dimanche 30 septembre 2018

Sujet du Merc. 03 Octobre 2018 : L’homme est intelligent parce qu’il a une main.


« L’homme est intelligent parce qu’il a une main. » Anaxagore

VIième, Vième siècles avant notre ère, une série de penseurs vont dégager la pensée sur la nature de son fonds religieux, mystique, mythique.
Bien entendu on est loin des conceptions scientifiques modernes, mais – fait d’importance – en arrachant la pensée scientifique du monde de l’opinion (religion, mythe…), lieu même de la croyance et donc de l’impossibilité de la DÉMONSTRATION, tous ces penseurs ouvrent la possibilité de l’émancipation, de la réflexion critique, de l’argumentation sur la base de faits concrets.

On quitte le monde d’Hésiode et d’Homère pour rentrer dans celui décrit par Thalès, Anaximandre et … Anaxagore
Anaxagore est un philosophe grec qui vécut au cinquième siècle avant notre ère. Anaxagore explique la formation du cosmos sans aucune préoccupation d'ordre religieux, sans la moindre référence à des divinités ou à des mythes. Il ne s'appuie que sur l'expérience de la vie courante et fait intervenir les notions du lourd et du léger, du froid et du chaud, de l'humide et du sec. Il rend compte de la manière dont le Monde s'est constitué à l'origine à partir d'exemples simples, souvent empruntés à la vie quotidienne, permettant à chacun de faire le raisonnement. Il y a un idéal d'intelligibilité, un effort pour expliquer la structure du Monde d'une manière purement positive et rationnelle.
Le cosmos acquiert des propriétés physiques : les astres sont des pierres incandescentes, la Lune a des plaines et des précipices, le Soleil a une taille réelle qui peut être estimée (même si l'estimation proposée est très petite). Le cosmos prend une certaine consistance, il possède un certain volume : la Terre et la Lune, éclairées par le Soleil, projettent leurs ombres dans l'espace, la Lune peut passer devant le Soleil ou derrière la Terre, elle change d'aspect en fonction de sa position relative au Soleil et à la Terre
Sa conception de l’univers et des phénomènes qui s’y déroulent est profondément matérialiste et dialectique. C’est lui, le premier, bien avant Lavoisier qui dira ceci  « Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau. »

Il n’y a donc pas de « cause première » ni de « raison finale » dans tout l’univers. Tout ce qui existe a toujours existé – sous une autre forme – et ce ne sont que les compositions diverses d’éléments simples qui forment toute la nature, tout l’univers.

L’homme lui-même n’est que le fruit de cette évolution, de cet agrégat de particules. Comment l’homme doit-il se penser ? se demande Anaxagore. Tout simplement comme le résultat actuel de sa relation avec le reste de la nature. Comment a t-t-il pu se différencier des bêtes (pensée rationnelle) ? Parce qu’il a pu transformer la nature autour de lui avec sa main : « L’homme est intelligent parce qu’il a une main. ». Et bien entendu le résultat de cette production-transformation a une action en retour sur le cerveau permettant tout à la fois à celui-ci et à la main d’évoluer en se perfectionnant l’un l’autre.

Cinq siècles avant notre ère Anaxagore posait donc le principe d’un être humain, maître de lui-même, tout à la fois esprit et matière (inséparable) et indépendant des dieux car sans « destinée manifeste ».

Le courant de pensée d’Anaxagore et des ces premiers savants grecs souleva une vive opposition de la part de nombreux auteurs postérieurs et surtout de la part d’Aristote (IVième avant notre ère). Ce dernier va prendre le contrepied d’Anaxagore :
« Ce n’est pas parce qu’il a des mains que l’homme est le plus  intelligent des êtres, mais parce qu’il est le plus intelligent des êtres qu’il a des mains. En effet, l’être le plus intelligent est celui qui est capable de bien utiliser le plus grand nombre d’outils » (in Aristote : les parties des animaux)

Pour comprendre l’analyse d’Aristote - qui n’est ni plus ni moins que finaliste - : la nature a un but et l’homme a un destin, il faut revenir sur la métaphysique qui sert de cadre général à son analyse.
Un cadre explicatif fixiste (la métaphysique) exclut que des changements structurels importants interviennent à l’intérieur d’une espèce (comme c’est le cas dans la pensée évolutionniste).  Tout est ce qu’il a toujours été.        

