarter le problème par l’excuse d’une contamination momentanée » .

 Ce type d’attitude, cependant, a déjà été illustré par Platon, à travers un personnage discret du célèbre dialogue Le Banquet. Il s’agit d’Apollodore, le narrateur. Parce que le philosophe cherche à discerner ce qui est au milieu des apparences, il peut être perçu comme un être « au-dessus » du monde et des autres. C’est dans cette posture que l’on découvre Apollodore. Glaucon lui demande de raconter la fameuse soirée rapportée par Le Banquet. Apollodore se prépare avec plaisir à « parler de philosophie », mais ajoute : « Quand au contraire j’entends d’autres propos, les vôtres en particulier, ceux de gens riches et qui font des affaires, cela me pèse et j’ai pitié de vous mes compagnons, parce que vous vous imaginez faire quelque chose alors qu’en réalité vous ne faites rien » Ne pas faire de philosophie, c’est ne rien faire. Platon indique ici ce que pourrait être une caricature de la philosophie socratique. Ce que font les hommes, dit Socrate, sont des idoles (eidôla), plus ou moins éloignées de l’idée qui les guide. La philosophie n’est donc pas une négation du monde ni des hommes. Comme l’indique Heidegger, le « mè on » platonicien n’est pas un simple « rien », mais désigne ce qu’il ne faut pas prendre pour la norme de ce qui est.

Le souci philosophique de la vérité réclame une attitude critique, qui consiste bien à séparer ce qui est, ce qui n’est pas, ce qui passe pour être. La dialectique platonicienne laisse paraître la « séparation » mais aussi le rapport inapparent des idoles aux idées, à l’insu de ceux qui œuvrent et travaillent sans faire profession de philosophe : artisans, poètes, médecins, architectes, sophistes, hommes politiques. L’attitude philosophique fait jaillir ce qui, au quotidien, semble n’être rien : l’idée, au-devant de laquelle se projettent les ombres qu’il ne faut pas idolâtrer. Il n’y a d’ombre que par le rayonnement d’une lumière. La philosophie se soucie de cette lumière afin de montrer ce que les idoles imitent avec plus ou moins de justesse. Faire de la philosophie consiste à clarifier le rapport mal assuré aux idées afin de « retrouver le chemin de chez-nous », soit de comprendre le monde où il nous est donné de vivre.

Apollodore est la figure prémonitoire d’une interprétation malheureuse de la philosophie de Platon comme doctrine sur « deux mondes ». Ce n’est pas un hasard si Platon le présente comme un rapporteur, non comme un penseur.

 

Voir les activités humaines comme un néant coupe à sa racine la possibilité de penser. Il préfigure ce que l’Occident nommera le nihilisme. Il reste certes le fidèle messager d’une pensée en dialogue. Mais Platon indique déjà que le nihilisme est un rejeton dogmatique de la philosophie, devenue étrangère à elle-même, une fois conçue comme doctrine. Le nihilisme à venir pourra usurper l’attitude critique du philosophe en se prévalant d’un certain sang-froid et d’une certaine hauteur : rien n’est au-dehors d’opinions et de doctrines conventionnelles que l’on peut éventuellement exposer.

 

Le foisonnement « d’informations » qui laisse croire que plus rien n’est à penser par soi-même est sans doute une forme contemporaine du nihilisme. La pensée se fige dès lors qu’aucune question ne vient la solliciter en propre. Ce manque suscite l’agressivité, déjà si bien illustrée par Platon (Le Banquet, 173 d) : « Tu es toujours le même Apollodore, toujours à dire du mal de toi-même et des autres et tu me donnes l’impression de penser que, Socrate excepté, absolument tous les hommes sont des misérables, à commencer par toi. […] dans les propos que tu tiens, tu es toujours agressif contre toi-même et les autres, à l’exception de Socrate. » La négation des activités humaines permet de masquer, non sans un certain snobisme, la difficulté de penser. Les dialogues platoniciens sont des expériences de penser, où le plaisir de découvrir une vérité, si souvent souligné par Platon, s’oppose à la pure et simple hargne dénonciatrice.

 

Là où le philosophe s’attarde à faire paraître la richesse foisonnante de ce qui reste à comprendre, le nihiliste sermonne en agitateur : regardez, il n’y a rien à voir ! Le nihilisme n’autorise pas seulement la destruction d’une humanité considérée comme un rien. Platon montre qu’il tend à justifier l’absence de pensée en la détournant de ce qui la nourrit, la contemporanéité d’une question elle-même ancrée dans un monde partagé. Cette absence de pensée peut être masquée par une assurance prompte à accuser et à dénoncer. Pour cette raison, c’est une erreur de croire que l’on peut combattre le nihilisme en le dénonçant. Penser le nihilisme, ce n’est pas étaler la laideur de ses manifestations.

Le nihiliste, comme Gorgias, peut prétendre savoir répondre à toutes les questions. A la question éminemment philosophique de savoir ce qui véritablement est, il peut partout répondre : rien ! Sous une forme plus savante : tout dépend des conventions, des opinions, des rapports de force historiques en jeu.

