samedi 5 octobre 2024

Sujet du merc. 09/10/2024 : Quand on nait, qu’est ce qu’on est ?

 

Quand on nait, qu’est ce qu’on est ?

« Il y a le gène de la méchanceté et celui de la bonté, celui de l’intelligence et celui de la bêtise ; et puis ceux du saut à la perche, de la gourmandise, de l’avarice et de la cupidité, et puis celui de l’amour » ?!

Le fœtus humain est d’abord une larve nageuse amniotique des temps primaux. Puis il passe par tous les stades de l’évolution animale. C’est donc d’abord une bête, puis toutes les bêtes à la queue leu leu. Enfin sa tête est déjà si peu animale que, si humaine et si grosse, il faut qu’elle sorte par l’issue osseuse déjà trop exigüe. Il naît prématuré, à façonner par la culture. Ce n’est alors déjà plus une bête mais un homme physiquement construit par la culture immémoriale de l’outil finalement lithique. A-t-on jamais vu quelque animal faire du feu, tailler un silex, enterrer ses morts ? Son cerveau, sa patte le lui permettent-ils ? Mais, en plus, déjà le monde humain de l’instant a eu une incidence sur cet embryon. La société, la culture l’impactait de façon radicale, à la racine et dans l’amnios. Il n’a déjà plus de nature déterminée ou si peu, mais devient à chaque étape un être en évolution. Façonné par la culture au cours d’un processus dialectique entre lui et celle-ci.        

Autrement dit, les animaux sont des prémisses d’homme. En devenir ils sont des promesses et potentialités incomplètes d’homme. Les hommes, eux, ne sont plus des bêtes et n’en sont donc tout simplement pas. Mais toujours plus des êtres de culture en devenir. Progressivement, depuis des millions d’années. Les hommes ne sont au fond pas des bêtes et cela de plus en plus. Les bêtes, elles, sont fondamentalement des hommes en devenir.

En fait, ni les uns ni les autres n’ont été créés tels quels une fois pour toutes et méchants de surcroît pour ce qui nous concerne, comme dans un rêve métaphysiquement créationniste. Ce qui voudrait faire croire que les hommes, à l’instar des animaux et des pierres, auraient une nature définie, déterminée par une animalité immuable. C’est là le fruit d’un système métaphysique totalisant qui décrit un ordre naturel illusoire propre à l’Occident depuis les premiers philosophes grecs.  

De plus cette métaphysique définit la nature imaginaire de l’homme comme nécessairement cupide et violente livrant la société à l’anarchie, à moins de soumettre cette nature fantasmatique à quelque gouvernement. « La théorie politique de l’animal humain sans foi ni loi a souvent pris deux partis opposés : ou bien la hiérarchie, ou bien l’égalité ; ou bien l’autorité monarchique (chef, patron), ou bien l’équilibre républicain ; ou bien un système de domination idéalement capable de mettre un frein à « l’égoïsme naturel » des hommes grâce à l’action d’un pouvoir extérieur, ou bien un système auto régulé où le partage égal des pouvoirs et leur libre exercice parviendraient à concilier les intérêts particuliers avec l’intérêt commun. »

Ce système métaphysique totalisant vaut « aussi bien pour l’organisation de l’univers que pour celle de la cité ou pour la conception de la santé et du corps humains. Cette métaphysique est propre à l’Occident car la distinction entre nature et culture qu’elle suppose définit une tradition qui nous est propre, nous démarquant de tous les peuples qui considèrent que les bêtes sont au fond des êtres humains et non que les humains sont au fond des bêtes. Pour ces derniers il n’est pas de « nature animale «  que nous devrions maîtriser ». 
En effet l’espèce humaine, l’homo sapiens sapiens, est née il y a relativement peu de temps dans une histoire culturelle de l’homme beaucoup plus ancienne. La paléontologie en témoigne : nous sommes des animaux de culture. Notre patrimoine biologique est déterminé par notre pouvoir symbolique, culturel. La conception de notre esclavage involontaire aux penchants animaux est une illusion ancrée dans notre culture.

Dès lors Adam Smith, le capitalisme, le néolibéralisme contemporain tiennent-ils encore autrement que comme une croyance, ou même une religion au vu des rites et incantations qu’ils véhiculent ? Y a-t-il ailleurs que dans une métaphysique délirante l’idée saugrenue d’un déterminisme génétique qui prétend expliquer la culture par une disposition innée des hommes à rechercher leur intérêt personnel dans un milieu compétitif ? N’est-ce pas oublier tant l’histoire que la diversité des cultures que de prôner l’égoïsme évolutionniste sans même remarquer que derrière ce qu’on appelle la « nature humaine » se cache la figure du (petit) bourgeois ?

