dimanche 20 octobre 2024

Sujet du Mercredi 23 Oct. 2024 : "En certaines heures, en certains lieux, dormir, c'est mourir" V. Hugo

 "En certaines heures, en certains lieux,  

dormir, c'est mourir"   V. Hugo

"La France ne doit pas même adhérer à ce gouvernement par le consentement de la léthargie: à de certaines heures, en de certains lieux, à de certaines ombres, dormir, c'est mourir"  ( V Hugo - in Napoléon le petit).

Le 2 décembre 1851 louis Napoléon Bonaparte prend le pouvoir en France par un coup d'Etat. V Hugo est expulsé en Belgique.

Dans un ouvrage publié en 2010 la philosophe, Cynthia Fleury, propose une lecture  passionnante de la notion de courage. (les extraits qui suivent proviennent de cet ouvrage : " La fin du courage").

"Victor Hugo cerne parfaitement les procédés falsificateurs des petits maîtres qui vivent de la soumission trop soudaine des peuples. Car ces régimes où s'épuise le courage du peuple ne sont même pas des tyrannies. Ils se nourrissent des asservissements passagers et des bienveillances populaires. Et là les faussaires sont victorieux."

Fin descripteur du chef politique contre-exemplaire, éhonté, obscène, déplorable, Victor Hugo est également le fin analyste des régimes électoralistes. Ou quand l'électoralisme signe la fin de la vitalité démocratique. Ou quand la cristallisation sur le scrutin, ce moment de non-intelligence, fait dépérir la rationalité publique. Bien qu'élément important de la vie procédurale démocratique, le vote n'en est pas moins un instrument tout à fait ambivalent, ne relevant en aucune manière de ce qui fait la vérité et l'essence de la démocratie, à savoir sa culture son contexte sociétal, le sens et la valeur qu'elle donne aux principes et aux choses. Le vote ne dit rien.       

L'électoralisme promeut une démocratie sans qualités qui réduit le peuple à sa forme statistique. « Je dois vous dire, écrit Alain Badiou, que je ne respecte absolument pas le suffrage universel en soi ; cela dépend de ce qu'il fait. Le suffrage universel serait la seule chose qu'on aurait à respecter indépendamment de ce qu'il produit. Et pourquoi donc ? " (Badiou in "de quoi Sarkosy est il le nom ?")

 Et là encore, Victor Hugo est en pleine résonance avec Alexis de Tocqueville: « Des chaînes et des bourreaux, ce sont là les instrument grossiers qu'employait jadis la tyrannie; mais de nos jours la civilisation  a perfectionné jusqu'au despotisme lui-même qui semblait pourtant avoir plus rien à apprendre ...

Les princes avaient pour ainsi dire matérialisé la violence ; les républiques démocratique de nos jours , l'ont rendue tout aussi intellectuelle que la volonté humaine qu'elle veut contraindre. Sous le gouvernement absolu d'un seul, le despotisme, pour arriver à l'âme, frappait grossièrement le corps ; et l'âme, échappant à ces coups, s'élevait glorieuse au-dessus de lui ; mais dans les républiques démocratiques ce n'est point ainsi que procède la tyrannie ; elle laisse le corps et va droit à l'âme. Le maître n'y dit plus : Vous penserez comme moi, ou vous mourrez ; il dit : Vous êtes libre de ne point penser ainsi que moi ; votre vie, vos biens, tout vous reste; mais de ce jour vous  êtes un étranger parmi nous. Vous garderez vos privilèges à la cité, mais ils vous deviendront inutiles; car  si vous briguez le choix de vos concitoyens, ils ne vous l'accorderont point, et si vous ne demandez que leur estime ils feindront encore de vous la refuser.

Vous resterez parmi les hommes, mais vous, perdrez vos droits à l'humanité.
Quand vous vous approcherez de vos semblables, ils vous fuiront comme un être impur; et ceux qui croient à votre innocence, ceux-là mêmes vous abandonneront, car on les fuirait à leur tour. Allez en paix, je vous laisse la vie, mais je vous la laisse pire que la mort
» (A de Tocqueville - De la démocratie en Amérique).

 Si courage individuel et collectif semblent ainsi pouvoir être matés à la source, c’est à dire dans la vie sociale moderne, où trouver les ressorts pour faire émerger une morale politique, une éthique du pouvoir.

Nulle part diront les tenants de la "nature humaine" soi-disant universelle. Nulle part diront les partisans de l'absence d'Etat.

Mais si balayant ces présupposés qui fonctionnent comme des mythes, des fables " la tyrannie.... laisse le corps et va droit à l'âme", incorporés à dictature démocratique, nous voulons rester éveillés, vigilants.         
Comment faire ? La léthargie (Léthé en grec = oubli, sommeil pathologique) est tellement agréable lorsqu'on a le ventre plein !       
           
Nous avons dormi pour les quarante dernières années. Dormi pour la Yougoslavie, l'Irak, les retraites, la sécu, la Lybie, Gaza, le liban, le code du travail, la "dette"....... et le Prince nous dit " Allez en paix, je vous laisse la vie, mais je vous la laisse pire que la mort".

« Quel est ce vice, ce vice horrible, de voir un nombre infini d’hommes, non seulement obéir, mais servir, non pas être gouvernés, mais être tyrannisés, n’ayant ni biens, ni parents, ni enfants, ni leur vie même qui soient à eux ? De les voir souffrir les rapines, les paillardises, les cruautés, non d’une armée, non d’un camp barbare contre lesquels chacun devrait défendre son sang et sa vie, mais d’un seul ! Non d’un Hercule ou d’un Samson, mais d’un hommelet souvent le plus lâche, le plus efféminé de la nation, qui n’a jamais flairé la poudre des batailles ni guère foulé le sable des tournois, qui n’est pas seulement inapte à commander aux hommes, mais encore à satisfaire la moindre femmelette ! »  E de la Boétie – De la servitude volontaire -1574

Alors avons-nous oublié l'avertissement de Hugo ? Sommes-nous dans des temps, des heures, des lieux ou dormir c'est mourir ? Le courage n'est il pas de vivre, d'être éveillés. Et pas simplement, posture morale bien trop facile ! de s’indigner comme le préconisait un certain S. Hessel.      

"Le sommeil de la raison engendre des monstres » Goya . Sommes-nous devenus des monstres ?
Dernier avertissement d’un connaisseur, Bertolt Brecht : « Celui qui combat peut perdre, mais celui qui ne combat pas a déjà perdu ».         

samedi 12 octobre 2024

Sujet du Merc. 16 Oct. 2024 : Y A-T-IL GUERRE QUI SOIT JUSTE ?

 

Y A-T-IL GUERRE QUI SOIT JUSTE ?

Aucune guerre n’est juste, sauf peut-être une. Laquelle ?

Le mot « juste » rappelle celui de justice. Certes pas celle des lois, qui reflètent la nature du pouvoir, mais celle de l’éthique. A cet égard, Kant concluait qu’il ne fallait jamais considérer l’homme (tous les hommes, d’où le caractère universel de sa réflexion) comme un moyen mais toujours comme une fin.