Le nihilisme détourne de la question de l’être par son apparence séduisante. Dès son commencement, il est à la philosophie ce que les idoles sont aux idées : il croît dans son ombre.

vendredi 21 mars 2025

Sujet du Merc. 26 Mars 2025 : Sont-ils-des hommes ?

 

                          SONT-ILS DES HOMMES ?

 

Oui, sont-ils tous des hommes ? Et nous aussi ? Ou y a-t-il des trans-humains ; et des surhommes, des infra-humains et peut-être aussi des hommes ordinaires? Non, tous ont une même apparence et une même organisation physiologique, sauf les premiers. Mais qu’en est-il des autres ? Leur esprit et leur corps sont-ils séparés ? Les religions monothéistes et la majorité des philosophes depuis Socrate, Platon et Aristote l’affirment.

 Les évolutions historiques ne montrent-elles pas une forte tendance dans ce sens ? Pourtant de récentes découvertes archéologiques et neurologiques montrent l’inanité de ces croyances. Les fonctionnalités cognitives reposent sur le cerveau, fait de matière. En réalité, corps et esprit ne sont distincts l’un de l’autre qu’en parole.

 Socrate s’inquiétait de la destinée de son âme (esprit) après la mort. Cette  idée présupposait la séparation de son âme immortelle d’avec son corps matériel et périssable. Platon porte cette croyance jusqu’à l’absolu. L’absolu de la Vérité des Idées pures et préexistantes de l’Esprit, distinctes des apparences trompeuses du monde quotidien et matériel. Qui, lui, en fait n’existerait pas vraiment. En aristocrate bien-né, son inclination le fait classer les hommes selon la prévalence chez eux de l’un ou de l’autre de ces pôles opposés. En essentialisant sexes et genres, la réaction féministe n’adopte-t-elle pas la même démarche ? Et, à terme, n’accentuerait-elle pas la sujétion féminine ? Ou serait-ce in fine la masculine ? Par une réaction en retour.

 Inspiré par Platon, Augustin (un saint chrétien du 4e s., pas mon voisin) décrète que le Bien ultime est le salut de l’âme associé aux lumières de l’Esprit-Saint. Dans ses « Confessions », il écrit : « La perte d’une seule âme non munie du baptême est un malheur plus grand que la mort d’innombrables victimes, même innocentes. ». Serait-il un tueur en série ?

 Et n’a-t-on pas là les prémisses des massacres et génocides techniques du 16e (par canons et caravelles interposés) au 20e et 21siècles ? Cette évolution historique commence par la décimation en masse voire l’extinction des Amérindiens. D’abord par les Espagnols et puis, surtout, par les Etats-uniens. Viennent ensuite celles des Africains et des Asiatiques : esclavage, guerres (néo)coloniales, pseudo « dilemme de l’homme blanc » britannique et « mission civilisatrice » française. Auxquels s’ajoutent les récents « droit d’ingérence » et « guerre juste » des démocraties. Mais aussi les hécatombes planifiées des « camps » allemands, russes, chinois, cambodgiens et israélo-palestiniens.

 Actuellement le massacre de vastes populations du Tiers Monde, Russie et Ukraine – par dizaines de millions pour l’appropriation des ressources nécessaires à la pérennité du capitalisme – ne procèdent-ils pas eux aussi des concepts issus de concepts-clef des philosophies idéalistes ? Ne faut-il pas y ajouter l’appropriation conjointe des pouvoirs et la corruption ? Des oligarques occultes ici, déclarés là-bas, favorisent des mafias et la généralisation des drogues. Certaines sont physiques et visibles. D’autres moins perceptibles incluent le consumérisme et le numérique. Qui, néanmoins, assurent également d’énormes progrès par ailleurs. Les manipulations psychiques et mentales de masse conduisent à une aliénation généralisée. Sur des millénaires, ne renvoient-elles pas à l’esprit de religion et aux dérives propres aux philosophies idéalistes ?

 Dans « La Politique »,  Aristote écrit des phrases qui résonnent jusqu’à nos jours autour de la légitimité d’ « esclaves par nature ».

– Tiens, ça existe ça, des esclaves par nature ?

  Pour sûr, c’est évident.

Aristote dixit : « Tous ceux chez qui l’emploi des forces corporelles est le seul et le meilleur parti à tirer de leur être sont esclaves par nature » et « Il est évident que, par nature, les uns sont libres et les autres esclaves ; et que, pour ces derniers, l’esclavage est utile autant que juste ». Ces assertions reviennent 1) à fonder « sur la supériorité et l’infériorité de nature toute la différence de l’homme libre et de l’esclave, des nobles et des roturiers. » ou encore des hommes et des femmes et 2) à justifier « cette chasse que l’on doit donner aux bêtes fauves et aux hommes qui, nés pour obéir, refusent de se soumettre. C’est une guerre que la nature elle-même a faite légitime. ».