Pouvons-nous (bêtement) continuer à affirmer sans preuve que nous, les hommes, sommes des bêtes immuablement « bêtes et méchantes » ?! Ou même que nous ayons une quelconque nature, essence ou être ontologiquement déterminé ?

** Les extraits entre guillemets sont de M. Sahlins, « La nature humaine, une illusion occidentale ».

 

lundi 30 septembre 2024

Sujet du Merc. 02 Oct. 2024 : PEUT-ON RENONCER A LA NOTION DE PROGRES ?

                    PEUT-ON RENONCER A LA NOTION DE PROGRES ?

La notion de progrès n’est-elle pas le cœur le plus intime du monde occidental ? Dont les valeurs clef sont nées dans la matrice du progrès : égalité, justice, droits de l’homme, liberté de conscience, droit à la différence, abolition de l’esclavage, de la torture et de la peine de mort, solidarité, élaboration continue et critique des connaissances et des sciences ?... De plus, la notion de progrès ne constitue-t-elle pas le soubassement incontournable de nos conceptions philosophiques ?


 Dès lors, comment justifier de la renier comme semble le vouloir l’opinion générale ? Tout irait au plus mal et de mal en pis ? Peut-on concevoir de pouvoir même penser et agir sans avoir recours au mythe fondateur du progrès ?


Déjà sur le plan personnel, la réalisation de soi en relation avec le lien social ne passe-t-elle pas par la représentation que le sujet se fait d’un but à atteindre ? Les hommes ne se jettent-ils pas sans cesse nécessairement vers le monde et vers la découverte réalisation incessante d’eux-mêmes par leurs actes conscients et responsables ? Ne se saisissent-ils pas par rapport à cette fin-là qui donne sens aux moyens mis en œuvre pour y parvenir ? Exister en se réalisant. Les hommes ne sont-ils pas eux-mêmes tout entiers dans l’acte de se jeter en avant, de se projeter : un projet en constante manifestation ? C’est en ce sens que par leurs choix ils progressent en assurant leur liberté face à la situation qui est la leur dans le monde où, seuls, ils doivent exister. Ils sont libres, « en progrès » au sens où ils ne sont conditionnés par aucune cause déterminante. Ainsi ne sont-ils pas des choses, qui ne sont telles qu’en elles-mêmes. Ils sont le projet de leur ultime possibilité en devenir perpétuel, « en progrès ». De même à l’origine, ils ne sont dérivés d’aucune raison ou cause efficiente, comme s’ils n’étaient qu’un donné immédiatement tel qu’en lui-même. Ils se font progressivement, sans fin.

 

N’en va-t-il as de même pour le progrès de la connaissance ? Ne s’améliore-t-elle pas sans cesse ? Non pas par un processus linéaire sans failles ni ruptures, ni virements de bord. La progression de la philosophie, de la science et de l’histoire tant personnelle que générale ne se fait-elle pas par une série de remises en question successives ? Telle théorie, tel paradigme ou vision du monde ne progressent-ils pas de découvertes en découvertes ? Jusqu’à trouver leur limite de validité. Et qu’il y a crise. Le dénouement survient lors d’une révolution conceptuelle 3. Il y a élaboration, choix et imposition d’une nouvelle vision des choses. Un nouveau paradigme fournit le cadre où se construit une nouvelle science par progrès successifs ?

 

Ainsi progresserait la connaissance et l’histoire ? Ainsi se construiraient les hommes dans leur existence ? Ou au contraire y aurait-il dans chaque cas une progression continue, linéaire, prédéterminée par laquelle la Providence ou cause première définirait le processus historique dès l’origine comme réalisation d’un projet divin ou d’une finalité conforme à la Nature ? La notion de projet progrès précédemment décrite perdrait ici sa dimension subjective pour acquérir une valeur objective. Le progrès désignerait alors un plan, un dessein général postulé par un auteur ou un créateur initial en vue d’un but final.

