Il n’y a pas d’origine.
Les hommes sont mortels. Pour un
individu, pour toute l’humanité, l’origine est la date de la naissance (pour
certains un peu avant ….), leur fin, celle de leur mort.
C’est probablement cette constatation, comparable à tous les phénomènes
de la nature, qui fit penser à tous qu’il y avait un « début », une
origine. Mais penser ainsi pose plus de problèmes que cela n’en résout.
D’abord il va falloir se pencher sur la question de l’Origine avec un grand O.
Origine qui ne peut être que quasi miraculeuse et en tout cas extérieure à
l’homme. Comment sont nées les montagnes et les mers, les plantes et les
animaux ?
On a cru un temps à la « génération spontanée », mais au 19ième
siècle c’était fini !
Dieu, la grande chimère, répondait à LA question. C’était lui le créateur.
C’est ce que pensent encore des milliards d’êtres humains. Car le gros avantage
de dieu (des dieux) c’est qu’il est là du début à la fin. Il préside à la vie
(création), il est là lorsqu’on est plus.
Avec l’idée de dieu (des dieux) l’homme peut se poser les questions de
l’origine, du pourquoi, de la mort et ….. surtout il peut y répondre ! Le
récit religieux vient encadrer le moment existentiel des mortels pour les
rassurer. Il les inclut du même coup dans un destin bordé par la morale et le
temps.
Affirmer, comme dans le titre de ce philopiste, qu’il n’y a pas d’origine
c’est aller profondément à l’encontre des croyances dominantes l’humanité. Et
pourtant ce n’est qu’une paraphrase de ce qu’un philosophe grec a énoncé voici
près de 2600 ans : Anaximandre.
Anaximandre ( vers -610, à – 546 de notre
ère ) est né à Milet sur les rivages de la Turquie actuelle, c'est-à-dire à la
confluence de l’Orient où les Babyloniens avaient fortement développés une
astronomie très élaborée et de l’Occident encore tout imprégné de mythes
fondateurs qui font intervenir une substance première, infinie, immortelle et
divine enveloppant et gouvernant toute chose : l’Arché.
Anaximandre va reprendre ce terme d’arché, mais, première rupture,
il va écrire en prose alors que toutes les explications du monde
précédentes étaient en style poétique. De la théogonie on va passer à ce qui va
devenir la conception grecque de l’univers pour des siècles.
Anaximandre rompt de manière radicale avec le mythe en ce sens qu’il
démythifie la démarche généalogique de création de l’univers. Dès lors la porte
s’ouvre sur une nouvelle géométrisation du monde. A la question que se posait
Thalès qui faisait reposer le monde (et la Terre) sur l’élément eau mais se
demandait comment son océan tenait dans l’espace, Anaximandre répond que la
terre flotte en équilibre au centre de l’univers et il ajoute que si elle
demeure en repos à cette place, sans avoir besoin d’aucun support c’est parce
qu’à égale distance de tous les points de circonférence céleste, elle n’a
aucune raison d’aller en bas plutôt qu’en haut, ni d’un coté plutôt que de
l’autre. Pour la première fois le cosmos est placé dans un espace mathématisé
constitué par des relations purement géométriques.
Désormais on rentre dans la période de « l’histoire à travers la
physique ». Au lieu de chercher une origine, une source, au cosmos ;
un « primus motor » comme dira plus tard Aristote, Anaximandre
va désormais utiliser le terme arché dans un tout autre sens. Pour lui point
d’origine première (de création dirions nous aujourd’hui), l’origine est
perpétuelle, et elle peut continuellement donner naissance à ce qui sera. La
cause complète de la génération de tout sera nommée apeiron (infini ou illimité). Il n’y a plus de point originel ou final dans
le temps.
La matière s’organise selon l’apeiron , cette organisation est
présentée par lui comme une séparation de contraires : « Ce d’où il y a génération des entités, en
cela aussi se produit leur destruction, selon la nécessité, car elles se
rendent les unes aux autres justice et réparation de leur injustice, selon
l’assignation du Temps.
Eclaircissons cette phrase :
Les choses, les êtres n’existent que dans un flux de processus
ininterrompus. Si nous prenons l’exemple d’un mortel. Il nait un jour, meurt un
autre. Mais sa naissance est liée à l’existence préalable de millions d’êtres
vivants dont il est inutile de chercher la « cause première » dans un
dieu.
Penser à l’influence d’un dieu, à une volonté divine c’est, comme le dit
si bien Spinoza, se réfugier dans « l’asile de l’ignorance ». Et la
disparition du mortel n’est que la transformation de ses composés en d’autres
composés qui, à leur tour, fourniront la matière première à l’univers pour
refonder d’autres êtres.
La vraie question philosophique est le Comment, pas
le Pourquoi.
Mais la vieille métaphysique reste aux aguets pour tirer en arrière tout
le genre humain avec ses fables et ses mythes. C’est que l’enjeu est de taille.
Au-delà de l’origine il y a la manière dont les hommes, une fois libérés de
« leur créateur » peuvent se mettre à penser par eux-mêmes. Si les
cieux sont vides de dieux prompts à nous punir, nous faire la morale, nous
donner la vie et la mort ; plus personne n’a de pouvoir sur nous.
La naissance de la philosophie nait de ce moment unique. Si l’ordre ne
nait plus du divin, n’est plus imposé par le destin, alors les hommes peuvent
libérer toute leur puissance créatrice, grâce à la raison, pour penser le
« vivre ensemble » (et la période d’Anaximandre est celle du début
des cités grecques, la sortie de la pré-histoire).
J P Vernant notera : « La basileia,
la monarchia qui, dans
le mythe, fondaient l'ordre et le soutenaient, apparaissent, dans la
perspective nouvelle d'Anaximandre, destructrices de l’ordre. L'ordre n'est plus hiérarchique ; il consiste dans le
maintien d'un équilibre entre des puissances désormais égales, aucune d'entre
elles ne devant obtenir sur les autres une domination définitive qui
entraînerait la ruine du cosmos. Si l'apeiron
possède l'arché et
gouverne toute chose, c'est précisément parce que son règne exclut la
possibilité pour un élément de s'emparer de la dunastéia. La primauté de l'apeiron
garantit la permanence d'un ordre égalitaire fondé sur la réciprocité
des relations, et qui, supérieur à tous les
éléments, leur impose
une loi commune. ».
Il fallait ce passage essentiel de la
rupture avec la conception mythologique de l’origine pour que naisse cette
pensée singulière qu’on nomme philosophie. Il fallait poser un principe en
rupture totale avec le point de vue d’un mortel se regardant et regardant le
monde. Ce furent, des siècles plus tard, ce que réalisèrent Bruno, Copernic,
Galilée, Darwin.
Le cas
d’Anaximandre équivaut pour le monde antique à la rupture que produisirent
Copernic et Galilée à l’aube de la Renaissance face à la féodalité déclinante.
Les idées
des hommes ne naissent pas de nulle part, Anaximandre, comme Copernic et
Galilée vécurent à des périodes d’intenses mutations sociales et économiques.
Le problème pour nous, 2600 ans plus tard, n’est il temps pas de renouer avec
cette philosophie là ? Celle qui
dénonçait l’ordre comme fatalité ; l’injustice comme destin, et la Cause de
Tout comme ayant source les mythes (littéralement mensonges, fables).
Ne nous faudrait-il pas en revenir à « l’origine » (le comment) de la
philosophie !?
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