samedi 25 février 2023

Sujet du Merc. 01/03/2023 : Docta spes (espérance instruite)

 

Docta spes  (espérance instruite)

 

                                            Thomas More (Utopia 1516)

                                                                « Lorsque nous regardons les Etats  d'aujourd'hui, nous n'apercevons rien d'autre qu’une conspiration de gens fortunés qui ne s'occupent de rien                                                                 de plus que de leurs propres intérêts...

Ne pensez pas que la  justice puisse régner là où les affaires importantes reposent dans les mains de 
larrons insolents ou qu'un Etat puisse fleurir qui réunit la  totalité de sa richesse dans les mains d'un petit nombre de citoyens. »

                                           

C'est il y a 5 siècles déjà que Thomas More nous a mis en garde contre une orientation de notre souhait de bonheur au travers de la toute petite minorité de personnes fortunées en pensant que nous pourrons y arriver aussi et trouver ainsi le paradis sur terre. Thomas More a vécu vers la fin de l'époque féodale où la classe supérieure, la noblesse, accumulait des richesses énormes au détriment de la majorité, sur le dos la classe inférieure.

 La situation sociale actuelle, mondiale a peu changé depuis  ce temps- là, puisque un pourcent de l'humanité actuelle possède autant que l'ensemble du reste.

Pour autant cette majorité n'a toujours pas perdu tout l'espoir d'être un jour avantagée -sinon comme ceux d'en haut – du moins de trouver plus de bonheur, en accomplissant sagement leurs devoirs de citoyen ordinaire, malgré une si longue expérience contraire.

La majorité s'accroche à l'espoir d'une vie meilleure que promettent ceux qui disposent de moyens incroyables pour majorité qui vit  au jour le jour avec un argent gagné à la sueur de son front. S'ils ont la chance d'en pouvoir gagner.

Malgré le fait d'être la majorité ils continuent à vivre sans l'espoir qu'ils peuvent y changer quelque chose et inverser l'état des choses selon la logique humaine. Or, La société depuis le temps de Thomas More a évidemment changé  et continue á changer constamment.

Donc la nature de l'espoir et des souhaits humains changent avec. Si l'on ne tire pas les conséquences du passé et de son idéal approprié on ne peut pas se préparer à l'avenir. Il faut mesurer la réalité á l'aune des idéaux connus,  ce qui n'est pas possible sans l'analyse du négatif et du  positif  de tout ce qui a été atteint par l'humanité.

Comment ne pas comprendre cette méthode de pensée lorsqu’on analyse les débuts du 20ième siècle. D’un côté un crime de masse qui se déroule en Europe dès 1914 avec une adhésion totale des peuples qui partaient « la fleur au fusil » mourir dans les tranchées de cette paix promise et réalisée par Lénine et le peuple russe et qui mit fin dès 1917 au bain de sang en ouvrant l’ère nouvelle de la révolution d’octobre.

Albert Einstein a dit :  « Le pire de la folie est de laisser tout comme il est et d'espérer en même temps que cela va changer.“

Une des fautes des anciens utopistes  consiste  á ce qu'ils s'accrochaient á un monde fixe et donc à un désir hérité d'avant, adapté á ce monde d'antan. Or la société change constamment ainsi les espérances qui y correspondent.

Autrefois on pensait par exemple : plus on travaille, plus on sera riche. On savait pourtant que la haute aristocratie avait accumulé ses immenses richesses sans travail, avec le travail de leurs paysans. Et aujourd'hui y-a-t-il encore quelqu'un croyant que l'immense richesse de la minorité au sommet de notre société est le fruit du travail de
celle-ci ? Ou plutôt  celui de spéculations avec des capitaux hérités au départ ?

Depuis le “Manifeste Communiste“ de Marx et Engels (1848) l'utopie s'est transformée en science et est devenu une « docta spes“ (Ernst Bloch, dans « le principe de l'espérance »). C’est-à-dire que l’utopie ne doit plus être , désormais, considérée comme le résultat d'un vécu immédiat et spontané avec  des désirs improvisés du moment, mais au contraire comme le résultat d'une longue expérience humaine et  avec un objectif :  l'humanité entière et non pas un groupe particulier de personnes

Un changement social peut-il venir de la prise de conscience des opprimés, d'une « espérance instruite » et savante, ennemie de toute résignation et de toute illusion ? Certes, cela demande une absence de peur des changements.