 

Cette notion de Progrès absolu n’était-elle pas en germe dans les fondements même de la philosophie à ses débuts ? Le concept ultime de perfection s’est décliné sous diverses formes en passant du souverain Bien de Platon au Dieu des « Pères de l’Eglise » et de Descartes et à la Nature encensée par les philosophes idéalistes qui suivirent, pour déboucher enfin sur les incantations écologistes et technophobes post-modernes à la déesse terre Gaïa. Reviendrions-nous au dogme de la perfection scolastique comme idéal que les hommes devraient poursuivre inlassablement en reconnaissant que Dieu peut, seul, nécessairement être parfait ?

 

La Renaissance et les Temps Modernes avaient transformé ce Dieu de perfection en progrès de l’homme, des sciences et des arts. Pour la première première fois, les sciences étaient conçues comme un savoir certes contemplatif mais surtout utile. Comme moteur du progrès. Il s’agissait de connaître la nature pour modifier la condition humaine. L’homme dépasse alors les limites et dirige sa propre évolution ! Cette dérive du concept de progrès par l’utopie n’est-elle pas elle aussi liée à l’idée de perfection. La « marche infinie du progrès » total vers « des lendemains qui chantent ».

 

Le nouveau paradigme consiste à confondre utopie progressiste et utilitarisme scientifique : grâce à la science et aux techniques, l’humanité va se refondre, se recréer en homme nouveau, régénéré. Ce Progrès-là est une eugénique universaliste à l’échelle de l’humanité toute entière. (La dérive ultime du Progrès fondra l’eugénisme des « races » particulières dans le nazisme.)

 

Le Progrès devient le désir d’un bonheur scientisé. Désir, càd marche indéfinie ; progression linéaire, irréversible, indépendante, sans fin ; dévoilement progressif du Vrai (Leibniz). C’est à nouveau le cercle vertueux du Beau, du Vrai,…, du Bien. Les « bonnes valeurs » sont en synergie entre elles. L’Occident se pense en progrès absolu, se fait référence totale. La conception de l’histoire devient cumulative et linéaire. Le progrès est le sens de l’histoire, l’humanité y est embarquée. L’homme est son propre guide, son Dieu. C’est une nouvelle religion de substitution de Dieu par le Progrès. L’homme ne peut résister au Progrès, sens de la Nature et donc nécessité anthropique. Sur tous les plans – scientifique, juridique, moral, …, spirituel – qui dès lors ont un lien nécessaire entre eux. Il s’ensuit un messianisme de techno-science et de démocratie à vocation universelle.  « Urbi et orbi ». Les concepts de développement (durable ou pas), de « mission civilisatrice » ou de « guerre préventive » à la W.Bush en sont des apanages récents. 


Ce Dieu Progrès automatique et nécessaire se fera donc avec ou sans l’intervention de l’homme ainsi réduit à l’état de sujet passif. Car il y aurait ou un auteur ou un créateur dont tout serait issu. Le Dieu créateur de l’histoire prendrait la figure du Destin pour imposer ses choix au sujet passif de l’humanité. L’alternative ferait de la raison l’auteur de l’histoire (Kant). Il y aurait une causalité guidée par l’outil depuis le plus ancien ancêtre de l’Homo jusqu’à Sapiens sapiens. Ce progrès-là relève d’un finalisme et d’un déterminisme évolutif dogmatique. Saint-Simon ne prétendait-il pas remplacer Dieu par la gravitation universelle ! Ne veut-on pas aujourd’hui remplacer sur le plan spirituel la religion par la science (la vérification de nos connaissances par l’expérience serait l’unique critère de vérité) et remplacer sur le plan temporel la politique par l’économie (l’intervention de l’Etat serait pernicieuse comparée à celle de la « main invisible du marché » : transnationales, financiarisation) ?

 

Aujourd’hui les promesses de la notion de Progrès absolu semblent en échec. 

Ce progrès semble être aujourd’hui essentiellement remplacé soit :

1) par un néo-progressisme contestataire de haine absolue du monde existant sans désir de l’améliorer, ce qui conduit à l’impuissance, soit

2) par un progressisme techno-scientiste, fanatisme de la modernisation privé de tout humanisme et qui accentue les échecs du Progrès tels que l’effet de serre (prétendument dû à l’usage des énergies fossiles) et l’accroissement de l’inégalité sociale (par le marché de la misère de masse et une fin programmée de l’histoire débouchant sur un eugénisme de sur- et sous-humanités).

N’est-ce pas là un nouvel avatar de l’illusion de la fatalité techno-scientifico-économique par laquelle l’homme n’est qu’un moyen vers un but définitif (le pouvoir absolu, l’argent roi)? Celui d’une évolution nécessaire au-delà de l’humain, certes pilotée par certains ?