Dès lors faire la guerre, consistant à systématiquement massacrer tout ou partie d’une population - femmes, hommes et enfants compris - ne pourrait se prévaloir de l’éthique puisqu’elle prend comme fin l’extermination d’un groupe humain. En fait la question est de savoir si l’abolition de la vie de certains pourrait être une fin humainement plausible tant pour leurs exécutants que pour les victimes elles-mêmes.

1.  Prenons le cas des victimes. A première vue se faire la guerre à soi-même parait antinomique : les hommes ne peuvent avoir pour fin leur annihilation. A moins qu’ils ne croient à une autre vie plus authentique après la mort dans un au-delà imaginaire vers lequel il leur faudrait se hâter au plus vite. Par définition l’existence d’un tel monde ne pouvant être tenue pour avérée, elle n’est le fruit que d’une croyance fausse issue d’un égarement de la raison ou d’une manipulation psycho-mentale. Raël ou les religions de l’au-delà pourraient-ils alors jamais avoir raison ?

Il existe pourtant une autre possibilité de massacre auto-infligé dont on peut se demander si elle n’est pas légitime. N’est-il pas éthiquement juste d’accepter le suicide d’un groupe humain s’il doit permettre d’en sauver un autre bien plus grand en nombre ?
Le cas des résistants et de leurs familles craignant sous la torture de dévoiler leurs multiples comparses peuvent légitimement se donner la mort. De même, le suicide raisonné de nantis destructeurs du monde ne se justifierait-il pas par la sauvegarde des 90% restants de l’humanité ?

2.  Continuant dans cette voie et concernant les agresseurs, on peut se demander s’il serait juste de mener une guerre contre un groupe humain qui en mènerait déjà une contre un autre.

On mènerait alors une guerre pour en arrêter une autre qu’on aurait préalablement jugée injuste… Mais selon quels critères ?!

En fait, tout le problème ne serait-il que là ? Car, enfin, cela ne consiste-t-il pas à utiliser le groupe humain qui a déclenché une guerre jugée « injuste » strictement comme moyen sacrificatoire en vue de préserver l’existence du groupe qu’il avait initialement attaqué ?

On considérerait alors la préservation du groupe qu’il attaque comme fin, au détriment de celui qui attaque dont l’extermination par nos soins auto-justifiés ne serait que le moyen de cette fin que nous avons posée (cf les cas de guerre en Libye ou Syrie).

C’est ce qui s’appelait il y a peu encore une « guerre humanitaire » ou « juste » (dénommée « guerre d’humanité » lors des colonisations). Peut-elle pour autant être considérée comme éthique en son fondement ? D’autant que le fameux « droit d’ingérence », c’est toujours le « droit du plus fort ». Pourquoi : on n’a jamais vu les faibles intervenir dans les affaires des forts.

Un pas de plus et on considérerait comme éthique une guerre « juste » menée préventivement à une autre qu’on suppute. On considérerait que certains se prépareraient « injustement » à la guerre contre d’autres, ce qui justifierait de mener dès aujourd’hui une « guerre humanitaire préventive » contre eux. La belle affaire. Qui pourrait éthiquement justifier pareille guerre ? Elle est pourtant menée un peu partout dans le monde.

 3.  Finalement ne nous faut-il pas remonter aux causes ? Celles de l’émergence de la première guerre, du premier massacre systématique d’un groupe humain par un autre. Sauf à affabuler par des croyances fausses qui écarteraient les faits tangibles et avérés de traces archéologiques indubitables, il est certain qu’aucun vestige humain de massacre de masse systématique (os fracassés ou piqués de pointes de flèche ou de lance) n’a jusqu’à présent pu être découvert qui daterait d’avant 12 mille ans lorsqu’apparut la sédentarisation humaine.

Celle-ci correspondit à l’accaparement de territoire et à l’apparition du premier surplus ou capital issus du travail humain accumulé de manière toujours plus importante par la domestication rentable d’animaux et de plantes. Le partage naturel entre tous les membres d’un groupe des fruits de la pêche, chasse et cueillette - à l’instar de l’apprentissage de la parole par les enfants dans un groupe humain - fut alors remplacé par la défense guerrière du capital accumulé par le groupe (cf ""Le sentier de la guerre" de J. Guilaine). L’avènement d’une classe de soldats rémunérés à cet effet a instauré une hiérarchie sociale verticale visant à accumuler plus de pouvoir, privilèges et richesse en toujours moins de mains. Là est la justification des guerres qui se disent « justes ».

Cette accumulation croissante a conduit à la guerre permanente tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du groupe. Une fois que s’accumulèrent les surplus à défendre, la guerre devint le fondement des sociétés qui depuis considèrent que les hommes sont toujours le moyen d’une fin qu’ils ne sont pas. Sauf pour quelques uns peu nombreux et toujours les mêmes.

 C’est l’inversion de l’éthique par laquelle prévaut l’iniquité de guerres toutes injustes.

L’aporie et le sophisme seraient alors pour nous de considérer que toute initiative contre cet état de fait guerrier et injuste serait elle-même injuste (cft La Paix indésirable). Alors que le contraire est équitable qui vise à s’opposer - éventuellement même par une insurrection violente - à l’exploitation du plus grand nombre par la guerre qui lui est sans cesse menée au profit de quelques uns.

L’éthique étant universelle s’applique indistinctement à tous les hommes tandis que l’exploitation (guerrière) vise un intérêt particulier au détriment de tous.

samedi 5 octobre 2024

Sujet du merc. 09/10/2024 : Quand on nait, qu’est ce qu’on est ?

 

Quand on nait, qu’est ce qu’on est ?

« Il y a le gène de la méchanceté et celui de la bonté, celui de l’intelligence et celui de la bêtise ; et puis ceux du saut à la perche, de la gourmandise, de l’avarice et de la cupidité, et puis celui de l’amour » ?!

Le fœtus humain est d’abord une larve nageuse amniotique des temps primaux. Puis il passe par tous les stades de l’évolution animale. C’est donc d’abord une bête, puis toutes les bêtes à la queue leu leu. Enfin sa tête est déjà si peu animale que, si humaine et si grosse, il faut qu’elle sorte par l’issue osseuse déjà trop exigüe. Il naît prématuré, à façonner par la culture. Ce n’est alors déjà plus une bête mais un homme physiquement construit par la culture immémoriale de l’outil finalement lithique. A-t-on jamais vu quelque animal faire du feu, tailler un silex, enterrer ses morts ? Son cerveau, sa patte le lui permettent-ils ? Mais, en plus, déjà le monde humain de l’instant a eu une incidence sur cet embryon. La société, la culture l’impactait de façon radicale, à la racine et dans l’amnios. Il n’a déjà plus de nature déterminée ou si peu, mais devient à chaque étape un être en évolution. Façonné par la culture au cours d’un processus dialectique entre lui et celle-ci.        