Et déjà en 1532 Machiavel mettait en garde dans « le Prince » contre toute forme de stagnation dans une société, mais ce grand réaliste savait également :

« Il n'y a rien de plus difficile, de plus dangereux á exécuter que  l'introduction d'un ordre nouveau. Car celui qui veut introduire ce  nouvel ordre a comme adversaire tous ceux qui profitent de l'ordre ancien et il sera soutenu seulement à moitié par ceux qui pourraient profiter de l'ordre nouveau. C'est parce que les hommes ne croient pas vraiment aux choses nouvelles  qu'ils ne reconnaissent pas encore par une expérience personnelle. »

 

Peut-on  continuer à manquer du courage  dont tant d'hommes et de femmes avant nous qui ont résisté á un ordre ancien et absurde, ont fait preuve ? Comme Rosa Luxemburg qui a dit après de longues années de prison: « Celui qui ne bouge pas ne ressent pas ses chaines ».              

Quitte á devoir affronter un ordre nouveau, que l’on n’a pas encore expérimenté personnellement

Ne devrions-nous pas, sans impatience ni illusions, lui faire face avec un espoir chargé d’une analyse critique d’un long passé ?  D’une « docta spes ».

Pourquoi la nécessité et la possibilité d'un monde meilleur est-elle  si difficile á comprendre pour la majorité de de la classe inférieure, exploitée dans la majeure partie du monde?

Parce que les médias et tous les moyens qui abreuvent les peuples de ces « informations » appartiennent á ceux d'en haut.

Bertold Brecht disait :  « l'opinion régnante est celle de ceux qui règnent. » Ceux-là concentrent toute la lumière de la société sur eux – comme le soleil dans notre univers, mais nous savons qu'en regardant le soleil en face on est aveuglé et on ne voit rien distinctement.

 

« Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle.

La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose, du même coup, des moyens de la production intellectuelle, si bien que, l'un dans l'autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante.

Les pensées dominantes ne sont pas autre chose que l'expression idéale des rapports matériels dominants, elles sont ces rapports matériels dominants saisis sous forme d'idées, donc l'expression des rapports qui font d'une classe la classe dominante; autrement dit, ce sont les idées de sa domination.

Les individus qui constituent la classe dominante possèdent, entre autres choses, également une conscience, et en conséquence ils pensent; pour autant qu'ils dominent en tant que classe et déterminent une époque historique dans toute son ampleur, il va de soi que ces individus dominent dans tous les sens et qu'ils ont une position dominante, entre autres, comme êtres pensants aussi, comme producteurs d'idées, qu'ils règlent la production et la distribution des pensées de leur époque; leurs idées sont donc les idées dominantes de leur époque. »

L’idéologie allemande – Ad Feuerbach – 1845

 

lundi 20 février 2023

Sujet du Merc. 22/02/2023 : Pourquoi tout plutôt que rien ?

 

                    Pourquoi tout plutôt que rien ? 
    

Disséquons les termes clés de la question.        


Afin de clarifier le raisonnement, définissons « tout » ( le « quelque chose de Leibniz) comme un évènement perçu dans l’espace-temps. Première remarque, selon le sens de la flèche du temps retenu, le terme « Pourquoi » peut admettre deux acceptions fondamentalement différentes :     
- soit envisager le pré-requis du « quelque chose » considéré. (les conditions initiales)
- soit envisager le sens de ce même « quelque chose ». (dans quel but ?)  

          
Or, dans ce dernier cas, la question n’est pas abordée sous l’angle phénoménologique puisqu’elle induit la notion humaine d’intention. Pour ce faire, elle présuppose un agent transcendant ou cause première. (Dieu, grand architecte). Ainsi, la question ainsi posée entretient donc l’ambigüité dans la mesure où elle est en soit interprétative. Elle ne s’attache pas exclusivement à poser la question de la cause de l’évènement considéré, elle suggère également la possibilité qu’une intention détermine cet évènement.      
Selon cette lecture, la réalité serait le résultat d’un dessein.      

