Uber : ou comment les esclaves se font maîtres ?
Adam Smith écrit en 1759 un
ouvrage de philosophie morale, « la
théorie des sentiments moraux ». Il expose dans ce texte l’équivalence
– pour lui – entre « désir de richesse » et « amour de soi ».
Selon cette interprétation, comme
dans « la Richesse des nations »
A. Smith se demande comment survit une communauté où chaque individu se
préoccupe avant tout de son intérêt personnel.
Pour lui, les actions des
individus seraient coordonnées et rendues complémentaires par le marché et ce qu’il appelle la « main invisible ». Selon Smith, les «
lois » du marché, associées à la recherche de l'intérêt personnel des agents
économiques, conduiraient à un résultat inattendu : l’harmonie sociale.
La
confrontation des intérêts individuels mène naturellement à la concurrence, et
cette dernière amène les individus à produire ce dont la société a besoin. En
effet la forte demande provoque l’envolée des prix, cette dernière amène donc
naturellement les producteurs avides de profits à produire le bien recherché.
La
recherche de l'intérêt personnel d’un individu seul peut être nuisible, mais la
confrontation des intérêts personnels mène à l’intérêt général. Si un
producteur tente d’abuser de sa position et fait monter les prix, des dizaines
de concurrents tout aussi avides de profit en profiteront pour conquérir le
marché en vendant moins cher. La main invisible oriente donc le travail vers
l’usage le plus utile à la société car c’est aussi celui qui est le plus
rentable. Elle règle avec justesse aussi bien les prix, que les revenus et les
quantités produites.
Adam Smith avance donc le premier
(et c’est là son originalité) l’idée d’un marché
« autorégulateur ».
« autorégulateur ».
Les idées d’Adam
Smith sont le fonds idéologique (car déconnectées du réel - Cf l’analyses des crises et guerre de son époque
à nos jours) du libéralisme. Intimement liées au mode de production capitaliste
(naissant à l’époque de Smith), elles justifient totalement les processus en
cours d’individualisation des agents économiques, connus sous le terme générique
d’Ubérisation (du nom de l’application Uber).
Mais notons immédiatement qu’Uber
ne fait que ressusciter ce que furent les contraintes du « salariat »
au tout début de l’ère capitaliste (début du 19ième siècle). A cette époque,
les relations de travail étaient encadrées dans le Code civil par deux types de contrats. Le premier actait une
subordination du salarié : le contrat de « louage
de service » entre le maître et les « gens de travail ». Il n’était
cependant que peu utilisé. Le contrat de loin le plus utilisé était au
contraire conçu comme un contrat entre égaux : le « contrat des entrepreneurs d’ouvrage par suite de devis ou marché ».
La soumission était ainsi juridiquement niée. Les ouvriers étaient « libres »
et …. Précarisés à l’extrême.
Il fallut, pour obtenir des progrès
réels par rapport à l’idéologie du « libre agent économique », que le
gouvernement de la Commune de Paris
instaure de nouvelles lois de défense des ouvriers et qu’une longue succession
de conflits sociaux, le plus souvent violemment réprimés, pour que le contrat de
travail et la journée de 40h arrivent à maturité au tournant de 1936.
Si le contrat de travail reste
(ou restait !) un contrat de subordination il incorpore certaines obligations
dues par l’employeur. D’autre part à la suite de la Libération et du CNR le
patronat doit inclure dans la rémunération des éléments financiers visant à la
sécurité des employés (cotisation retraite, sécurité sociale, chômage …).
Face à la réalité des rapports
humains, politiques, au sein de la société ; la doctrine de Smith a dû
être adaptée pour éviter des conflits bien nuisibles aux …. affaires !
Mais les temps ont changé et les rapports de force peuvent changer. Un chômage
croissant, la robotique, l’informatisation, les délocalisations, la mondialisation
de l’économie ; l’apparition d’un syndicalisme « d’accompagnement »,
réformiste et de partis de pouvoir (se revendiquant de la « gauche » !)
ont vu en quelques années le droit du travail profondément dépecé (accord sur l’ANI,
loi El Khomri). Le temps est revenu de ressusciter A. Smith et son apologie du «
désir de richesse » et de «l’ amour de soi ».
Sur fond de crise économique
exacerbé et de chômage incontrôlable Uber (et bien d’autres) propose alors son
modèle : le futur chauffeur achète son véhicule, ses costumes, son carburant
et Uber le met en relation avec des clients (ou cesse de le mette en relation s’il
« n’en fait pas assez »). Au niveau même de l’Etat le fringant
ministre de l’économie, E. Macron défend
les vertus de cette solution en dépit des dures conditions d'exercice (un salaire
horaire net en dessous du SMIC pour 70 heures par semaine et douze heures par
jour, comme rempart à «l'assistanat»,
«dans un système qui ne leur donne pas
d'option». Canal +, Nov. 2015.
Mais qui sont les candidats pour ce nouveau
mode de se concevoir comme « son propre patron » ? Les cartes ci-contre
sont parlantes. Ce sont dans les couches les plus précarisées, depuis des
années, de la banlieue parisienne que se recrutent les candidats au rêve du « self made man ».
Mais à ce jeu on retourne
rapidement dans la jungle de la mise en place d’un capitalisme sauvage dans lequel,
comme au 19ième siècle,
les employeurs imposent leurs conditions. Dans le secteur de Uber, des
entreprises nouvelles sont apparues dans lesquelles un véhicule est loué à deux
chauffeurs (la voiture tourne 24h sur 24h, 7j sur 7), qui travaillent 6 jours à
raison de 10 à 12h/jour pour l’équivalent d’un Smic horaire. A Paris et 3 départements
10 centres de formation sur 50 ont
fraudés et 500 résultats d’examen (payants !) ont été invalidés.
Uber est emblématique, mais tous
les secteurs sont touchés et sur fond de désagrégation sociale, de misère
économique et de triomphe de l’individualisme (une des bases de projet d’Adam
Smith), le mythe de l’auto-entrepreneur ne peut que se renforcer. Le temps est
venu où les esclaves modernes en croyant se faire maîtres ne feront qu’accéder
au statut de poulets libres, dans un poulailler ouvert, avec des renards libres
aussi.
L’entreprise sera alors totalement
libre et nous verrons bien qui sera les maîtres. A moins que par ces ruses que
connait l’histoire il soit mis un terme aux maîtres.
Mais c’est un autre sujet !
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