Autrement dit, les animaux sont des prémisses d’homme. En devenir ils sont des promesses et potentialités incomplètes d’homme. Les hommes, eux, ne sont plus des bêtes et n’en sont donc tout simplement pas. Mais toujours plus des êtres de culture en devenir. Progressivement, depuis des millions d’années. Les hommes ne sont au fond pas des bêtes et cela de plus en plus. Les bêtes, elles, sont fondamentalement des hommes en devenir.

En fait, ni les uns ni les autres n’ont été créés tels quels une fois pour toutes et méchants de surcroît pour ce qui nous concerne, comme dans un rêve métaphysiquement créationniste. Ce qui voudrait faire croire que les hommes, à l’instar des animaux et des pierres, auraient une nature définie, déterminée par une animalité immuable. C’est là le fruit d’un système métaphysique totalisant qui décrit un ordre naturel illusoire propre à l’Occident depuis les premiers philosophes grecs.  

De plus cette métaphysique définit la nature imaginaire de l’homme comme nécessairement cupide et violente livrant la société à l’anarchie, à moins de soumettre cette nature fantasmatique à quelque gouvernement. « La théorie politique de l’animal humain sans foi ni loi a souvent pris deux partis opposés : ou bien la hiérarchie, ou bien l’égalité ; ou bien l’autorité monarchique (chef, patron), ou bien l’équilibre républicain ; ou bien un système de domination idéalement capable de mettre un frein à « l’égoïsme naturel » des hommes grâce à l’action d’un pouvoir extérieur, ou bien un système auto régulé où le partage égal des pouvoirs et leur libre exercice parviendraient à concilier les intérêts particuliers avec l’intérêt commun. »

Ce système métaphysique totalisant vaut « aussi bien pour l’organisation de l’univers que pour celle de la cité ou pour la conception de la santé et du corps humains. Cette métaphysique est propre à l’Occident car la distinction entre nature et culture qu’elle suppose définit une tradition qui nous est propre, nous démarquant de tous les peuples qui considèrent que les bêtes sont au fond des êtres humains et non que les humains sont au fond des bêtes. Pour ces derniers il n’est pas de « nature animale «  que nous devrions maîtriser ». 
En effet l’espèce humaine, l’homo sapiens sapiens, est née il y a relativement peu de temps dans une histoire culturelle de l’homme beaucoup plus ancienne. La paléontologie en témoigne : nous sommes des animaux de culture. Notre patrimoine biologique est déterminé par notre pouvoir symbolique, culturel. La conception de notre esclavage involontaire aux penchants animaux est une illusion ancrée dans notre culture.

Dès lors Adam Smith, le capitalisme, le néolibéralisme contemporain tiennent-ils encore autrement que comme une croyance, ou même une religion au vu des rites et incantations qu’ils véhiculent ? Y a-t-il ailleurs que dans une métaphysique délirante l’idée saugrenue d’un déterminisme génétique qui prétend expliquer la culture par une disposition innée des hommes à rechercher leur intérêt personnel dans un milieu compétitif ? N’est-ce pas oublier tant l’histoire que la diversité des cultures que de prôner l’égoïsme évolutionniste sans même remarquer que derrière ce qu’on appelle la « nature humaine » se cache la figure du (petit) bourgeois ?

Pouvons-nous (bêtement) continuer à affirmer sans preuve que nous, les hommes, sommes des bêtes immuablement « bêtes et méchantes » ?! Ou même que nous ayons une quelconque nature, essence ou être ontologiquement déterminé ?

** Les extraits entre guillemets sont de M. Sahlins, « La nature humaine, une illusion occidentale ».

 

lundi 30 septembre 2024

Sujet du Merc. 02 Oct. 2024 : PEUT-ON RENONCER A LA NOTION DE PROGRES ?

                    PEUT-ON RENONCER A LA NOTION DE PROGRES ?

La notion de progrès n’est-elle pas le cœur le plus intime du monde occidental ? Dont les valeurs clef sont nées dans la matrice du progrès : égalité, justice, droits de l’homme, liberté de conscience, droit à la différence, abolition de l’esclavage, de la torture et de la peine de mort, solidarité, élaboration continue et critique des connaissances et des sciences ?... De plus, la notion de progrès ne constitue-t-elle pas le soubassement incontournable de nos conceptions philosophiques ?


 Dès lors, comment justifier de la renier comme semble le vouloir l’opinion générale ? Tout irait au plus mal et de mal en pis ? Peut-on concevoir de pouvoir même penser et agir sans avoir recours au mythe fondateur du progrès ?


Déjà sur le plan personnel, la réalisation de soi en relation avec le lien social ne passe-t-elle pas par la représentation que le sujet se fait d’un but à atteindre ? Les hommes ne se jettent-ils pas sans cesse nécessairement vers le monde et vers la découverte réalisation incessante d’eux-mêmes par leurs actes conscients et responsables ? Ne se saisissent-ils pas par rapport à cette fin-là qui donne sens aux moyens mis en œuvre pour y parvenir ? Exister en se réalisant. Les hommes ne sont-ils pas eux-mêmes tout entiers dans l’acte de se jeter en avant, de se projeter : un projet en constante manifestation ? C’est en ce sens que par leurs choix ils progressent en assurant leur liberté face à la situation qui est la leur dans le monde où, seuls, ils doivent exister. Ils sont libres, « en progrès » au sens où ils ne sont conditionnés par aucune cause déterminante. Ainsi ne sont-ils pas des choses, qui ne sont telles qu’en elles-mêmes. Ils sont le projet de leur ultime possibilité en devenir perpétuel, « en progrès ». De même à l’origine, ils ne sont dérivés d’aucune raison ou cause efficiente, comme s’ils n’étaient qu’un donné immédiatement tel qu’en lui-même. Ils se font progressivement, sans fin.

 

N’en va-t-il as de même pour le progrès de la connaissance ? Ne s’améliore-t-elle pas sans cesse ? Non pas par un processus linéaire sans failles ni ruptures, ni virements de bord. La progression de la philosophie, de la science et de l’histoire tant personnelle que générale ne se fait-elle pas par une série de remises en question successives ? Telle théorie, tel paradigme ou vision du monde ne progressent-ils pas de découvertes en découvertes ? Jusqu’à trouver leur limite de validité. Et qu’il y a crise. Le dénouement survient lors d’une révolution conceptuelle 3. Il y a élaboration, choix et imposition d’une nouvelle vision des choses. Un nouveau paradigme fournit le cadre où se construit une nouvelle science par progrès successifs ?

 

Ainsi progresserait la connaissance et l’histoire ? Ainsi se construiraient les hommes dans leur existence ? Ou au contraire y aurait-il dans chaque cas une progression continue, linéaire, prédéterminée par laquelle la Providence ou cause première définirait le processus historique dès l’origine comme réalisation d’un projet divin ou d’une finalité conforme à la Nature ? La notion de projet progrès précédemment décrite perdrait ici sa dimension subjective pour acquérir une valeur objective. Le progrès désignerait alors un plan, un dessein général postulé par un auteur ou un créateur initial en vue d’un but final.