 

Quelles issues possibles à ces impasses conceptuelles de la philosophie depuis Platon?:

 


dimanche 22 septembre 2024

Sujet du Merc. 25 Septembre 2024 : « Ne pas railler, ne pas déplorer, ne pas maudire, mais comprendre » Spinoza.

 

                     « Ne pas railler, ne pas déplorer, 
               ne pas maudire, mais comprendre » Spinoza.      
« La plupart de ceux qui ont parlé des sentiments et des conduites humaines paraissent traiter, non de choses naturelles qui suivent les lois ordinaires de la Nature, mais de choses qui seraient hors Nature. Mieux, on dirait qu’ils conçoivent l’homme dans la Nature comme un empire dans un empire. Car ils croient que l’homme trouble l’ordre de la Nature plutôt qu’il ne le suit, qu’il a sur ses propres actions une puissance absolue et qu’il n’est déterminé que par soi.

Et ils attribuent la cause de l’impuissance et de l’inconstance humaines, non à la puissance ordinaire de la Nature, mais à je ne sais quel vice de la nature humaine: et les voilà qui pleurent sur elle, se rient d’elle, la méprisent ou, le plus souvent, lui vouent de la haine; qui sait avec plus d éloquence ou de subtilité accabler l’impuissance de l esprit humain passe pour divin. Sans doute n a-t-il pas manqué d hommes éminents (et nous avouons devoir beaucoup à leur labeur, à leur ingéniosité) pour écrire sur la droite conduite de la vie beaucoup de choses excellentes et pour donner aux mortels de sages conseils : mais la nature des sentiments, leur force impulsive et, à l’inverse, le pouvoir modérateur de l esprit sur eux, personne, à ma connaissance, ne les a déterminés. Je sais bien que le très illustre Descartes, encore qu’il ait cru au pouvoir absolu de l’ esprit sur ses actions, a tenté l’explication des sentiments humains par leurs causes premières et à montrer en même temps comment l esprit peut dominer absolument les sentiments; mais, à mon avis, il n a rien montré du tout que l’acuité de sa grande intelligence, comme je le démontrerai en son lieu.        

Je veux donc revenir à ceux qui préfèrent haïr ou railler les sentiments et les actions des hommes, plutôt que de les comprendre. Sans doute leur paraîtra-t-il extraordinaire que j entreprenne de traiter des vices et de la futilité des hommes selon la méthode géométrique, que je veuille démontrer par un raisonnement rigoureux (certa) ce qu’ils proclament sans cesse contraire (repugnare) à la Raison, cela même qu’ils disent vain, absurde et horrifique. Mais voici mon argument (ratio). Il ne se produit rien dans la Nature qui puisse lui être attribué comme un vice inhérent; car la Nature est toujours la même, et partout sa vertu et sa puissance d action (agendi) est une et identique. Ce qui signifie que les lois et les règles de la Nature, suivant lesquelles toute chose est produite et passe d une forme à une autre, sont partout et toujours les mêmes, et par conséquent il ne peut exister aussi qu’un seul et même moyen de comprendre la nature des choses, quelles qu’ elles soient: par les lois et les règles universelles de la Nature

Voilà pourquoi les sentiments de haine, de colère, d envie, etc., considérés en eux-mêmes, obéissent à la même nécessité et à la même vertu de la Nature que les autres choses singulières; et par suite ils admettent des causes rigoureuses (certas) qui les font comprendre, et ils ont des propriétés bien définies (certas) tout aussi dignes d être connues que les propriétés d une quelconque autre chose dont la seule considération nous satisfait. Je traiterai donc de la nature et de la force impulsive des sentiments et de la puissance de l esprit sur eux selon la même méthode qui m a précédemment servi en traitant de Dieu et de l Esprit, et je considérerai les actions et les appétits humains de même que s il était question de lignes, de plans ou de corps ».

 Spinoza, Éthique, III, De l’origine et de la nature des sentiments. Traduction : Roland Caillois

 

  Nous sommes tellement persuadés que l’homme est un sujet libre, échappant aux lois naturelles régissant tous les phénomènes que nous sommes enclins à juger sévèrement les conduites humaines. Nous portons sur elles un jugement moral, les louant ou les blâmant selon le cas. Elles nous affectent suscitant le rire ou les pleurs.