 
Or, rien ne permet d’étayer cette dernière position. Aucune branche des sciences naturelles (géologie, biologie etc…) ni le domaine de la physique (physique quantique) ne révèle la moindre trace d’intention dans la Nature !
Par exemple, lorsqu’il pleut, la démarche scientifique consistera à expliquer le phénomène alors qu’une démarche métaphysique cherchera à donner du sens à celui-ci en invoquant par exemple les divinités.  

  
En réalité, on ne constate aucun phénomène dans la Nature qui serait issu d’une intention ailleurs que chez les organismes vivants à partir d’un certain niveau de capacités cognitives.        
L’intention « vue » dans la Nature n'est qu'une illusion et ne relève in fine que d’une projection anthropocentrique.           
En définitive, si la première acception (démarche phénoménologique) relève de la science, la question du sens, elle, relève de la métaphysique.
Par ailleurs, les termes « exister » et « tout» semblent produire une signification.

Toutefois il n’en est rien. En effet, l’existence induit par définition un sujet (ou un objet) alors que l’idée même de « quelque chose » induit son existence. Sujet et verbe sont ici interdépendants et correspondent à une seule et même notion irréductible, celle de l’Etre.             
Nous n’avons à faire ici qu’à un simple pléonasme et si le principe d’identité est impuissant à expliquer l’origine de la réalité, il est néanmoins suffisant pour en montrer sa cohérence.            
Enfin « rien » est suggéré ici comme une alternative possible à « tout».

Autrement dit, la question envisage la possibilité que la réalité (l’Univers dans son ensemble) aurait pu ne pas être, or nous constatons une réalité (la partie de l’Univers dont nous avons conscience) qui n’a pas pu apparaître du néant.

Notons que même si la physique théorique envisage néanmoins la possibilité que la configuration initiale de notre Univers n’est pas la seule qui soit compatible avec un Univers biophile cela ne justifie pas un « néant » ou une « intention » préalable.

 Cette brève analyse montre que la question « pourquoi tour plutôt que rien » posée par Leibnitz dans les termes qui sont les siens est à la fois ambiguë (sens du pourquoi) mais se révèle aussi irréaliste dans la mesure où elle laisse entendre que le réel (considéré cette fois au sens large - pas seulement notre Univers) aurait pu ne pas « être ». (le « rien ») alors que les faits montrent pourtant le contraire…


Nous existons ! Ce simple fait (principe anthropique faible) nous impose d’admettre que l’essence ultime du réel est irréductible et en aucune manière conditionnée par une logique causale. Le néant ne peut être une alternative au réel, quoi que nous en pensions.


A ce stade, la métaphysique ne peut définitivement apporter de réponse satisfaisante à cette question car elle s’affranchie par définition de tout cadre réaliste mais aussi de toute exigence expérimentale. Selon cette approche, les faits et les preuves ne sont pas requis, or la connaissance passe nécessairement par le test expérimental.


Si nous ne savons pas encore pourquoi il existe quelque chose plutôt que rien, on peut déjà suggérer raisonnablement que notre existence ainsi que celle de notre Univers ne sont vraisemblablement ni les conséquences d’une intention dans la Nature ni le résultat du hasard.

NOTE : Le principe anthropique faible ne se prononce pas sur la question de savoir si notre présence est le résultat d'un hasard particulièrement improbable ou d'un processus déterministe. Il exprime que si l'univers avait évolué d'une manière qui ne permettait pas à des entités conscientes d'y apparaître, aucune entité consciente n'aurait été là pour le remarquer, et donc qu'il n'y aurait pas de connaissance de cet univers ; autrement dit un tel univers n'existerait pas.

 Et par conséquent, que de notre point de vue (d'entité consciente dans l'univers) même si notre univers n'est qu'un des multiples univers qui auraient pu exister il n'a rien d'improbable a posteriori. Ainsi, les probabilités que nous avions d'apparaître (individuellement ou collectivement) sont tellement faibles a priori que l'on est tenté de se dire " quelle chance ! ". En réalité, s'il en avait été autrement, nous n'aurions pas pu nous plaindre de notre malchance puisque nous n'aurions jamais existé !

vendredi 10 février 2023

Sujet du 15 Février 2023 : La bêtise : une philosophie supérieure ?