 

Cette notion de Progrès absolu n’était-elle pas en germe dans les fondements même de la philosophie à ses débuts ? Le concept ultime de perfection s’est décliné sous diverses formes en passant du souverain Bien de Platon au Dieu des « Pères de l’Eglise » et de Descartes et à la Nature encensée par les philosophes idéalistes qui suivirent, pour déboucher enfin sur les incantations écologistes et technophobes post-modernes à la déesse terre Gaïa. Reviendrions-nous au dogme de la perfection scolastique comme idéal que les hommes devraient poursuivre inlassablement en reconnaissant que Dieu peut, seul, nécessairement être parfait ?

 

La Renaissance et les Temps Modernes avaient transformé ce Dieu de perfection en progrès de l’homme, des sciences et des arts. Pour la première première fois, les sciences étaient conçues comme un savoir certes contemplatif mais surtout utile. Comme moteur du progrès. Il s’agissait de connaître la nature pour modifier la condition humaine. L’homme dépasse alors les limites et dirige sa propre évolution ! Cette dérive du concept de progrès par l’utopie n’est-elle pas elle aussi liée à l’idée de perfection. La « marche infinie du progrès » total vers « des lendemains qui chantent ».

 

Le nouveau paradigme consiste à confondre utopie progressiste et utilitarisme scientifique : grâce à la science et aux techniques, l’humanité va se refondre, se recréer en homme nouveau, régénéré. Ce Progrès-là est une eugénique universaliste à l’échelle de l’humanité toute entière. (La dérive ultime du Progrès fondra l’eugénisme des « races » particulières dans le nazisme.)

 

Le Progrès devient le désir d’un bonheur scientisé. Désir, càd marche indéfinie ; progression linéaire, irréversible, indépendante, sans fin ; dévoilement progressif du Vrai (Leibniz). C’est à nouveau le cercle vertueux du Beau, du Vrai,…, du Bien. Les « bonnes valeurs » sont en synergie entre elles. L’Occident se pense en progrès absolu, se fait référence totale. La conception de l’histoire devient cumulative et linéaire. Le progrès est le sens de l’histoire, l’humanité y est embarquée. L’homme est son propre guide, son Dieu. C’est une nouvelle religion de substitution de Dieu par le Progrès. L’homme ne peut résister au Progrès, sens de la Nature et donc nécessité anthropique. Sur tous les plans – scientifique, juridique, moral, …, spirituel – qui dès lors ont un lien nécessaire entre eux. Il s’ensuit un messianisme de techno-science et de démocratie à vocation universelle.  « Urbi et orbi ». Les concepts de développement (durable ou pas), de « mission civilisatrice » ou de « guerre préventive » à la W.Bush en sont des apanages récents. 


Ce Dieu Progrès automatique et nécessaire se fera donc avec ou sans l’intervention de l’homme ainsi réduit à l’état de sujet passif. Car il y aurait ou un auteur ou un créateur dont tout serait issu. Le Dieu créateur de l’histoire prendrait la figure du Destin pour imposer ses choix au sujet passif de l’humanité. L’alternative ferait de la raison l’auteur de l’histoire (Kant). Il y aurait une causalité guidée par l’outil depuis le plus ancien ancêtre de l’Homo jusqu’à Sapiens sapiens. Ce progrès-là relève d’un finalisme et d’un déterminisme évolutif dogmatique. Saint-Simon ne prétendait-il pas remplacer Dieu par la gravitation universelle ! Ne veut-on pas aujourd’hui remplacer sur le plan spirituel la religion par la science (la vérification de nos connaissances par l’expérience serait l’unique critère de vérité) et remplacer sur le plan temporel la politique par l’économie (l’intervention de l’Etat serait pernicieuse comparée à celle de la « main invisible du marché » : transnationales, financiarisation) ?

 

Aujourd’hui les promesses de la notion de Progrès absolu semblent en échec. 

Ce progrès semble être aujourd’hui essentiellement remplacé soit :

1) par un néo-progressisme contestataire de haine absolue du monde existant sans désir de l’améliorer, ce qui conduit à l’impuissance, soit

2) par un progressisme techno-scientiste, fanatisme de la modernisation privé de tout humanisme et qui accentue les échecs du Progrès tels que l’effet de serre (prétendument dû à l’usage des énergies fossiles) et l’accroissement de l’inégalité sociale (par le marché de la misère de masse et une fin programmée de l’histoire débouchant sur un eugénisme de sur- et sous-humanités).

N’est-ce pas là un nouvel avatar de l’illusion de la fatalité techno-scientifico-économique par laquelle l’homme n’est qu’un moyen vers un but définitif (le pouvoir absolu, l’argent roi)? Celui d’une évolution nécessaire au-delà de l’humain, certes pilotée par certains ?

 

Quelles issues possibles à ces impasses conceptuelles de la philosophie depuis Platon?:

 


dimanche 22 septembre 2024

Sujet du Merc. 25 Septembre 2024 : « Ne pas railler, ne pas déplorer, ne pas maudire, mais comprendre » Spinoza.

 

                     « Ne pas railler, ne pas déplorer, 
               ne pas maudire, mais comprendre » Spinoza.      
« La plupart de ceux qui ont parlé des sentiments et des conduites humaines paraissent traiter, non de choses naturelles qui suivent les lois ordinaires de la Nature, mais de choses qui seraient hors Nature. Mieux, on dirait qu’ils conçoivent l’homme dans la Nature comme un empire dans un empire. Car ils croient que l’homme trouble l’ordre de la Nature plutôt qu’il ne le suit, qu’il a sur ses propres actions une puissance absolue et qu’il n’est déterminé que par soi.

Et ils attribuent la cause de l’impuissance et de l’inconstance humaines, non à la puissance ordinaire de la Nature, mais à je ne sais quel vice de la nature humaine: et les voilà qui pleurent sur elle, se rient d’elle, la méprisent ou, le plus souvent, lui vouent de la haine; qui sait avec plus d éloquence ou de subtilité accabler l’impuissance de l esprit humain passe pour divin. Sans doute n a-t-il pas manqué d hommes éminents (et nous avouons devoir beaucoup à leur labeur, à leur ingéniosité) pour écrire sur la droite conduite de la vie beaucoup de choses excellentes et pour donner aux mortels de sages conseils : mais la nature des sentiments, leur force impulsive et, à l’inverse, le pouvoir modérateur de l esprit sur eux, personne, à ma connaissance, ne les a déterminés. Je sais bien que le très illustre Descartes, encore qu’il ait cru au pouvoir absolu de l’ esprit sur ses actions, a tenté l’explication des sentiments humains par leurs causes premières et à montrer en même temps comment l esprit peut dominer absolument les sentiments; mais, à mon avis, il n a rien montré du tout que l’acuité de sa grande intelligence, comme je le démontrerai en son lieu.        

