ET SI ON PARLAIT DE DIDEROT (1713-1784)
« Ne veuille pas être philosophe
par contraste avec l’homme, sois rien d’autre qu’un homme pensant ; ne
pense pas comme un penseur (…) pense comme un être vivant, réel, tel que tu es
exposé aux vagues vivifiantes et réconfortantes de l’océan, pense dans
l’existence, dans le monde, comme un membre de ce monde, et non dans le vide
l’abstraction, telle une monade esseulée, tel un dieu indifférent, un monarque
absolu – et c’est alors que tu peux espérer que tes idées forment un tout où
s’unissent l’être et le penser »
(Feuerbach cité par Marx en épigraphe à « La
philosophie épicurienne).
Je
trouve que cette conception du philosophe définit parfaitement Diderot
« le Philosophe » comme on l’appelait en son temps.
Et
si on parlait de Diderot ? Ou mieux, si on relisait Diderot ? Le
philosophe de La lettre sur les aveugles,
des Pensées sur l’interprétation de la
nature, le penseur politique de
L’Histoire des deux Indes, l’athlète qui a pris à bras le corps la
fabrication de l’Encyclopédie à laquelle il a donné des articles tels que Autorité
politique (« Aucun homme n’a
reçu de la nature le droit de commander aux autres »), et
encore : le conteur du Supplément au
voyage de Bougainville, du Neveu de
Rameau et de Jacques le Fataliste. (Ah !
mais c’est de la littérature diront les dieux indifférents à toute œuvre
d’imagination). Et que dire alors du Paradoxe
sur le comédien, et du Diderot des Salons,
fondateur de la critique d’Art et de l’esthétique moderne ? (voir son
article sur Chardin et ses réflexions sur le sublime qui n’ont rien à envier à
celles de Kant, dans le Salon de 1763).
Et de l’épistolier amoureux des Lettres à Sophie Volland ? Mais c’est
encore de la « littérature » !
Diderot
me semble toujours répondre aux inquiétudes de notre temps, à celle,
fondamentale sur la nature de l’homme et sur sa place dans la cité. Générosité,
enthousiasme, véhémence et jeunesse d’esprit. (voilà des mots pas très « philosophiquement
corrects », mais voyez Feuerbach). Surtout, absence totale de pharisaïsme,
liberté de réflexion et de comportement, modernité d’écriture. Diderot n’est
pas un homme de système, il ne pense pas dans le vide des abstractions, il est
l’homme de l’individu et des originaux, voire des marginaux, sans jamais perdre
de vue les intérêts de la cité et de l’espèce. Il est l’inventeur du
matérialisme biologique, il a défini, un siècle avant Claude Bernard la méthode
expérimentale en trois temps (observation, hypothèse, vérification par
l’expérience). Pourfendeur du totalitarisme qu’il nomme despotisme : c’est
l’intimité d’une autocrate (voir ses Mélanges pour Catherine II) qui fit
décidément de lui un démocrate convaincu, même s’il se préoccupe moins du
régime, de la forme du gouvernement, que du fonctionnement des institutions et
de l’économie. Mais surtout, et en son temps c’était risqué, contempteur
impitoyable de l’obscurantisme et de l’intolérance religieuse (voir La Religieuse dont Jacques Rivette fit
un film interdit à la projection dans les années soixante, ou encore l’article Célibat qui dénonce le célibat des
prêtres) Enfin il est - ce que ne
devraient pas oublier tous ceux qui se disent philosophes- un éveilleur de consciences.
Diderot
est d’abord un analyste, un esprit encyclopédique, curieux, critique, ouvert à
tout, un clerc au sens noble du terme. Il s’est intéressé à des domaines que la
philosophie a toujours du mal à appréhender : les sciences expérimentales,
la physique, la chimie, la biologie surtout, juriste, historien du droit,
fondateur même de la sociologie. Mais il s’intéresse aussi à l’art, à la
peinture, au théâtre, à la technique romanesque (il est avec Jacques le Fataliste, l’inventeur du
« Nouveau roman »). C’est une sorte de Léonard de Vinci de la
philosophie.
