Comment définir nos désirs ?
Epicure( -342, -270) Lettre à Ménécée,
« Même jeune,
on ne doit pas hésiter à philosopher. Ni, même au seuil de la vieillesse, se
fatiguer de l’exercice philosophique. Il n’est jamais trop tôt, qui que l’on
soit, ni trop tard pour l’assainissement de l’âme. Tel, qui dit que l’heure de
philosopher n’est pas venue ou qu’elle est déjà passée, ressemble à qui dirait
que pour le bonheur, l’heure n’est pas venue ou qu’elle n’est plus. Sont donc
appelés à philosopher le jeune comme le vieux. Le second pour que,
vieillissant, il reste jeune en biens par esprit de gratitude à l’égard du
passé. Le premier pour que jeune, il soit aussi un ancien par son sang-froid à
l’égard de l’avenir. En définitive, on doit donc se préoccuper de ce qui crée
le bonheur, s’il est vrai qu’avec lui nous possédons tout, et que sans lui nous
faisons tout pour l’obtenir.
Ces conceptions, dont je t’ai constamment entretenu, garde-les en tête. Ne les
perds pas de vue quand tu agis, en connaissant clairement qu’elles sont les
principes de base du bien vivre.
D’abord, tenant le
dieu pour un vivant immortel et bienheureux, selon la notion du dieu
communément pressentie, ne lui attribue rien d’étranger à son immortalité ni
rien d’incompatible avec sa béatitude. Crédite-le, en revanche, de tout ce qui
est susceptible de lui conserver, avec l’immortalité, cette béatitude. Car les
dieux existent : évidente est la connaissance que nous avons d’eux. Mais tels
que la foule les imagine communément, ils n’existent pas : les gens ne prennent
pas garde à la cohérence de ce qu’ils imaginent. N’est pas impie qui refuse des
dieux populaires, mais qui, sur les dieux, projette les superstitions
populaires. Les explications des gens à propos des dieux ne sont pas des
notions établies à travers nos sens, mais des suppositions sans fondement. De
là l’idée que les plus grands dommages sont amenés par les dieux ainsi que les
bienfaits. En fait, c’est en totale affinité avec ses propres vertus que l’on
accueille ceux qui sont semblables à soi-même, considérant comme étranger tout
ce qui n’est pas tel que soi.
Accoutume-toi à
penser que pour nous la mort n’est rien, puisque tout bien et tout mal résident
dans la sensation, et que la mort est l’éradication de nos sensations. Dès
lors, la juste prise de conscience que la mort ne nous est rien autorise à
jouir du caractère mortel de la vie : non pas en lui conférant une durée
infinie, mais en l’amputant du désir d’immortalité. Il s’ensuit qu’il n’y a
rien d’effrayant dans le fait de vivre, pour qui est authentiquement conscient
qu’il n’existe rien d’effrayant non plus dans le fait de ne pas vivre. Stupide
est donc celui qui dit avoir peur de la mort non parce qu’il souffrira en
mourant, mais parce qu’il souffre à l’idée qu’elle approche. Ce dont
l’existence ne gêne point, c’est vraiment pour rien qu’on souffre de l’attendre
! Le plus effrayant des maux, la mort ne nous est rien, disais-je : quand nous
sommes, la mort n’est pas là, et quand la mort est là, c’est nous qui ne sommes
plus ! Elle ne concerne donc ni les vivants ni les trépassés, étant donné que
pour les uns, elle n’est point, et que les autres ne sont plus. Beaucoup de
gens pourtant fuient la mort, soit en tant que plus grands des malheurs, soit
en tant que point final des choses de la vie. Le sage, lui ne craint pas le
fait de n’être pas en vie : vivre ne lui convulse pas l’estomac, sans qu’il
estime être mauvais de ne pas vivre. De même qu’il ne choisit jamais la
nourriture la plus plantureuse, mais la plus goûteuse, ainsi n’est-ce point le
temps le plus long, mais le plus fruité qu’il butine ? Celui qui incite d’un
côté le jeune à bien vivre, de l’autre le vieillard à bien mourir est un niais,
non tant parce que la vie a de l’agrément, mais surtout parce que bien vivre et
bien mourir constituent un seul et même exercice. Plus stupide encore celui qui
dit beau de n’être pas né, ou « sitôt né, de franchir les portes de l’Hadès ».