Je veux donc revenir à ceux qui préfèrent haïr ou railler les sentiments et les actions des hommes, plutôt que de les comprendre. Sans doute leur paraîtra-t-il extraordinaire que j entreprenne de traiter des vices et de la futilité des hommes selon la méthode géométrique, que je veuille démontrer par un raisonnement rigoureux (certa) ce qu’ils proclament sans cesse contraire (repugnare) à la Raison, cela même qu’ils disent vain, absurde et horrifique. Mais voici mon argument (ratio). Il ne se produit rien dans la Nature qui puisse lui être attribué comme un vice inhérent; car la Nature est toujours la même, et partout sa vertu et sa puissance d action (agendi) est une et identique. Ce qui signifie que les lois et les règles de la Nature, suivant lesquelles toute chose est produite et passe d une forme à une autre, sont partout et toujours les mêmes, et par conséquent il ne peut exister aussi qu’un seul et même moyen de comprendre la nature des choses, quelles qu’ elles soient: par les lois et les règles universelles de la Nature

Voilà pourquoi les sentiments de haine, de colère, d envie, etc., considérés en eux-mêmes, obéissent à la même nécessité et à la même vertu de la Nature que les autres choses singulières; et par suite ils admettent des causes rigoureuses (certas) qui les font comprendre, et ils ont des propriétés bien définies (certas) tout aussi dignes d être connues que les propriétés d une quelconque autre chose dont la seule considération nous satisfait. Je traiterai donc de la nature et de la force impulsive des sentiments et de la puissance de l esprit sur eux selon la même méthode qui m a précédemment servi en traitant de Dieu et de l Esprit, et je considérerai les actions et les appétits humains de même que s il était question de lignes, de plans ou de corps ».

 Spinoza, Éthique, III, De l’origine et de la nature des sentiments. Traduction : Roland Caillois

 

  Nous sommes tellement persuadés que l’homme est un sujet libre, échappant aux lois naturelles régissant tous les phénomènes que nous sommes enclins à juger sévèrement les conduites humaines. Nous portons sur elles un jugement moral, les louant ou les blâmant selon le cas. Elles nous affectent suscitant le rire ou les pleurs.

Rançon de l’homme soumis à la nécessité passionnelle  et conséquemment ne pensant pas par   idée adéquate. Son erreur majeure est de croire que les hommes disposent du libre arbitre, illusion constitutive du fait de conscience. Celle-ci étant conscience d effets mais ignorance des causes qui les déterminent,
l’homme croit ordinairement agir par  libre décret là où il est le jouet d une nécessité passionnelle    .

Etendant alors aux autres son ignorance, il s indigne de ce qu’il croit être, un mauvais usage de leur libre arbitre, et il s afflige, pleure ou au contraire se moque. Spinoza épingle    ce pathos     qui est la chose du monde la mieux partagée. A Oldenburg, lui faisant part de ses craintes au sujet de la situation politique en Angleterre, il répond :    « pour ma part ces troubles ne m incitent ni au rire, ni, non plus, aux larmes ; ils m engagent plutôt à philosopher et à mieux observer ce qu’ est la nature humaine        ».      Lettre XXX.    De même dans le Traité politique,   I, §4, il écrit : « J ai pris grand soin de ne pas tourner en dérision les actions humaines, de ne pas les déplorer ni les maudire, mais de les comprendre. En d autres termes, les sentiments par exemple d amour, de haine, de colère, d envie, de glorification personnelle, de joie et peine par sympathie, enfin tous les mouvements de la sensibilité n ont pas été, ici, considérés comme des    défauts     de la nature humaine. Ils en sont des    manifestations     caractéristiques, tout comme la chaleur, le froid, le mauvais temps, la foudre, etc. sont des manifestations de la nature de l atmosphère. »

 Récurrence du propos. Il précise la nature du projet spinoziste et ses enjeux.    Comprendre rationnellement les choses     et en les comprenant éprouver la    paix de l âme     qui n est pas la récompense de la vertu mais la vertu elle-même.   
 
Le salut dans et par la connaissance, voilà la leçon de cette grande philosophie n ayant de cesse de nous affranchir du pathos, de la nécessité passionnelle en nous invitant à prendre conscience que la fonction de l être humain, en tant que la raison fait partie de sa nature, n est pas de rire ou de pleurer mais d exercer son pouvoir de connaître afin de comprendre la    nécessité naturelle     présidant à la production des phénomènes. Les passions, les sentiments humains se prêtent au même traitement que n importe quel phénomène naturel car « l’homme n est pas un empire dans un empire ». Il est un élément de la nature comme un autre et sa conduite est régie par les lois universelles de la nature.       

Certes, il y a déjà bien eu de grands philosophes soucieux d élaborer une connaissance de la réalité humaine et de dispenser aux hommes des leçons de sagesse. Spinoza reconnaît sa dette à leur égard et cite tout particulièrement Descartes à qui il doit tant, en particulier l idée de la méthode mathématique comme idéal de tout discours méritant le nom de science. La grande œuvre de Spinoza,  l’Ethique,  sera donc construite    selon un ordre géométrique

   Il est bien vrai aussi que dans  Les Passions de l’ âme,   Descartes tente d’expliquer le mécanisme des passions, de décrire le déterminisme psycho-physiologique qu’elles mettent en jeu. Dans une   lettre du 14 août 1649  , celui-ci écrit, à propos de son traité sur les passions: « Mon dessein n a pas été d expliquer les passions en orateur, ni même en philosophe moral, mais seulement en physicien ». Néanmoins Descartes a le tort de soutenir le principe du libre arbitre et de prétendre que la pensée peut exercer un pouvoir sur les sentiments et s’en rendre maître par le bon usage de sa volonté. Or, objecte Spinoza, ce sont là des affirmations gratuites. Descartes n’a vraiment déterminé ni la nature des sentiments, ni la manière dont
l’esprit peut les maîtriser. L’hommage se renverse en une critique d’une grande sévérité : « à mon avis, il n a rien montré du tout que l acuité de sa grande intelligence, comme je le démontrerai en son lieu ».
 

Démontrer consiste à faire circuler la vérité de propositions premières reconnues pour vraies vers d autres propositions qui en découlent logiquement et nécessairement. Procéder par ordre géométrique exige donc de commencer par l’énoncé des définitions et des axiomes.          

La fonction de la raison consiste à découvrir, expliciter et formaliser les lois universelles régissant la production des phénomènes. C est ainsi que Spinoza va étudier le désir, les sentiments et les comportements humains. Ils expriment des rapports qui font qu’ils ne peuvent pas être autrement qu’ ils sont. Cette connaissance est libératrice car elle affranchit des vains espoirs et des craintes de ceux qui, sous lempire des passions, sont déterminés à désirer que le réel soit autre que ce qu’ il est. En s appliquant à connaître adéquatement, l’ homme accomplit, au contraire, la nécessité de sa nature rationnelle. Il affirme sa puissance, déploie sa nature dans sa perfection dans la mesure où celle-ci est cause adéquate de son effort. Et « De ce genre de connaissance naît la plus grande satisfaction de l esprit qui puisse être, c est-à-dire la plus grande joie » Ethique, V, Prop. XXXIII.

           

Ni rire, ni pleurer mais connaître et posséder la vraie satisfaction de l’âme. 
                                                                                                                                         S. Manon

lundi 16 septembre 2024

Sujet du merc. 18 sept. 2024 : LE MONDE : UNE CHIMERE (PERNICIEUSE) ?