Mais ce serait une erreur que de penser que le vieux débat Anaxagore/Aristote soit clos. Lorsqu’en 1987 la cour suprême des USA  jugeât que seules les théories scientifiques devaient être enseignées dans les établissements publics et que le créationnisme, étant une religion, ne pouvait figurer au programme scolaire, les créationnistes mirent en avant la "nouvelle théorie" créationniste, le Dessein Intelligent, ou Intelligent Design, dieu disparut du vocabulaire et le nouveau dogme devint :
- l'évolution est guidée par un être supérieur, il y a un dessein intelligent dans l'univers
- la vie humaine est trop complexe pour être le fruit du hasard
- la théorie de l'évolution est trop frustre pour expliquer la complexité de la vie. La meilleure hypothèse alternative, c'est qu'une intelligence supérieure, extraterrestre ou divine, l'a organisée.
- il y a tellement de choses belles dans la nature que c'est forcément une force intelligente qui dirige tout cela...

Plus de 2700 ans après Anaxagore et les premiers philosophes grecs il n’y a pas un jour au cours duquel sur nos médias on nous ressort « l’éternelle nature humaine », doctrine qui présuppose que nous avons des idées et des émotions par-delà les conditions dans lesquelles nous avons évolués et nous vivons. Une parcelle de dieu ou d’un « dessein intelligent » nous pousserait à faire ce que nous faisons à penser ce que nous pensons et cela de tout temps et pour l’éternité.         

ET DEMAIN …..    
LA RÉGRESSION DE LA MAIN

« En s'appuyant sur les plus récentes découvertes de la Paléontologie, il est maintenant possible d'affirmer que le développement du cerveau et l'action de la main sont liés. L'Homo­-Sapiens ne serait pas sapiens s'il n'avait pas libéré sa main (de la marche), laquelle est humaine “ non par ce qu'elle est mais par ce qui s'en détache ”. Schématiquement, on pourrait dire que la main et le geste qui l'anime sont à l'origine du prodigieux développement du cerveau humain. D'où l'inquiétude du Paléontologue devant le phénomène, qui va s’accélérant, de la régression de la main, privée de plus en plus du geste qui crée, et réduite à presser sur des boutons, conduisant l'homme à une véritable “ déculturation ” technique :

Il serait de peu d'importance que diminue cet organe de fortune qu’est la main, si tout ne montrait pas que son activité est étroitement solidaire de l'équilibre des territoires cérébraux qui l'intéressent ... Ne pas avoir à penser avec ses dix doigts équivaut à manquer d'une partie normalement, philogéniquement humaine.

La Main et le Cerveau

“ L'homme a commencé par les pieds ” ‑ et non par le cerveau ‑ dès que la bipédie eut libéré sa main, et cette main ainsi libérée n'est pas restée vide : elle a, en quelque sorte, secrété l'outil. Le développement du cerveau quant à lui est “ corrélatif ‑ et non pas primordial ‑ de la station verticale ”et de sa conséquence, la libération de la main. C'est pourquoi pour les paléontologues les critères fondamentaux de l'humanité sont: la station verticale, la main libre pendant la marche et la possession d'outils.

Ceci est prouvé par l'étude des fossiles, et en particulier par l'étude du fossile le plus ancien, le “ Zinjanthrope ”, découvert dans les années 50 sur le continent africain, qui taillait déjà des outils dans le silex aux confins de l'ère tertiaire. Cette découverte jette définitivement à bas la légende de l'homme‑singe au gros cerveau, longtemps au centre de la paléontologie, et demeurée vivace dans la tradition populaire ainsi exprimée par R. Queneau “ le singe sans effort, le singe devint l'Homme, lequel un peu plus tard désintégra l'atome ”. »                André Leroi-Gourhan in La conservation de l'espèce humaine - 1972

vendredi 21 septembre 2018

Sujet du Merc. 26 sept 2018 : « …..La religion c’est l’opium du peuple … » K. Marx