S’il est persuadé
de ce qu’il dit, que ne quitte-t-il la vie sur-le-champ ? Il en a l’immédiate
possibilité, pour peu qu’il le veuille vraiment. S’il veut seulement jouer les
provocateurs, sa désinvolture en la matière est déplacée.
Souvenons-nous d’ailleurs que l’avenir, ni ne nous appartient, ni ne nous
échappe absolument, afin de ne pas tout à fait l’attendre comme devant exister,
et de n’en point désespérer comme devant certainement ne pas exister.
Il
est également à considérer que certains d’entre les désirs sont naturels,
d’autres vains, et que si certains des désirs naturels sont nécessaires,
d’autres ne sont seulement que naturels. Parmi les désirs nécessaires, certains sont nécessaires au bonheur,
d’autres à la tranquillité durable du corps, d’autres à la vie même. Or, une
réflexion irréprochable à ce propos sait rapporter tout choix et tout rejet à
la santé du corps et à la sérénité de l’âme, puisque tel est le but de la vie
bienheureuse. C’est sous son influence que nous faisons toute chose, dans la
perspective d’éviter la souffrance et l’angoisse. Quand une bonne fois cette
influence a établi sur nous son empire, toute tempête de l’âme se dissipe, le
vivant n’ayant plus à courir comme après l’objet d’un manque, ni à rechercher
cet autre par quoi le bien, de l’âme et du corps serait comblé. C’est alors que
nous avons besoin de plaisir : quand le plaisir nous torture par sa
non-présence. Autrement, nous ne sommes plus sous la dépendance du plaisir.
Voilà pourquoi
nous disons que le plaisir est le principe et le but de la vie bienheureuse.
C’est lui que nous avons reconnu comme bien premier et congénital. C’est de lui
que nous recevons le signal de tout choix et rejet. C’est à lui que nous
aboutissons comme règle, en jugeant tout bien d’après son impact sur notre
sensibilité.
Justement parce qu’il est le bien premier et né avec notre nature, nous ne
bondissons pas sur n’importe quel plaisir : il existe beaucoup de plaisirs
auxquels nous ne nous arrêtons pas, lorsqu’ils impliquent pour nous une
avalanche de difficultés. Nous considérons bien des douleurs comme préférables
à des plaisirs, dès lors qu’un plaisir pour nous plus grand doit suivre des
souffrances longtemps endurées. Ainsi tout plaisir, par nature, a le bien pour
intime parent, sans pour autant devoir être cueilli. Symétriquement, toute
espèce de douleur est un mal, sans que toutes les douleurs soient à fuir
obligatoirement. C’est à travers la confrontation et l’analyse des avantages et
désavantages qu’il convient de se décider à ce propos. A certains moments, nous
réagissons au bien selon les cas comme à un mal, ou inversement au mal comme à
un bien.
Ainsi, nous
considérons l’autosuffisance comme un grand bien : non pour satisfaire à une
obsession gratuite de frugalité, mais pour que le minimum, au cas où la
profusion ferait défaut, nous satisfasse. Car nous sommes intimement convaincus
qu’on trouve d’autant plus d’agréments à l’abondance qu’on y est moins attaché,
et que si tout ce qui est naturel est plutôt facile à se procurer, ne l’est pas
tout ce qui est vain. Les nourritures savoureusement simples vous régalent
aussi bien qu’un ordinaire fastueux, sitôt éradiquée toute la douleur du manque
: pain et eau dispensent un plaisir extrême, dès lors qu’en manque on les porte
à sa bouche. L’accoutumance à des régimes simples et sans faste est un facteur
de santé, pousse l’être humain au dynamisme dans les activités nécessaires à la
vie, nous rend plus aptes à apprécier, à l’occasion, les repas luxueux et, face
au sort, nous immunise contre l’inquiétude.