 

LE MONDE : UNE CHIMERE (PERNICIEUSE) ?

 

C’est l’un des questionnements au fondement de la philosophie que de savoir si l’on est dans l’idéalisme métaphysique ou dans le réalisme philosophique. Tout change selon la réponse. C’est tout l’enjeu de ce texte. Malgré des millénaires d’endoctrinement, on peut essayer de démontrer la chose. Ça demande un exercice de la raison soutenu. On se fait en effet souvent des illusions à ce propos qui ont de sérieuses conséquences bien concrètes sur la vie des hommes.

 

La métaphysique est la résistible tentation de développer une théorie qui présente le monde comme « Tout ». Elle décrit la réalité du monde, ce qui est différent de la manière dont le monde se manifeste à nous ou plus exactement la manière dont nous, les hommes, percevons le monde. C’est donc la métaphysique qui a découvert la notion du « Monde absolu ». Et elle nous l’impose depuis au moins 2500 ans.

 

Quand nous parlons du « monde » nous voulons dire tout ce qui arrive vraiment, tout ce qui est la réalité. Cette démarche a conduit à l’idée fantasque de vouloir nous éliminer – nous les hommes – de l’équation « le monde = tout ce qui arrive vraiment ». Il est en effet admis qu’il y a une différence entre les choses telles que nous les percevons et les choses telles qu’elles sont réellement. Et pour découvrir comment elles sont réellement, il faut pour ainsi dire éliminer du processus de connaissance tout ce qui est le fait des hommes (de chair, d’os, de sang, d’affects, de passion, de raison). Bigre, les idéalistes métaphysiciens n’y sont-ils pas déjà parvenus ? Particulièrement ces dernières années.

 

Ainsi, avons-nous jamais réalisé ce qui suit ?  Quand on se demande ce que c’est que le monde on se place comme spectateur pour le contempler de l’extérieur, par la pensée. Mais ne sommes-nous pas concrètement dans le monde comme partie intégrante ? Ces deux situations sont antinomiques car il n’est tout simplement pas possible d’être à la fois dans quelque chose et hors d’elle ? Impossible.

 

Les dieux monothéistes, eux, prétendent réaliser la performance aberrante d’être à la fois transcendants et immanents ! Ils sont nécessairement hors du monde puisqu’ils l’ont créé (avant qu’il n’existe, eux existaient déjà). Mais comme on ne peut pas être à la fois dans une chose et hors d’elle, l’idée même de ces dieux est absurde. De plus, le monde étant tout ce qui existe, l’irrationalité de leur existence hors du monde est avérée. La question est alors de savoir comment les hommes ont pu majoritairement accepter de telles âneries... Et comment ils peuvent continuer imperturbablement à le faire, envers et contre tout sens du réel ?

 

Giordano Bruno, affirmant l’infinité du « monde » sans limites spatiale ou temporelle, niait tant son commencement par sa création ex nihilo que sa limite, au-delà de laquelle se situerait un dieu transcendant trônant hors du monde. L’infinité sans borne du réel exclut en outre qu’il ait un centre. Que les hommes aient été créés par « Dieu » à son image sur la terre placée au centre de la création de « Tout », c’est-à-dire du « Monde », devient tout simplement irrecevable. L’idée hors sol d’un monde comprenant tout ce qui existe n’a donc pas de sens. Cqfd.

 

Mais les « champ de sens » de tous les bûchers, eux étaient bien réels. Tant pour tous les suppliciés que pour Giordano et les inquisiteurs. Ça, oui, c’était bien réel.

 

En réalité ce qui existe, ce sont toutes les « choses » qui apparaissent, qui émergent (Héraclite le savait déjà). Tout comme les bûchers, les suppliciés et leurs bourreaux. Et surtout les concepteurs et les commanditaires des carnages. Ce qui existe c’est ce qui arrive dans d’innombrables domaines divers et variés, le plus souvent au moins partiellement enchâssés les uns dans les autres. Cela seul fait sens. Ce sont des « champs » de sens. A l’instar du champ gravitationnel d’Einstein.

 

Et ce qui existe dans ces champs, ce ne sont pas que des objets matériels. Il y a aussi les innombrables produits « fictifs », mais néanmoins bien réels de nos imaginations, pensées, affects, préférences, etc. Tels que les sorcières, les fantômes et les extraterrestres, ainsi que les contes pour enfants, les histoires de fées pour petites filles bien sages et les centaines de « genres » parmi les hommes. Et aussi tous les dieux. Même et surtout ceux que nous avons déclarés « uniques en leur genre »...

 

Cela remet en cause la métaphysique et les philosophies idéalistes absolues fondées sur de « Grands Touts », à l’image du concept illusoire et fallacieux de « Monde ». Qui ne saurait exister comme ensemble de tous les ensembles de tous les champs de sens. Outre que le non-sens de ce concept de « Monde » est avéré philosophiquement, il n’existe pas non plus mathématiquement comme ultime ensemble des ensembles. (Sinon on ressusciterait ipso facto un dieu transcendant au-delà de cette ultime enveloppe.) En 1901 Bertrand Russell en avait démontré l’absurdité antinomique.

 

L’inanité des idéalismes absolus de tous les « Tout » est ainsi établie. Pourtant elle continue d’affliger majoritairement les hommes depuis des millénaires. Tout au moins depuis Parménide, Platon, Aristote et bien d’autres. Et cela jusqu’à nos jours. Au point que nous n’en sommes le plus souvent même pas conscients ...

 

On peut encore ajouter que si le monde – censé être toute chose – existait, il serait nécessairement unique en son genre et donc absolument différent de toute autre chose. Par voie de conséquence il n’existerait pas comme tel. Pourquoi ? Parce qu’une chose ne peut se concevoir dans sa différence – qui seule lui donne sens – que par rapport à une ou plusieurs autres choses. C’est pourquoi cet objet (le monde) ne saurait être absolu, « unique au monde ». Encore une fois « Le Monde » est une aberration car, s’il existait, il serait tout seul et ne pourrait se différencier que par rapport à ce qui n’existerait pas. C’est-à-dire par rapport à son contraire, le néant. Or le néant n’est même pas pensable car non existant. Affirmer l’existence du monde  par rapport à un impensable est absurde. Le monde n’existe pas. Cqfd encore une fois.

 

Bref, ce qui n’existe pas « ne peut sortir du lot », tout simplement, et ce qui voudrait se comparer au néant n’existerait pas plus que ce dernier. Il a maintenant été clairement démontré de diverses manières que le concept de « Monde » n’a aucun sens. C’est une vue de l’esprit absconse et métaphysique aux conséquences concrètes incalculables. (Il suffit d’y réfléchir un instant. Faisons-le.). Le tout est de savoir si nous sommes prêts à accepter cette réalité contraire à nos croyances les plus invétérées affirmant que « bien sûr, le monde existe, pardi ! ». On comprend pourquoi les religions et les idéologies fleurissent partout.

