Deux plus deux font cinq. (G. Orwell)
« - Vous croyez aussi que la réalité est évidente en elle même. Quand vous vous illusionnez et croyez voir quelque chose, vous pensez que tout le monde voit la même chose que vous. Mais je vous dis, Winston, que la réalité n'est pas extérieure. La réalité existe dans l'esprit humain et nulle part ailleurs… Voilà le fait que vous devez réapprendre, Winston. Il exige une acte de destruction personnelle, un effort de volonté. Vous devez vous humilier pour acquérir la santé mentale…
O'Brien, présenta à Winston le dos de sa
main gauche levée. Le pouce était caché, les quatre doigts étendus.
- Combien est-ce que je vous montre de
doigts, Winston ?
- Quatre.
Le mot se termina par un halètement de
douleur…
- Vous êtes un étudiant lent d'esprit, Winston, dit O'Brien gentiment.
- Comment puis-je m'empêcher de voir ce qui est devant mes yeux ? Deux plus deux font quatre.
- Vous êtes un étudiant lent d'esprit, Winston, dit O'Brien gentiment.
- Comment puis-je m'empêcher de voir ce qui est devant mes yeux ? Deux plus deux font quatre.
- Parfois, Winston. Parfois ils font cinq,
parfois ils font trois, parfois ils font tout à la fois. Il faut essayer plus
fort. Il n'est pas facile de devenir sensé….Je vous ai dit, Winston, que la
métaphysique n'est pas votre fort. Le mot que vous essayez de trouver est
solipsisme*. Mais vous vous trompez. Ce n'est pas du solipsisme. Ou si vous
voulez c'est du solipsisme collectif… Le réel pouvoir, le pouvoir pour lequel
nous devons lutter jour et nuit, est le pouvoir, non sur les choses, mais sur
les hommes. Nous écrasons déjà les habitudes de pensée qui ont survécu à la
révolution. Nous avons coupé les liens entre l'enfant et les parents, entre
l'homme et l'homme, entre l'homme et la femme. Personne n'ose plus se fier à
une femme, un enfant ou un ami… Vous ne serez plus jamais capable d'amour,
d'amitié, de joie de vivre, de rire, de curiosité, de courage, d'intégrité.
Vous serez creux. Nous allons vous presser jusqu'à ce que vous soyez vide, puis
nous vous emplirons de nous-mêmes.….Le commandement des anciens despotismes
était : " tu ne dois pas ". Le commandement des totalitaires était :
" tu dois ". Notre commandement est : " tu es " ".
(1984
- G. Orwell)
* Solipsisme : doctrine
d'après laquelle il n'y aurait pour le sujet pensant d'autre réalité que lui
même.
"Et sans doute notre temps… préfère l'image à la chose, la copie à
l'original, la représentation à la réalité, l'apparence à l'être…Ce qui est
sacré pour lui, ce n'est que l'illusion, mais ce qui est profane, c'est la
vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et
que l'illusion croît, si bien que le comble de l'illusion est aussi pour lui le
comble du sacré."
(L. Feuerbach - L'essence du christianisme)
(L. Feuerbach - L'essence du christianisme)
En 2012 Jean-Jacques Rosat
publie « La vérité ou la servitude ». Dans cet article il précise que
les références classiques à Big Brother, la Novlangue, etc… font partie des
clichés convenus que la bien-pensance a retenu pour argument contre le
totalitarisme. Emboitant le pas de James Conant « Orwell ou le pouvoir de la vérité », il recentre l’apport
d’Orwell dans « 1984 » dans le sens de la question du rapport entre
liberté et vérité :
« 1984 .. (est)… pertinent pour aujourd’hui – sans avoir besoin de repeindre notre
démocratie post-moderne en système totalitaire masqué, sans avoir besoin de
faire du monde capitaliste une vaste conspiration ourdie contre la liberté de
penser par la coalition des intérêts marchands… La force d’Orwell est d’avoir
mis au fondement de sa critique du totalitarisme, non le concept de liberté,
mais celui de vérité. Non pas, certes, la vérité plutôt que la liberté, mais la
vérité d’abord, comme fondement de la liberté ».
Orwell lui-même avait
noté : « la préservation de la
vérité objective et de la capacité de chaque individu à former des jugements
objectivement vrais est la condition première et absolument nécessaire d’une
vie libre » (Orwell ou le pouvoir de la vérité, p. VIII).
Puisque
le mot de « vérité » passe facilement aujourd’hui pour un gros mot,
sinon pour un terme franchement suspect, susceptible de véhiculer toutes sortes
de prétentions dangereuses, voire… totalitaires, il vaut la peine de reprendre
les clarifications inspirées à Conant par sa lecture d’Orwell.