 Nourri par deux millénaires de culture platonico-aristotélicienne reprise par Augustin, Colomb écrit une fois arrivé aux Amériques en 1492 : «Ils échangent de bon coeur tout ce qu’ils possèdent … Ils ne portent pas d’armes … Ils feraient de bons serviteurs. Avec cinquante hommes, on pourrait les asservir tous et leur faire faire tout ce que l’on veut. ». Déjà la notion de « minerai humain » n’était plus loin.

 La raison et le doute méthodique ont mis ce paradigme en pièces. Du moins intellectuellement par les avancées de Copernic, Galilée, Bacon, Descartes, Spinoza, les philosophes des Lumières et quelques autres par la suite. Néanmoins, malgré les révolutions, cette vision du monde a toujours su se fortifier dans le combat mené contre ses suppôts, les puissants et les maîtres. Ainsi Sepùlveda, conseiller des souverains espagnols, écrit en 1451 : « Certaines âmes sont supérieures à d’autres, de sorte qu’il est juste de soumettre par la force physique l’homme dont la raison est naturellement faible. Car il ignore ou refuse son propre bien connu de son maître. ». Mais alors, n’eût-il pas fallu déjà que l’âme existât ? Où est la preuve ?

 Progressivement, cette idée d’une hiérarchie des esprits venue de « La République » de Platon – qui néanmoins maintenait la qualité d’homme à tous – déboucha, à la fin du 19e s., sur le nihilisme et la sape des Lumières. Nietzsche remet tout en cause et affirme que tout est faux. C’est comme affirmer que tout se vaut et que tout est vrai, c’est selon. Et donc particulièrement l’opinion de Nietzsche. Son idée de surhomme conduit à « la volonté de puissance » et à son incarnation dans l’« élite », pourvue du droit du plus fort le plus absolu.

 Cette évolution ultime de la philosophie héritée de Platon conduisit au basculement de l’ontologie (l’Être par rapport au paraître) par une inversion radicale. Pour Heidegger, la métaphysique traditionnelle ne peut plus amener « l’étant » (la roture à l’état animal) à « l’Être » (l’élite pourvue de la qualité d’être humain). Pour l’Être, la métaphysique ne peut donc assigner un fondement que dans l’étant. L’étant ne peut donc vraiment exister que s’il y est « convoqué » par l’Être. C’est seulement ainsi que la nature des « animal laborans » (Hannah Arendt, amante et collaboratrice de Heidegger) peut acquérir la dignité d’être humain (c’est le contraire de la dignité de l’humanisme universel de Kant). Encore faudrait-il, évidemment, que l’« élite » condescende à « convoquer » à cette dignité la bête de somme de l’esclave. Qui sinon reste un animal par nature. Ce pouvoir des « Êtres » est proprement divin. « Dieu est mort » disait Nietzsche. Avec Heidegger, une fraction de l’humanité devient Dieu...

 C’est la conversion de l’universalisme humaniste des « âmes » humaines du 16e siècle, certes inégales entre elles, en une dichotomie ontologique : des Êtres authentiques convoqueraient des étants infra-humains à la dignité d’homme. En pratique donc, des esclaves animaux peuvent être convoqués à cette dignité par leurs Maîtres absolus. Qui, eux, sont authentiquement humains par nature. Le nazisme en fut la traduction.

 Des philosophes de l’après-guerre jusqu’à aujourd’hui ont emboîté le pas de cette nouvelle ontologie par la destruction des Lumières et de la raison. Il s’agit plus particulièrement des pseudo philosophes de la « French theory » et de son prurit sociétal, le wokisme contemporain. Ne faut-il pas le combattre, ne serait-ce qu’au vu d’une certaine filiation nazie ?  Et n’y a-t-il pas actuellement comme un embryon de code de droits et de lois par lequel des animaux peuvent convoler en justes noces dans l’apparat ?

 Et enfin, que dire des promesses du transhumanisme en marche ? Les Gates, Zuckerberg, Musk et autres à venir n’envisagent-ils pas de technologiquement transformer l’espèce ? De quitter l’espèce humaine en la scindant, à l’instar de l’idée première de scission du corps et de l’esprit prônée dès Socrate et Platon. Dans cette veine, Emil Georg publiait en 1998 « Le Marché de la détresse et le Paradigme du Crime Originel Nouveau ». Il se fondait sur des données notoirement « tendancieuses » des Institutions financières internationales de Bretton Woods, conçues et dirigées par l’actuel empire mondial. C.q.f.d. ? Ou, plutôt, non. 

Ne doit-on pas s’appliquer à prouver le contraire de ces démarches de philosophies idéalistes en démontrant d’emblée l’inanité de leurs fondements ?

Sujet du Merc. 07 Mai 2025 : Peut-on fonder l'histoire par le droit ?

                                          Peut-on fonder l'histoire par le droit ? «  Il existe des crimes qui, par leur nature et leu...