Nietzsche, Voltaire,
Marx et la religion.
Lorsqu’il souligne la
nécessité de la religion, de l’idéologie, pour les classes inférieures,
Nietzsche se réfère à Voltaire : « Pour la “canaille” un Dieu rémunérateur
et vengeur ». Devons-nous assimiler, sous le signe de la duplicité, les
positions des deux philosophes ? En réalité, le penseur français des Lumières
est un partisan sincère du théisme, qu’il tient pour bénéfique, à tous les
niveaux de la vie sociale, dans la mesure où il certes susceptible de contenir
l’anarchisme de la populace, mais aussi « l’avidité du pouvoir
déchainée du principe athée »
. En tout cas, si d'un
côté, Voltaire théorise la nécessité de l’épouvantail de l’enfer pour tenir en
respect les « fripons » et garantir l’ordre social, pour punir ou prévenir les
« crimes secrets », d’un autre côté, il n’hésite pas à déclarer aussitôt
après que « chaque jour, la raison pénètre en France dans les boutiques des
marchands comme dans les hôtels des seigneurs » en sorte qu’il est
impossible d’empêcher les fruits de la raison d’éclore. D’abord
tendanciellement niée, avec le regard tourné vers le danger représenté par la
canaille, la communauté de la raison est réaffirmée lorsque le regard se tourne
vers les exigences de la lutte anti-féodale.
Nietzsche, en revanche,
condamne cette communauté comme intrinsèquement subversive : « Nous sommes en
rébellion contre la révolution... Nous sommes émancipés de l’attitude de
respect à l’égard de la raison, du spectre du XVIIIe siècle » (XII, 514). Dans
la critique marxienne de l’idéologie, l’idéal de la communauté de la raison
continue à vivre en même temps que l’idéal de la communauté des citoyens.
Marx aurait pu signer
cette déclaration de Diderot : « L’ignorance est le partage de l’esclave et
du sauvage. L’instruction donne à l’homme de la dignité et l’esclave ne tarde
pas à sentir qu’il n’est pas né pour la servitude. » Certes, chez Marx le
processus d’émancipation de la fausse conscience est quelque chose de plus
complexe et de plus tortueux que le fait de se libérer de l’analphabétisme.
L’idéologie a une épaisseur sociale plus grande que l’ignorance.
Mais Marx
demeure fermement attaché à l’universalité de la raison qui constitue le
fondement même de l’émancipation. En tout cas, il aurait pu opposer à
Nietzsche, qui condamne la diffusion de l’instruction dans les masses
populaires parce qu’elle est susceptible de mettre en crise la culture et la
domination des maîtres, la question cruciale de Condorcet : « Quel droit
auraient donc les hommes puissants ou éclairés de condamner une autre classe
d’hommes à l’ignorance, afin qu’elle travaillât pour eux sans relâche ? »
Lorsqu’il démystifie le
christianisme devant les classes vouées à la domination, Nietzsche met l’accent
sur la genèse plébéienne et subversive de la prédication évangélique, avec une
analyse qui présente un certain nombre de points de convergence avec celle que
conduisent Engels et Kautsky, et qui heurte de front l’idéologie officielle,
laquelle s’évertue à accuser et même à mettre hors la loi la social-démocratie
en se réclamant également de la défense du christianisme.
Pourtant, cette analyse
totalement mondaine du christianisme vise à éduquer politiquement la classe
dominante, et donc à renforcer sa domination, et assurément pas à la ruiner.
La critique de
l’idéologie non seulement est dirigée de façon exclusive vers la classe
dominante, mais elle entend enseigner explicitement à celle-ci qu’il est
absurde et dangereux de favoriser ou de tolérer la diffusion au sein des
classes inférieures d’une culture susceptible de déterminer chez elles une
prise de conscience.
Durant tout le cours de
son évolution, Nietzsche adresse sa critique de l’idéologie aux classes
dominantes afin qu’elles prennent conscience de la nécessité de la dureté des
chaînes sans se laisser émouvoir par le sort des esclaves: s’abandonner à
certains slogans doucereux, mais vides, aux fleurs imaginaires de l’idéologie,
ne peut constituer qu’un élément de faiblesse et d’incertitude.
D’autre part, l’absence
de prise de conscience de la dureté des chaînes, alors qu’elle indique chez les
classes dominantes 1’ignorance et la décadence, est un fait hautement « bénéfique
» chez les classes opprimées.
Si Marx se place
d’abord du point de vue des « vaincus », appelés à diriger le regard sur
les chaînes qui les oppriment, et donc à lutter pour les briser, Nietzsche
s’adresse aux « vainqueurs », en dévoilant une vérité dont ils doivent
prendre conscience, dans leur intérêt et celui de la culture au sein de
laquelle ils ont un rôle hégémonique, mais qui doit demeurer ignorée des
vaincus.
Par rapport à la
critique de l’idéologie propre à Marx, celle de Nietzsche, qui ne dénonce
l’hypocrisie officielle que pour lui substituer une duplicité proclamée à haute
voix et dénuée de scrupules, garde un sens opposé.
In
« Nietzsche le rebelle aristocratique » - D. Losurdo. P 444 et
suivantes (extrait) – Ed. Delga 2016
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