 

Quoi qu’il en soit, gardons-nous donc bien de tout Super-objet, toujours métaphysique et qui ne saurait exister. Quelques exemples pourraient questionner certaines convictions parmi les plus profondes :

– le monisme (notamment matérialiste) à la Spinoza et tous les autres, ou encore la science de la vérité comme néo religion : son « Univers » est celui du « chez soi froid, glacé et silencieux », dont nous les hommes et nos modes d’exister sommes exclus. Non, l’ontologie doit garder le contact avec la réalité de notre expérience humaine. Le monisme est réfuté par cette preuve que « Le Monde » n’existe pas. Aïe ...

– le dualisme à la Descartes (une idole) qui affirme que l’esprit des hommes est d’une autre nature que leur corps : un examen superficiel en démontre l’absurdité, là aussi. Si nous acceptions deux natures ou deux substances, d’où tiendrions-nous qu’il n’en existe que deux ? Et pas vingt-deux, par exemple ? D’où l’absurdité du dualisme.

– etc. pour les autres affirmations de Super-objet : qui pourtant sont partout prônées autour de nous qui déconstruisent notre intellect et notre perception de la vie humaine en société. Finalement ce concept délétère a été engrammé en nous au plus profond par des siècles de rabâchage métaphysico-religieux et idéologique.

 

Ce conditionnement, pouvons-nous prétendre qu’il nous a été imposé à notre insu .. ? S’engrammerait-il à l’insu de notre plein gré..? On connaît ce genre d’échappatoire facile. Français – et vous les hommes de tous les pays – encore un petit effort et un peu de courage, et les coquilles subreptices de la cécité philosophique nous tomberont de devant les yeux !

 

dimanche 8 septembre 2024

Sujet du Merc. 11 septembre 2024 : COÏNCIDENCE DU REEL ET DU VRAI.

 

COÏNCIDENCE DU REEL ET DU VRAI.

Qu’est-ce qui est vrai, conforme au réel ? Problème quotidien : on ne peut accepter sans justification une facture, une décision de justice ou le résultat d’une élection … à moins de s’en remettre à une autorité supérieure. En haut de la stèle d’Hammurabi, il y a 3700 ans, on a sculpté l’image du roi justicier recevant son inspiration du dieu soleil . Le lecteur est averti : aucun argument théorique ne viendra étayer les décisions de justice royale gravées dans le basalte ; sa caution est d’ordre divin. Il faudra plus de mille ans pour qu’émerge, dans une cité grecque, l’idée que chacun peut décider par lui-même, fondant ainsi son statut de citoyen. D’après le nombre de ceux qui se vivent encore, au moins symboliquement, en théocratie, on n’a pas fini de réaliser le projet des philosophes grecs . (Il y a encore 7 monarchies en Europe).

 Rome, 22 juin 1633 : « Moi, Galiléo, fils de feu Vincenzio Galilei de Florence, âgé de soixante dix ans, ici traduit pour y être jugé, agenouillé devant les très éminents et révérés cardinaux inquisiteurs généraux contre toute hérésie dans la chrétienté, ayant devant les yeux et touchant de ma main les Saints Évangiles, jure que j'ai toujours tenu pour vrai, et tiens encore pour vrai, et avec l'aide de Dieu tiendrai pour vrai dans le futur, tout ce que la Sainte Église Catholique et Apostolique affirme, présente et enseigne… ». Sans référence à l’inspiration divine, il reste encore des moyens de juger du Vrai : démonstration théorique, adéquation au réel, mathématiques, logos.

 Des mathématiques. Contemporaine du code d’Hammurabi, la tablette YBC7289 donne pour √2 la valeur 1,14142129… au lieu de 1.14142135…. Depuis lors, les diverses branches des maths ont progressé sans révéler d’incompatibilités entre elles. On ne réfute pas le théorème « de Pythagore ». Tout au plus exige-t-on aujourd’hui de préciser qu’il est vrai dans un espace euclidien à courbure nulle. Une assertion sans preuve reste une conjecture. Celle de Fermat (1670) deviendra théorème (Fermat-Wile) en 1994. Laissant de côté le problème de la réalité même des objets mathématiques, il reste à déterminer dans quelle mesure ce qui est mathématiquement vrai s’applique au réel.

 Pour les pythagoriciens, les nombres gouvernent le monde : il suffirait de mathématiser le Réel pour dire le Vrai. Mais l’affaire tourne court . Utilisant la diagonale d’un carré A comme côté d’un nouveau carré B, le théorème de Pythagore dit : la surface de B est double de celle de A. Donc, si le côté de A est pris comme unité, la longueur de sa diagonale est √2. Or, ce nombre n’est pas un entier, ni le rapport de deux entiers : il est « irrationnel ». Côté et diagonale du carré sont « incommensurables », impossibles à mesurer dans le même système d’unités. On ne peut pas mesurer le monde exactement. Pour les pythagoriciens, le choc fut violent . (Selon une chronique, Hippase de Métaponte, pour l’avoir publié, fut jeté à la mer par les autres pythagoriciens .)

 Cependant, on insiste. Pour Galilée, les mathématiques sont le langage de l’Univers. Laplace pose le déterminisme en principe (Une intelligence qui a un instant déterminé ……celle-ci renfermerait dans une unique formule les mouvements des corps plus grands de l’univers et des atomes les plus petits). Et pourtant. En 1889, l’université de Stockholm organise un concours sur le problème des trois corps, dont Laplace n’a pas donné de solution exacte. (Weierstrass le pose ainsi : «Pour un système quelconque de points massifs s’attirant mutuellement selon les lois de Newton, en supposant qu’aucun de ces points ne subisse de collisions, donner en fonction du temps les coordonnées des points individuels sous la forme d’une série uniformément convergente dont les termes s’expriment par des fonctions connues».) Poincaré gagne le concours en montrant, sur le cas Terre – Lune – Soleil, que le problème n’a pas de solution. Les équations sont non linéaires et non intégrables, et pour fixer la position des astres à un instant t, il faudrait localiser leurs centres de gravités avec une exactitude inatteignable. Or une faible différence initiale engendre des trajectoires instables. Depuis, il a eu le problème de la dualité onde - corpuscule, la masse manquante de l’Univers. A présent, les théoriciens avouent leur incapacité à définir axiomatiquement le Réel.

 Du Logos. Le GPS donne sa position au marin avec une précision étonnante. Mais aucune loi ne donne celle du récif sur lequel il va s’échouer. Il faut lire les Instructions nautiques ou écouter le pêcheur qui dit où sont les hauts-fonds . Là où la physique mathématique (et les bateaux) échouent, là où « les chaînes de la Raison » sont rompues, le discours peut encore dire le Vrai. Retour à l’antiquité athénienne, si fière d’avoir créé une langue si exacte qu’elle a valeur de Logos, instrument tout à la fois du savoir et de la raison.