Elève
de la nouvelle philosophie expérimentale anglaise dont il a fait la clé du
savoir de son temps et l’âme de son Encyclopédie,
sa pensée, pour faire court, repose sur un matérialisme , explication de
l’homme et du monde par le seul jeu des lois de l’organisation biologique et
chimique, sans avoir recours à une « âme », et dont le corollaire est
un athéisme cohérent qui dépasse de beaucoup l’anticléricalisme primaire et
manichéen. La Lettre sur les aveugles ( qui lui vaudra un petit séjour à
l’ombre) est la première étape de son évolution (dépassement du déisme
voltairien), qui aboutira à l’explosion fulgurante d’une vision qui annonce le
transformisme (Darwin), et toute la génétique moderne bien au-delà des
matérialismes antérieurs et préfigurant les matérialismes postérieurs (les marxistes
se réclameront de Diderot).. Ce sera Le
rêve de d’Alembert, sommet de son œuvre philosophique qui pose des
questions essentielles sur la conscience de l’unité du moi, sur le génie comme
don de la nature, tout comme la bienfaisance ou la malfaisance. Il ose
alors(1769) justifier une libération de la sexualité qui est pure obéissance à la nature. La
satisfaction des impulsions individuelles n’a d’autre limite que le souci de l’intérêt
collectif. Quelle morale, demande-t-il, peut laisser subsister le
matérialisme ?
L’homme
Moral, pour Diderot est tout aussi déterminé par les lois universelles que
l’homme physique ou l’animal. Il a affronté toute sa vie ce problème : Les
mots de Bien et de mal n’ont de valeur que relative, il n’y a plus aucun mérite
ni aucune vertu, ni non plus aucune scélératesse, la responsabilité disparaît,
et avec elle la liberté (voir Le Neveu de
Rameau et Jacques le Fataliste).
Filiation spinoziste ! « Le mal et le bien n’indiquent rien de
positif dans les choses considérées en soi et ne sont rien d’autre que des
manières de penser » lit-on dans l’Ethique.
Comment alors fonder les rapports humains à l’intérieur de la cité ? Sur la
sociabilité, sur la tolérance ?
L’aboutissement
de la pensée politique de Diderot, parallèlement à l’aboutissement de sa pensée
philosophique pourrait alors se définir comme un stoïcisme lucide qui distingue
ce qui ne dépend pas de nous- organisation biologique, déterminisme des lois de
la nature et du milieu économique et social, - et ce qui dépend de nous :
volonté de respecter son prochain, de favoriser son confort et son
épanouissement (donc son bonheur) par la diffusion des Lumières. Morale
stoïcienne et épicurienne du bonheur donc. Le bonheur individuel ;
« accidentel », renvoie en nous à la nature, à la satisfaction des
besoins et des désirs du corps, il n’est pas du ressort des lois. Le bonheur
collectif est celui du citoyen qui, comme chez Spinoza obéit aux lois de la
cité (c’est le double code exprimé dans les Mélanges
pour Catherine II et dans les Observation
sur le Nakaz).
Enfin lisons ou relisons cette extraordinaire Histoire des deux Indes, dernier mot du
philosophe sur le colonialisme, pour voir à quel point Diderot reste
d’actualité. Procès des conquérants barbares, des esclavagistes (on est dans
les années 1770-80), dénonciation des exploitants des mines d’Amérique. Œuvre
indignée qui n’en reste pas là. Ultime réflexion sur le dialogue (illusoire,
pipé) amorcé dans le Supplément au voyage
de Bougainville, entre l’homme sauvage et l’homme civilisé dont le 18ème
siècle (et nous-mêmes
aujourd’hui ?) n’est jamais arrivé à se dépêtrer.
Petite
anthologie arbitraire de citations :
Lettre
sur les aveugles (1749) :
« Si jamais un philosophe aveugle
et sourd de naissance fait un homme à l’imitation celui de Descartes, j’ose
vous assurer, Madame, qu’il placera l’âme au bout des doigts. »
Pensées
sur l’interprétation de la nature (1753)
:
« Et je dis : heureux le géomètre en
qui une étude consommée des sciences abstraites n’aura point affaibli le goût
des beaux arts, à qui Horace et Tacite seront aussi familiers que Newton, qui
saura découvrir les propriétés d’une courbe et sentir les beautés d’un poète,
dont l’esprit et les ouvrages seront de tous les temps, et qui aura le mérite
de toutes les académies ! Il ne se verra point tomber dans
l’obscurité. »
« Il n’y a qu’un seul moyen de
rendre la philosophie vraiment recommandable aux yeux du vulgaire : c’est
de la lui montrer accompagnée de l’utilité. Le vulgaire demande toujours :
à quoi cela sert-il ? et il ne faut jamais se trouver dans le cas
de lui répondre : à rien.