 ATTENTION CHANGEMENT DE LIEU :
20H30 SALONS DU GRAND HOTEL DU MIDI, PLACE DE LA COMEDIE.

La bêtise une philosophie supérieure ?

    
ARTURO qui avait sa réputation bien établie et son blog bien à jour (nonjenesuis.com), fut contacté sur Internet et invité à assister à un   «  Café-philo de cons ». Il avait été ciblé, par les philosophes de comptoir, car c’était plus simple, pour eux, de s’adresser à un inconnu de très faible QI, plutôt qu’aux empêcheurs de tourner en rond qu’ils subissaient régulièrement. Ils pensaient qu’ainsi, pour pouvoir baver leurs supposés savoirs intellectuels, étaler leurs couches pleines de …culture, ou déverser leur logorrhée verbale, un faire-valoir comme ARTURO pourrait faire l’affaire. Ce dernier n’était- il pas un typique cagot des Pyrénées, un cousin des crétins des Alpes, un supporter acharné des Ch’tis de Paris ? N’avait-il pas, jadis, servi de cobaye pour des expériences sociologiques sur l’importance des horoscopes décalés, au prétexte qu’il serait né sous le signe du Chacal (ascendant Limace) ?

 

Après les présentations d’usage, les débatteurs commencèrent à traiter du sujet suivant : « La raison raisonnante doit-elle dépasser la raison raisonnable ou bien doit-elle se laisser dépasser par la raison raisonnée ». Tout un programme !

Les intervenants patentés, fiers de prendre la tribune et flattés du roucoulement de la partie la plus aviaire de leur public, tentaient désespérément de démêler l’écheveau des concepts à l’ordre du jour : raison, raisonner, raisonnable, raisonnement. On frôla même l’incident lorsqu’un poète, complètement hors sujet, confondit raisonner et résonner. Ce fut le moment que choisit l’animateur, quelque peu dépassé, de s’intéresser à ARTURO.

 

- ARTURO, vous avez maintenant la parole. Pouvez vous en profiter pour nous dire si, selon vous, le tambour est un objet de résonance ou bien un sujet de raisonnement ?

ARTURO intervint donc à son tour :

« Le centre de gravité de la bêtise d’aujourd’hui se situe sans doute dans cette critique de plus en plus radicale du discours rationnel.

 

 A une époque où il n’y a plus grand-chose à transgresser, le seul refuge face à la rationalisation croissante des comportements et du discours est la bêtise. Cette résistance rejoint une certaine tradition religieuse. Comme le souligne Avital Ronell, philosophe américaine auteur de Stupidity, un essai sur la bêtise, le christianisme « représenta, sur la scène occidentale de la bêtise, un phénomène jusqu’alors inconnu » parce qu’il « repose sur une certaine bêtise et sur une certaine aversion de la sagesse et de la science temporelle ».

La connaissance de ma propre nullité et de l’absurdité du monde, solidaires de l’affirmation d’un possible salut divin, débouche sur la promotion de ma bêtise. Il ne faut pas vous-même vous en étonner, alors que votre proximité avec le christianisme abonde dans ce sens.

Quand j’étais moi-même un chanteur renommé et que j’avais créé un univers étrange et stupide qui plaisait beaucoup à mon public, j’avouais ma fascination pour la figure de Jésus, « le premier idiot sur terre » ; Dans mes délires les plus créatifs, je m’identifiais à lui car « il faisait des trucs que personne ne faisait, et tout le monde se foutait de sa gueule ». L’homme bête repousse la toute-puissance de la raison discursive, refuse la simpliste distinction du savoir et de l’ignorance, et s’offre au salut.

L’animateur, assez interloqué par cette tirade inattendue, questionna ARTURO :

 

- Les nouveaux bêtes seraient-ils alors l’avenir du christianisme, des religions en général ?

- Pas forcément. Mais cette déferlante de la dérision à laquelle on assiste actuellement signifie au moins une perte de confiance dans la rationalité du réel. Comme je le lisais récemment dans un livre de Harry G. Frankfurt 
« L’art de dire des conneries » : « La prolifération contemporaine du baratin [bullshit] a des sources encore plus profondes dans les diverses formes de scepticisme qui nient toute possibilité d’accéder à une réalité objective et par conséquent de connaître la nature véritable des choses ». Au fond, la bêtise serait peut-être le sommet de la sagesse, dans le sens où elle remet en question notre domination du monde.