 Contemporain de Laplace, Hegel réaffirme (Ppes de la philosophie du Droit) : tout ce qui est rationnel est réel, et tout ce qui est réel est rationnel. Un siècle après, Wittgenstein va inquiéter les philosophes avec son Tractatus logico philosophicus, (1918-21): Les controverses philosophiques sont dues à une incompréhension de la structure logique du langage. Le langage est isomorphe au monde : la structure d'une proposition vraie est analogue à celle du fait qu'elle décrit. La logique est le seul langage parfait. D’où les assertions qui ouvrent et ferment le Tractatus:« Tout ce qui peut être dit peut l’être clairement et sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence ». Est-il seulement allé plus loin que Boileau (Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement ..) ? Ses textes posthumes révèlent un « 2nd Wittgenstein » critiquant sa première œuvre. A ses assertions initiales (Le langage a pour rôle de représenter le monde. La signification d'un énoncé, c'est son usage syntaxique) il répond lui-même : La philosophie ne doit pas s'occuper d'un langage idéal, elle doit s'intéresser au langage ordinaire. La signification du nom n'est pas l'objet. La signification réside dans l'usage sémantique. Le problème n’est pas la cohérence logico-syntaxique du langage, mais l’adéquation (ou non) entre le mot signifiant et l’objet signifié.

 Les philosophes ont senti le vent du boulet. (cf. G. Deleuze : « .. Pour moi, c'est une catastrophe philosophique, c'est le type même d'une école, c'est une réduction de toute la philosophie, une régression massive de la philosophie. C'est très triste… Ils ont foutu un système de terreur, où sous prétexte de faire quelque chose de nouveau, c'est la pauvreté instaurée en grandeur. Il n'y a pas de mot pour décrire ce danger-là. C'est un danger qui revient, ce n'est pas la première fois …. C'est grave, surtout qu'ils sont méchants, les wittgensteiniens. Et puis ils cassent tout. S'ils l'emportent, alors là il y aura un assassinat de la philosophie. C'est des assassins de la philosophie. Il faut une grande vigilance... »)

 Mais la « méchante » critique de Wittgenstein demeure, tant que le discours reste jeu de mots. « Mesurer le Vrai au réel » sera le thème du VIIème Congrés de l’Association Mondiale de Psychanalyse; en 2010. « Cette formule (« mesurer le vrai au réel ») coïncide avec l’orientation de travail qu’il (Jacques-Alain Miller ) a tracé pour notre prochain Congrès: articuler une dialectique du sens et de la jouissance, et manifester dans nos travaux le bord de semblant qui situe le noyau de jouissance. C’est-à-dire, ne pas effacer le semblant, mais le récupérer dans sa dignité instrumentale, ce qui permet une lecture de la manière dont le sujet a saisi sa jouissance hors sens. Pour le dire autrement, il s’agit d’élucider comment le sujet a mesuré le vrai au réel. Cette élucidation, loin de la transparence du sens, vise à dévoiler quel a été le lien entre le semblant et la jouissance opaque du sinthome. (signé Leonardo Gorostiza) ». (Jacques Lacan a appelé « sinthome », ou « synthomme » ce quatrième rond (dans l’hypothèse du nœud borroméen), en un jeu de mots ayant pour références d'une part, le rôle qu'aurait tenu l'admiration que James Joyce pouvait avoir envers saint Thomas d'Aquin, « saint-homme », et, d'autre part, l'écriture usuelle du mot symptôme.) On peut certes reconnaître à Lacan le mérite d’avoir dit, avec d’autres, que le vrai est du domaine du discours, de la relation entre individus, alors que le réel leur est extérieur. (On peut arriver seul à ce résultat sans l’aide d’un coûteux spécialiste du verbe.)

 Simuler le réel. La puissance des simulateurs de vol permet aux pilotes de s’entraîner sans risque. Pour autant, toute simulation n’est pas aussi réaliste. Lorsqu’un informaticien modélisant la dispersion des polluants dans un sol poreux affirme (La Recherche, mars 2009) que ses algorithmes conviendraient à l’étude du rein, « qui est aussi un milieu poreux», on peut s’inquiéter qu’il assimile vaguement à un filtre un organe aussi complexe ; modéliser une voiture en l’identifiant à une boule de billard nous éloignerait moins de la réalité. Paradoxalement, un tel constat peut induire un certain optimisme face aux assertions des concepteurs d’un jeu de rôle tel que « 2nd life ». Celui-ci invite à se fabriquer un avatar dans un monde virtuel « qui incite les joueurs à considérer la création et l'accumulation de richesses ainsi que la consommation comme des buts en soi et où la monnaie interne du jeu est convertible en dollars. La pauvreté de ce « 2nd monde » est telle qu’on se demande dans quel état de misère culturelle il faut être pour y trouver quelque attrait.

 Percevoir le Réel. Dans tout processus d’échange verbal ou textuel (procès d’assises, journalisme, publication scientifique) où l’on vise explicitement à distinguer le Vrai du Faux par référence au Réel, il est courant d’observer un défaut de perception du réel. Les témoins de bonne foi se contredisent, l’expérimentateur gomme sur son graphique les points qui s’écartent trop de la courbe « théorique », l’historien « oublie » le document qui invaliderait sa thèse, le journaliste ne relate qu’une partie de ce qu’il a vu. Exemple : lors de la dernière campagne présidentielle, on publie des photos d’un candidat s’offrant, selon son attaché de presse, un moment de détente dans une chevauchée campagnarde. Il y apparaît dans un paysage désertique, accompagnée de sa future ministre de l’Ecologie. Un hebdomadaire n’a pas joué le jeu. Sa photo, montre un paysan sur son tracteur, tirant une remorque sur laquelle, dans un désordre à la Dubout, s’entassent une vingtaine de cinéastes et photographes. Le candidat à cheval est à quelques mètres de la remorque. Pour rendre à la photo son vrai statut d’image de propagande, il a suffi d’un photographe cadrant la scène selon un axe perpendiculaire à celui de ses collègues.

 De l’adéquation du Vrai et du Réel . On peut d’abord saluer la modernité de Spinoza qui dans son Ethique prend soin de remplacer méthodiquement le qualificatif « vrai » par « adéquat ». A présent, il semble qu’on en ait fini avec l’idée que les mathématiques et le réel de la physique ne font qu’un. Comme un matériau composite, la physique mathématique s’est délaminée, le réel ne « collant » avec son modèle mathématique que sous certaines conditions. Idem pour le Logos, qui dirait le vrai si le mot et la chose ne faisaient qu’un, alors qu’on peut seulement espérer qu’ils soient en adéquation dans un type de discours. Enfin, quand nous tombons d’accord sur la véracité d’une assertion, il nous reste à nous demander si notre consensus ne tient pas au fait que nous percevons le réel sous le même angle ; il suffit d’un observateur voyant la même scène autrement pour remettre en question notre jugement. Finalement, la seule issue possible ne serait-elle pas de mieux examiner l’adéquation de notre pensée au Réel, prudemment défini comme ce qui évolue, dans le temps et l’espace, indépendamment de ce que j’en dis ?

 

Sujet du Mercredi 23 Oct. 2024 : "En certaines heures, en certains lieux, dormir, c'est mourir" V. Hugo

  "En certaines heures, en certains lieux,   dormir, c'est mourir"   V. Hugo " La France ne doit pas même adhérer à ce go...