« De même que dans les règnes
animal et végétal un individu commence pour ainsi dire, s’accroît, dure,
dépérit et passe, n’en serait-il pas de même pour des espèces entières. »
Le
rêve de d’Alembert (1769) :
« Nous sommes des instruments doués
de sensibilité et de mémoire. Nos sens sont autant de touches qui sont pincées
par la nature qui nous environne. »
« Le monde commence et finit sans
cesse ; il est à chaque instant son commencement et sa fin ; il n’en
a jamais eu d’autre, et n’en aura jamais d’autre. Dans cet immense océan de
matière, pas une molécule qui ressemble à une molécule, pas une molécule qui se
ressemble à elle-même un instant. Il n’y a rien de solide que de boire, manger,
vivre, aimer et dormir. »
« Qu’est-ce qu’un être ? La
somme d’un certain nombre de tendances. La vie est une suite d’actions et de
réactions. (…) Naître, vivre et passer, c’est changer de forme. »
« Et par la raison seule qu’aucun
homme ne ressemble parfaitement à un autre, nous n’entendons jamais
précisément, nous ne sommes jamais précisément entendus. »
Le
Neveu de Rameau (1770)
« Quoi qu’on fasse on ne peut se
déshonorer quand on est riche »
Supplément
au voyage de Bougainville (1771)
« Hier en soupant tu nous a
entretenus de magistrats et de prêtres. Mais dis-moi, sont-ils maîtres du bien
et du mal ? Un jour on te dirait : » tue », et tu serais en
conscience obligé de tuer ; un autre jour : « vole » et tu
serais tenu de voler ; ou : « ne mange pas de ce fruit » et
tu n’oserais en manger ; je te défends ce légume ou cet animal », et
tu te garderais d’y toucher. »
Lettre
de Monsieur Denis Diderot :
« Il y a à l’heure qu’il est,
cinquante mille fripons qui disent ce qui leur plaît à dix-hui millions
d’imbéciles; mais grâces à ma petite poignée de philosophes, la plupart de ces
imbéciles là ou ne croiront pas ce qu’on leur dira, ou s’ils le croient ce sera
sans le moindre péril pour moi. »
Mélanges pour Catherine II (1774)
« L’intolérance, surtout celle du souverain,
donne de l’importance aux choses les plus frivoles.
L’intolérance, surtout celle du souverain, devient
source d’accusations et de calomnies
L’intolérance, surtout celle du souverain, devient un
motif d’exclusion et une raison d’avancement aux places où on ne devrait
arriver que par le mérite
L’intolérance rétrécit les esprits et perpétue les
préjugés. »
Observations sur le Nakaz (1774)
« Je n’aime point à faire une chose
de fanatisme d’une chose de raison. Je n’aime point à faire une chose de foi
d’une chose de raison.(…) Le prêtre dont le système est un tissu d’absurdités
tend secrètement à entretenir l’ignorance ; la raison est l’ennemi de la
foi, et la foi est la base de l’état, de la fortune et de la considération du
prêtre. »
Le philosophe dit beaucoup de mal du
prêtre ; le prêtre dit beaucoup de mal du philosophe ; mais le
philosophe n’a jamais tué de prêtre, et le prêtre à beaucoup tué de philosophes. »
Je crois que les mœurs sont les
conséquences des lois ; un peuple sauvage à des mœurs lorsqu’on y observe
les lois naturelles, l’humanité, la douceur, la bienfaisance, la fidélité, la
bonne foi etc. Un peuple policé a des mœurs lorsqu’on y observe généralement
les lois naturelles et civiles. »
« Je veux que la société soit
heureuse ; mais je veux l’être aussi ; et il y a autant de manières
d’être heureux que d’individus. Notre propre bonheur est la base de tous nos
vrais devoirs. »
Contribution
à l’Histoire des deux Indes (1781)
« Jamais un homme ne peut-être la propriété
d’un souverain, un enfant la propriété d’un père, une femme la propriété d’un
mari, un domestique la propriété d’un maître, un nègre la propriété d’un
colon. »
« Le fanatisme de religion et
l’esprit de conquête, ces deux causes perturbatrices du globe. »
« On n’arrête point les progrès des
lumières ; on ne les ralentit qu’à son désavantage. La défense ne fait
qu’irriter et donner aux âmes un sentiment de révolte et aux ouvrage le ton du
libelle ; et l’on fait trop d’honneur à d’innocents sujets lorsqu’on a
sous ses ordres deux cents mille assassins et que l’on redoute quelques pages
d’écriture. »
« Jamais les tyrans ne consentiront
librement à l’extinction de la servitude, et pour les amener à cet ordre de
choses, il faudra les ruiner ou les exterminer. Mais cet obstacle surmonté,
comment élever de l’abrutissement de l’esclavage au sentiment et à la dignité
de la liberté, des peuples qui y sont tellement étrangers qu’ils deviennent
impotents ou féroces quand on brise leurs fers. »
« On a dit que nous étions tous nés
égaux : cela n’est pas. Que nous avions tous les mêmes droits :
j’ignore ce que c’est que des droits où il y a inégalité de talents ou de
force, et nulle garantie, nulle sanction. (…) Il y a entre les hommes une
inégalité originelle à laquelle rien ne peut remédier ; tout ce qu’on peut
obtenir de la meilleure législation, ce n’est pas de la détruire ; c’est
d’en empêcher les abus. »
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