La bêtise : une nouvelle philosophie ?          

dimanche 5 février 2023

Sujet du Merc. 08 Fév. 2023 : Coïncidence du réel et du vrai.

                                            ATTENTION CHANGEMENT DE LIEU :

20H30 SALONS DU GRAND HOTEL DU MIDI, PLACE DE LA COMEDIE.


Coïncidence du réel et du vrai ?

 

Qu’est-ce qui est vrai, conforme au réel ? Problème quotidien : on ne peut accepter sans justification une facture, une décision de justice ou le résultat d’une élection … à moins de s’en remettre à une autorité supérieure. En haut de la stèle d’Hammurabi, il y a 3700 ans, on a sculpté l’image du roi justicier recevant son inspiration du dieu soleil . Le lecteur est averti : aucun argument théorique ne viendra étayer les décisions de justice royale gravées dans le basalte ; sa caution est d’ordre divin. Il faudra plus de mille ans pour qu’émerge, dans une cité grecque, l’idée que chacun peut décider par lui-même, fondant ainsi son statut de citoyen. D’après le nombre de ceux qui se vivent encore, au moins symboliquement, en théocratie, on n’a pas fini de réaliser le projet des philosophes grecs . (Il y a encore 7 monarchies en Europe).

 

Rome, 22 juin 1633 : « Moi, Galiléo, fils de feu Vincenzio Galilei de Florence, âgé de soixante dix ans, ici traduit pour y être jugé, agenouillé devant les très éminents et révérés cardinaux inquisiteurs généraux contre toute hérésie dans la chrétienté, ayant devant les yeux et touchant de ma main les Saints Évangiles, jure que j'ai toujours tenu pour vrai, et tiens encore pour vrai, et avec l'aide de Dieu tiendrai pour vrai dans le futur, tout ce que la Sainte Église Catholique et Apostolique affirme, présente et enseigne… ». Sans référence à l’inspiration divine, il reste encore des moyens de juger du Vrai : démonstration théorique, adéquation au réel, mathématiques, logos.

 

Des mathématiques. Contemporaine du code d’Hammurabi, la tablette YBC7289 donne pour √2 la valeur 1,14142129… au lieu de 1.14142135…. Depuis lors, les diverses branches des maths ont progressé sans révéler d’incompatibilités entre elles. On ne réfute pas le théorème « de Pythagore ». Tout au plus exige-t-on aujourd’hui de préciser qu’il est vrai dans un espace euclidien à courbure nulle. Une assertion sans preuve reste une conjecture. Celle de Fermat (1670) deviendra théorème (Fermat-Wile) en 1994. Laissant de côté le problème de la réalité même des objets mathématiques, il reste à déterminer dans quelle mesure ce qui est mathématiquement vrai s’applique au réel.

 

Pour les pythagoriciens, les nombres gouvernent le monde : il suffirait de mathématiser le Réel pour dire le Vrai. Mais l’affaire tourne court . Utilisant la diagonale d’un carré A comme côté d’un nouveau carré B, le théorème de Pythagore dit : la surface de B est double de celle de A. Donc, si le côté de A est pris comme unité, la longueur de sa diagonale est √2. Or, ce nombre n’est pas un entier, ni le rapport de deux entiers : il est « irrationnel ». Côté et diagonale du carré sont « incommensurables », impossibles à mesurer dans le même système d’unités. On ne peut pas mesurer le monde exactement. Pour les pythagoriciens, le choc fut violent . (Selon une chronique, Hippase de Métaponte, pour l’avoir publié, fut jeté à la mer par les autres pythagoriciens .)