       « …..La religion c’est l’opium du peuple … »  K. Marx    

Le titre de ce philopiste emprunte ses mots à un texte de K. Marx écrit en 1843. La plupart du temps ceux qui usent de cette citation se gardent bien  d’en fournir le contexte. Au-delà du simple mot « religion » Marx entreprend de « remettre la philosophie » sur ses pieds, là où jusqu’à Hegel elle « marchait sur la tête ». En effet, pour Hegel, si la pratique est mise particulièrement en valeur dans le cadre du devenir de la pensée, elle reste en quelque sorte engluée dans la théorie rationnelle à la dynamique de laquelle elle sert d’auxiliaire; elle reste une pratique de théorie, vue au point de vue de la théorie. Avant Marx, des penseurs post hégéliens avaient ouverts la voie : Cieskowski – 1838, écrira : « La philosophie ne peut plus simplement œuvrer pour la pensée intellectuelle…. La philosophie, à l’avenir, doit consentir à être essentiellement appliquée, et, de même que la poésie de l’art est passée dans la prose de la pensée, la philosophie doit descendre des hauteurs de la théorie jusque dans le champ de la praxis. Etre la philosophie pratique, ou plus exactement la philosophie de la praxis, avec une influence la plus concrète possible sur la vie et sur les rapports sociaux, être le développement de la vérité dans l’activité concrète, tel est le sort futur de la philosophie en général.”.

Revenons-en, à présent, au texte de Marx :
« Voici le fondement de la critique irréligieuse : c'est l'homme qui fait la religion et non la religion qui fait l'homme. A la vérité, la religion  est la conscience de soi et le sentiment de soi de l'homme qui, ou bien ne s'est pas encore conquis, ou bien s'est déjà de nouveau perdu.          
Mais l'homme, ce n'est pas un être abstrait recroquevillé hors du monde. L'homme c'est le monde de l'homme, c'est l'Etat, c'est la société. Cet Etat, cette société produisent la religion, une conscience renversée du monde parce qu'ils sont eux-mêmes un monde renversé.     
La religion est la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d'honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément cérémoniel, son universel motif de consolation et de justification. Elle est la réalisation chimérique de l'essence humaine, parce que l'essence humaine ne possède pas de réalité véritable. Lutter contre la religion, c'est donc, indirectement  lutter contre ce monde-là, dont la religion est l'arôme spirituel.
   La misère religieuse est tout à la fois l'expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit d'un état de choses où il n'est point d'esprit. Elle est l'opium du peuple.
    Nier la religion, ce bonheur illusoire du peuple, c'est exiger son bonheur réel. Exiger qu'il abandonne toute illusion sur son état, c'est exiger qu'il renonce à un état qui a besoin d'illusions. La critique de la religion contient en germe la critique de la vallée de larmes dont la religion est l'auréole. [...] La critique du ciel se transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique. »  K. MARX, Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel (1843).

Examinons plus en avant la construction de la pensée de Marx sur la voie d’une philosophie de la praxis (praxis ; unité théorie/pratique).      

D’où critiquer ? : Marx pose le principe méthodologique de sa "critique"  de la religion. Critiquer c'est par définition examiner la valeur d'un discours, d'une théorie, d'une action. Marx se propose d'examiner la valeur et par voie de conséquence  la fonction de la religion. Ici cette critique se définit d'emblée comme "irréligieuse" c'est-à-dire dénuée de tout esprit religieux. La critique ne se placera donc pas sur le terrain de la religion, elle sera extérieure à la religion, elle sera philosophique. En effet pour Marx la critique est l'essence même de la démarche philosophique. 

La méthode est dialectique :  Au-delà de la mise en pratique de la dialectique matérialiste : « La misère religieuse est tout à la fois l'expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle », qui met en évidence l’unité des contraires dans une réalité apparemment unique « la misère religieuse », c’est à une véritable anthropologie nouvelle à laquelle Marx se frotte.    