« Parler de « vérité », pour
Orwell, ce n’est aucunement adopter une thèse métaphysique lourde (sur la
nature du concept de vérité, la réalité du monde, la recherche de l’Absolu, le
rapport entre les mots, les concepts et les choses, voire l’existence d’un
Garant ultime de la vérité de toutes choses).
La vérité qui intéresse Orwell est, pourrait-on dire, la vérité ordinaire, celle dont personne ne veut – ni, tout bien pensé, ne peut – se passer : la vérité de nos jugements quotidiens, lorsque nous pouvons dire l’heure qu’il est en consultant notre montre, nous rappeler si nous avons croisé Untel ou non la veille, ou reconnaître un mensonge éhonté.
La vérité qui intéresse Orwell est, pourrait-on dire, la vérité ordinaire, celle dont personne ne veut – ni, tout bien pensé, ne peut – se passer : la vérité de nos jugements quotidiens, lorsque nous pouvons dire l’heure qu’il est en consultant notre montre, nous rappeler si nous avons croisé Untel ou non la veille, ou reconnaître un mensonge éhonté.
Bien
entendu, nous savons qu’en de telles occasions, nous pouvons toujours nous
tromper : mais l’erreur est nécessairement l’exception (nous pouvons
toujours nous tromper, mais pas nous tromper toujours), sans quoi plus rien
n’aurait de sens. Il existe quelque chose comme l’observation, le souvenir, la
découverte des faits « objectifs » qui existent indépendamment de
nous et de ce que nous pensons d’eux.
Nos observations, nos souvenirs, nos découvertes, ne sont certes pas infaillibles : mais si l’erreur était la règle et non pas l’exception, ce sont les concepts mêmes d’observation, de souvenir ou de découverte qui deviendraient caducs, et avec eux s’effondreraient les formes concevables de la vie humaine ».
Nos observations, nos souvenirs, nos découvertes, ne sont certes pas infaillibles : mais si l’erreur était la règle et non pas l’exception, ce sont les concepts mêmes d’observation, de souvenir ou de découverte qui deviendraient caducs, et avec eux s’effondreraient les formes concevables de la vie humaine ».
L’actualité
d’Orwell : le post-modernisme comme totalitarisme.
« Ce
qu’il y a de virtuellement totalitaire dans la pensée des intellectuels
contemporains qui se réclament du « post-modernisme », c’est
précisément qu’elle s’attaque au concept de vérité objective ; la question
soulevée par Orwell : « La réalité existe dans l'esprit humain et nulle part ailleurs… » O’Brien
dans 1984.
Quels
traits revêt une telle attaque ? Des traits hélas parfaitement familiers.
- Le premier consiste à dissoudre la
notion de vérité dans celle du consensus. Il n’y aurait pas de différence
entre la vérité et ce que pensent
la plupart des gens. Il serait facile d’aligner un nombre
considérable de textes d’un Michel Foucault, par exemple, qui reposent
précisément sur le même présupposé : être vrai et être tenu pour vrai
sont une seule et même chose.
De là la fortune d’expressions comme « la production de la vérité », « les techniques de vérité » ou « l’histoire de la vérité », qui confondent délibérément l’incontestable historicité des méthodes adoptées, en diverses époques, pour rechercher la vérité, et la très contestable idée d’une historicité de la vérité elle-même. - Aussi bien le second trait
caractéristique de l’attaque post-moderne contre la vérité est-il un
constructivisme radical : il n’y a de « vérité » que
socialement construite. Autrement dit, il n’existe jamais de « faits
objectifs », mais seulement des faits socialement construits,
c’est-à-dire des manières de qui n’ont pas à répondre devant une réalité
extérieure, mais reflètent seulement les intérêts et les besoins d’une
société donnée à une époque donnée.
Une proposition quelconque (par exemple : « il existe un sexe masculin et un sexe féminin ») n’est jamais vraie tout court ; elle est, tout au plus, vraie relativement à une certaine théorie – théorie dont l’existence s’explique entièrement par une « volonté de puissance » plus ou moins transparente.
Un roman comme 1984 est précieux aujourd’hui parce qu’il permet de comprendre
qu’on ne peut séparer la cause de la liberté de celle de la vérité.
Il est précieux parce qu’il permet de comprendre que s’il n’existe pas une « réalité extérieure » devant laquelle nous avons, en dernier ressort, à répondre de nos croyances, alors non seulement l’idée du progrès scientifique, par exemple, devient incohérente, mais la perspective d’une servitude absolue devient une probabilité sérieuse ». J. Conant
Il est précieux parce qu’il permet de comprendre que s’il n’existe pas une « réalité extérieure » devant laquelle nous avons, en dernier ressort, à répondre de nos croyances, alors non seulement l’idée du progrès scientifique, par exemple, devient incohérente, mais la perspective d’une servitude absolue devient une probabilité sérieuse ». J. Conant
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