 

Cependant, on insiste. Pour Galilée, les mathématiques sont le langage de l’Univers. Laplace pose le déterminisme en principe (Une intelligence qui a un instant déterminé ……celle-ci renfermerait dans une unique formule les mouvements des corps plus grands de l’univers et des atomes les plus petits). Et pourtant. En 1889, l’université de Stockholm organise un concours sur le problème des trois corps, dont Laplace n’a pas donné de solution exacte. (Weierstrass le pose ainsi : «Pour un système quelconque de points massifs s’attirant mutuellement selon les lois de Newton, en supposant qu’aucun de ces points ne subisse de collisions, donner en fonction du temps les coordonnées des points individuels sous la forme d’une série uniformément convergente dont les termes s’expriment par des fonctions connues».) Poincaré gagne le concours en montrant, sur le cas Terre – Lune – Soleil, que le problème n’a pas de solution. Les équations sont non linéaires et non intégrables, et pour fixer la position des astres à un instant t, il faudrait localiser leurs centres de gravités avec une exactitude inatteignable. Or une faible différence initiale engendre des trajectoires instables. Depuis, il a eu le problème de la dualité onde - corpuscule, la masse manquante de l’Univers. A présent, les théoriciens avouent leur incapacité à définir axiomatiquement le Réel.

 

Du Logos. Le GPS donne sa position au marin avec une précision étonnante. Mais aucune loi ne donne celle du récif sur lequel il va s’échouer. Il faut lire les Instructions nautiques ou écouter le pêcheur qui dit où sont les hauts-fonds . Là où la physique mathématique (et les bateaux) échouent, là où « les chaînes de la Raison » sont rompues, le discours peut encore dire le Vrai. Retour à l’antiquité athénienne, si fière d’avoir créé une langue si exacte qu’elle a valeur de Logos, instrument tout à la fois du savoir et de la raison.

 

Contemporain de Laplace, Hegel réaffirme (Ppes de la philosophie du Droit) : tout ce qui est rationnel est réel, et tout ce qui est réel est rationnel. Un siècle après, Wittgenstein va inquiéter les philosophes avec son Tractatus logico philosophicus, (1918-21): Les controverses philosophiques sont dues à une incompréhension de la structure logique du langage. Le langage est isomorphe au monde : la structure d'une proposition vraie est analogue à celle du fait qu'elle décrit. La logique est le seul langage parfait. D’où les assertions qui ouvrent et ferment le Tractatus:« Tout ce qui peut être dit peut l’être clairement et sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence ». Est-il seulement allé plus loin que Boileau (Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement ..) ? Ses textes posthumes révèlent un « 2nd Wittgenstein » critiquant sa première œuvre. A ses assertions initiales (Le langage a pour rôle de représenter le monde. La signification d'un énoncé, c'est son usage syntaxique) il répond lui-même : La philosophie ne doit pas s'occuper d'un langage idéal, elle doit s'intéresser au langage ordinaire. La signification du nom n'est pas l'objet. La signification réside dans l'usage sémantique. Le problème n’est pas la cohérence logico-syntaxique du langage, mais l’adéquation (ou non) entre le mot signifiant et l’objet signifié.

 

Les philosophes ont senti le vent du boulet. (cf. G. Deleuze : « .. Pour moi, c'est une catastrophe philosophique, c'est le type même d'une école, c'est une réduction de toute la philosophie, une régression massive de la philosophie. C'est très triste… Ils ont foutu un système de terreur, où sous prétexte de faire quelque chose de nouveau, c'est la pauvreté instaurée en grandeur. Il n'y a pas de mot pour décrire ce danger-là. C'est un danger qui revient, ce n'est pas la première fois …. C'est grave, surtout qu'ils sont méchants, les wittgensteiniens. Et puis ils cassent tout. S'ils l'emportent, alors là il y aura un assassinat de la philosophie. C'est des assassins de la philosophie. Il faut une grande vigilance... »)

 

Mais la « méchante » critique de Wittgenstein demeure, tant que le discours reste jeu de mots. « Mesurer le Vrai au réel » sera le thème du VIIème Congrés de l’Association Mondiale de Psychanalyse; en 2010. « Cette formule (« mesurer le vrai au réel ») coïncide avec l’orientation de travail qu’il (Jacques-Alain Miller ) a tracé pour notre prochain Congrès: articuler une dialectique du sens et de la jouissance, et manifester dans nos travaux le bord de semblant qui situe le noyau de jouissance. C’est-à-dire, ne pas effacer le semblant, mais le récupérer dans sa dignité instrumentale, ce qui permet une lecture de la manière dont le sujet a saisi sa jouissance hors sens. Pour le dire autrement, il s’agit d’élucider comment le sujet a mesuré le vrai au réel. Cette élucidation, loin de la transparence du sens, vise à dévoiler quel a été le lien entre le semblant et la jouissance opaque du sinthome. (signé Leonardo Gorostiza) ». (Jacques Lacan a appelé « sinthome », ou « synthomme » ce quatrième rond (dans l’hypothèse du nœud borroméen), en un jeu de mots ayant pour références d'une part, le rôle qu'aurait tenu l'admiration que James Joyce pouvait avoir envers saint Thomas d'Aquin, « saint-homme », et, d'autre part, l'écriture usuelle du mot symptôme.) On peut certes reconnaître à Lacan le mérite d’avoir dit, avec d’autres, que le vrai est du domaine du discours, de la relation entre individus, alors que le réel leur est extérieur. (On peut arriver seul à ce résultat sans l’aide d’un coûteux spécialiste du verbe.)