Une anthropologie matérialiste : Pour Marx l’homme qui serait une subjectivité pure n'existe pas dans la réalité, il n'est qu'une abstraction, une pure construction de l'esprit dénuée de tout fondement dans le réel. L'homme est d'abord un être vivant, soumis à ses passions et ses besoins, devant trouver dans la société de quoi satisfaire ses besoins. Le genre humain ou l'être générique de l'homme désigne tous ces besoins et les moyens immatériels, matériels, institutionnels, qu'il met en œuvre pour leur satisfaction, dans le cadre de la vie en commun. Les hommes ne furent, ni ne sont des « Robinson » !    
Fonction d’une idéologie : Mais il serait faux de penser que s’il y a des hommes qui croient
, qui pensent religieusement, c’est parce que la forme de leur conscience les induit en erreur. Ce serait commettre la même faute que Hegel et tous ses prédécesseurs depuis Platon, mettre « le monde des idées » au-dessus des hommes. Déchirant le voile de l’illusion Marx montre comment le monde religieux, l’idéologie religieuse fonctionne pour donner à croire à la grande masse que sa situation de détresse se résoudra dans un « autre monde ».

La religion est donc une représentation collective du monde  que nous intériorisons individuellement. Elle est "la théorie générale....sa logique sous une forme populaire". Elle a pour fonction d'expliquer et de donner du sens au monde dans lequel nous vivons. Elle s'adresse plus spécifiquement au peuple qui subit davantage l'exploitation, l'injustice sociale et les malheurs qui vont avec, que les puissants (la bourgeoisie à l’époque de Marx). Elle est "son point d'honneur spiritualiste", c'est-à-dire qu'elle est chargée de donner une apparence de spiritualité à un monde mercantile qui transforme les hommes en choses, en force productive. Mais elle est aussi là pour que rien ne change, pour obtenir le consentement de la population. Son discours exalte ce monde, le valorise ("son enthousiasme"). En effet la religion chrétienne sanctifie la souffrance qui est la sanction que doit payer le genre humain pour la faute originelle d'Adam et Eve. Elle est "son complément cérémoniel". Par les rituels et les cérémonies collectives qu'elle organise elle a une fonction de cohésion sociale (en latin religare signifie relier). La religion est donc ce mensonge qui nous permet de supporter le monde dans lequel nous vivons ("son universel motif de consolation et de justification") sinon notre réalité serait impossible à accepter.  
De la critique du ciel à la critique sur la terre –  La Praxis :
 La religion usurpe ce qu'elle n'est pas et ce vers quoi l'homme aspire. Elle contient en elle-même les germes de son propre anéantissement. Si la religion est le produit de la misère générée par un monde "sans cœur" et "sans esprit", elle est aussi l'aspiration des hommes à la solidarité, à la dignité et à la maîtrise du sens de leur existence dont ils sont pour l'instant dépossédés  (Point de vue dialectique : unité des contraires). Après avoir critiqué la religion en tant qu’idéologie il convient de passer à la praxis. Si la religion produit des illusions, elle a cependant une réalité qui s'incarne dans des institutions qu'il faut alors supprimer ou dont il faut amoindrir le pouvoir. En France ce sera la loi de 1905 sur la laïcité.
La critique de la religion est le premier pas vers la critique de la réalité dans laquelle nous vivons, une réalité déterminée par le processus de production matérielle du monde dans lequel nous vivons et que la religion sanctifie. Cette critique de la réalité matérielle donnera chez Marx toute la structure de la critique de l'économie politique qu’il développera dans ses œuvres plus tardives. 

La critique de l’idéologie dominante - dont la religion n’est désormais qu’un des aspects - ne peut que nous conduire à une critique radicale (littéralement : à la racine) des fondements matériels, institutionnels, économiques, juridiques et politiques de nos sociétés, dont d’aucuns nous disent qu’elles marquent « la fin de l’histoire », encore une idée chère à Hegel ! Nous conduire aussi à la révélation de notre aliénation.      

« Comment persuade-t-on ? Qui veut-on persuader ? Pourquoi, au nom de quels intérêts persuade-t-on ? Qui sont les maîtres des perceptions ? D’où viennent passivité, crédulité, respects des jugements persuadés ?...Comme ils confondent la vérité avec ce qui est tenu pour vrai, nombreux sont ceux qui confondent la liberté avec le confort dans l’esclavage. Mais les hommes n’oublieront pas éternellement leur indigence, leur douleur et leur humiliation. Ils ne seront pas indéfiniment dupés par les grands appareils d’illusion, les décors artificiels à l’abri desquels les puissants maintiennent leur impitoyable pouvoir ».
(P. Nizan – Les chiens de garde)

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