Quand nous parlons
du plaisir comme d’un but essentiel, nous ne parlons pas des plaisirs du noceur
irrécupérable ou de celui qui a la jouissance pour résidence permanente - comme
se l’imaginent certaines personnes peu au courant et réticentes à nos propos,
ou victimes d’une fausse interprétation - mais d’en arriver au stade où l’on ne
souffre pas du corps et ou l’on n’est pas perturbé de l’âme. Car ni les
beuveries, ni les festins continuels, ni les jeunes garçons ou les femmes dont
on jouit, ni la délectation des poissons et de tout ce que peut porter une
table fastueuse ne sont à la source de la vie heureuse : c’est ce qui fait la
différence avec le raisonnement sobre, lucide, recherchant minutieusement les
motifs sur lesquels fonder tout choix et tout rejet, et chassant les croyances
à la faveur desquelles la plus grande confusion s’empare de l’âme.
Au principe de tout cela, comme plus grand bien : la prudence (Phronésis),. Or donc, la
prudence, d’où sont issues toutes les autres vertus, se révèle en définitive
plus précieuse que la philosophie : elle nous enseigne qu’on ne saurait vivre
agréablement sans prudence sans honnêteté et sans justice, ni avec ces trois
vertus vivre sans plaisir. Les vertus en effet participent de la même nature
que vivre avec plaisir, et vivre avec plaisir en est indissociable.
D’après toi, quel
homme surpasse en force celui qui sur les dieux nourrit des convictions
conformes à leurs lois ? Qui face à la mort est désormais sans crainte ? Qui a
percé à jour le but de la nature, en discernant à la fois comme il est aisé
d’obtenir et d’atteindre le "summum" des biens, et comme celui des
maux est bref en durée ou en intensité ; s’amusant de ce que certains mettent
en scène comme la maîtresse de tous les événements – les uns advenant certes
par nécessité, mais d’autres par hasard, d’autres encore par notre initiative
–, parce qu’il voit bien que la nécessité n’a de comptes à rendre à personne,
que le hasard est versatile, mais que ce qui vient par notre initiative est
sans maître, et que c’est chose naturelle si le blâme et son contraire la
suivent de près (en ce sens, mieux vaudrait consentir à souscrire au mythe
concernant les dieux, que de s’asservir aux lois du destin des physiciens
naturalistes : la première option laisse entrevoir un espoir, par des prières,
de fléchir les dieux en les honorant, tandis que l’autre affiche une nécessité
inflexible). Qui témoigne, disais-je, de plus de force que l’homme qui ne prend
le hasard ni pour un dieu, comme le fait la masse des gens (un dieu ne fait
rien de désordonné), ni pour une cause fluctuante (il ne présume pas que le
bien ou le mal, artisans de la vie bienheureuse, sont distribués aux hommes par
le hasard, mais pense que, pourtant, c’est le hasard qui nourrit les principes
de grands biens ou de grands maux) ; l’homme convaincu qu’il est meilleur
d’être dépourvu de chance particulière tout en raisonnant bien que d’être
chanceux en déraisonnant ; l’idéal étant évidemment, en ce qui concerne nos
actions, que ce qu’on a jugé « bien » soit entériné par le hasard.
A ces questions,
et à toutes celles qui s’y rattachent, réfléchis jour et nuit pour toi-même et
pour qui est semblable à toi, et jamais tu ne seras troublé ni dans la veille
ni dans tes rêves, mais tu vivras comme un dieu parmi les humains. Car il n’a
rien de commun avec un animal mortel, l’homme vivant parmi des biens
immortels."