 

Simuler le réel. La puissance des simulateurs de vol permet aux pilotes de s’entraîner sans risque. Pour autant, toute simulation n’est pas aussi réaliste. Lorsqu’un informaticien modélisant la dispersion des polluants dans un sol poreux affirme (La Recherche, mars 2009) que ses algorithmes conviendraient à l’étude du rein, « qui est aussi un milieu poreux», on peut s’inquiéter qu’il assimile vaguement à un filtre un organe aussi complexe ; modéliser une voiture en l’identifiant à une boule de billard nous éloignerait moins de la réalité. Paradoxalement, un tel constat peut induire un certain optimisme face aux assertions des concepteurs d’un jeu de rôle tel que « 2nd life ». Celui-ci invite à se fabriquer un avatar dans un monde virtuel « qui incite les joueurs à considérer la création et l'accumulation de richesses ainsi que la consommation comme des buts en soi et où la monnaie interne du jeu est convertible en dollars. La pauvreté de ce « 2nd monde » est telle qu’on se demande dans quel état de misère culturelle il faut être pour y trouver quelque attrait.

 

Percevoir le Réel. Dans tout processus d’échange verbal ou textuel (procès d’assises, journalisme, publication scientifique) où l’on vise explicitement à distinguer le Vrai du Faux par référence au Réel, il est courant d’observer un défaut de perception du réel. Les témoins de bonne foi se contredisent, l’expérimentateur gomme sur son graphique les points qui s’écartent trop de la courbe « théorique », l’historien « oublie » le document qui invaliderait sa thèse, le journaliste ne relate qu’une partie de ce qu’il a vu. Exemple : lors de la dernière campagne présidentielle, on publie des photos d’un candidat s’offrant, selon son attaché de presse, un moment de détente dans une chevauchée campagnarde. Il y apparaît dans un paysage désertique, accompagnée de sa future ministre de l’Ecologie. Un hebdomadaire n’a pas joué le jeu. Sa photo, montre un paysan sur son tracteur, tirant une remorque sur laquelle, dans un désordre à la Dubout, s’entassent une vingtaine de cinéastes et photographes. Le candidat à cheval est à quelques mètres de la remorque. Pour rendre à la photo son vrai statut d’image de propagande, il a suffi d’un photographe cadrant la scène selon un axe perpendiculaire à celui de ses collègues.

 

De l’adéquation du Vrai et du Réel . On peut d’abord saluer la modernité de Spinoza qui dans son Ethique prend soin de remplacer méthodiquement le qualificatif « vrai » par « adéquat ». A présent, il semble qu’on en ait fini avec l’idée que les mathématiques et le réel de la physique ne font qu’un. Comme un matériau composite, la physique mathématique s’est délaminée, le réel ne « collant » avec son modèle mathématique que sous certaines conditions. Idem pour le Logos, qui dirait le vrai si le mot et la chose ne faisaient qu’un, alors qu’on peut seulement espérer qu’ils soient en adéquation dans un type de discours. Enfin, quand nous tombons d’accord sur la véracité d’une assertion, il nous reste à nous demander si notre consensus ne tient pas au fait que nous percevons le réel sous le même angle ; il suffit d’un observateur voyant la même scène autrement pour remettre en question notre jugement. Finalement, la seule issue possible ne serait-elle pas de mieux examiner l’adéquation de notre pensée au Réel, prudemment défini comme ce qui évolue, dans le temps et l’espace, indépendamment de ce que j’en dis ?

 

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