Rançon de l’homme soumis à la nécessité passionnelle  et conséquemment ne pensant pas par   idée adéquate. Son erreur majeure est de croire que les hommes disposent du libre arbitre, illusion constitutive du fait de conscience. Celle-ci étant conscience d effets mais ignorance des causes qui les déterminent,
l’homme croit ordinairement agir par  libre décret là où il est le jouet d une nécessité passionnelle    .

Etendant alors aux autres son ignorance, il s indigne de ce qu’il croit être, un mauvais usage de leur libre arbitre, et il s afflige, pleure ou au contraire se moque. Spinoza épingle    ce pathos     qui est la chose du monde la mieux partagée. A Oldenburg, lui faisant part de ses craintes au sujet de la situation politique en Angleterre, il répond :    « pour ma part ces troubles ne m incitent ni au rire, ni, non plus, aux larmes ; ils m engagent plutôt à philosopher et à mieux observer ce qu’ est la nature humaine        ».      Lettre XXX.    De même dans le Traité politique,   I, §4, il écrit : « J ai pris grand soin de ne pas tourner en dérision les actions humaines, de ne pas les déplorer ni les maudire, mais de les comprendre. En d autres termes, les sentiments par exemple d amour, de haine, de colère, d envie, de glorification personnelle, de joie et peine par sympathie, enfin tous les mouvements de la sensibilité n ont pas été, ici, considérés comme des    défauts     de la nature humaine. Ils en sont des    manifestations     caractéristiques, tout comme la chaleur, le froid, le mauvais temps, la foudre, etc. sont des manifestations de la nature de l atmosphère. »

 Récurrence du propos. Il précise la nature du projet spinoziste et ses enjeux.    Comprendre rationnellement les choses     et en les comprenant éprouver la    paix de l âme     qui n est pas la récompense de la vertu mais la vertu elle-même.   
 
Le salut dans et par la connaissance, voilà la leçon de cette grande philosophie n ayant de cesse de nous affranchir du pathos, de la nécessité passionnelle en nous invitant à prendre conscience que la fonction de l être humain, en tant que la raison fait partie de sa nature, n est pas de rire ou de pleurer mais d exercer son pouvoir de connaître afin de comprendre la    nécessité naturelle     présidant à la production des phénomènes. Les passions, les sentiments humains se prêtent au même traitement que n importe quel phénomène naturel car « l’homme n est pas un empire dans un empire ». Il est un élément de la nature comme un autre et sa conduite est régie par les lois universelles de la nature.       

Certes, il y a déjà bien eu de grands philosophes soucieux d élaborer une connaissance de la réalité humaine et de dispenser aux hommes des leçons de sagesse. Spinoza reconnaît sa dette à leur égard et cite tout particulièrement Descartes à qui il doit tant, en particulier l idée de la méthode mathématique comme idéal de tout discours méritant le nom de science. La grande œuvre de Spinoza,  l’Ethique,  sera donc construite    selon un ordre géométrique

   Il est bien vrai aussi que dans  Les Passions de l’ âme,   Descartes tente d’expliquer le mécanisme des passions, de décrire le déterminisme psycho-physiologique qu’elles mettent en jeu. Dans une   lettre du 14 août 1649  , celui-ci écrit, à propos de son traité sur les passions: « Mon dessein n a pas été d expliquer les passions en orateur, ni même en philosophe moral, mais seulement en physicien ». Néanmoins Descartes a le tort de soutenir le principe du libre arbitre et de prétendre que la pensée peut exercer un pouvoir sur les sentiments et s’en rendre maître par le bon usage de sa volonté. Or, objecte Spinoza, ce sont là des affirmations gratuites. Descartes n’a vraiment déterminé ni la nature des sentiments, ni la manière dont
l’esprit peut les maîtriser. L’hommage se renverse en une critique d’une grande sévérité : « à mon avis, il n a rien montré du tout que l acuité de sa grande intelligence, comme je le démontrerai en son lieu ».
 

Démontrer consiste à faire circuler la vérité de propositions premières reconnues pour vraies vers d autres propositions qui en découlent logiquement et nécessairement. Procéder par ordre géométrique exige donc de commencer par l’énoncé des définitions et des axiomes.          

La fonction de la raison consiste à découvrir, expliciter et formaliser les lois universelles régissant la production des phénomènes. C est ainsi que Spinoza va étudier le désir, les sentiments et les comportements humains. Ils expriment des rapports qui font qu’ils ne peuvent pas être autrement qu’ ils sont. Cette connaissance est libératrice car elle affranchit des vains espoirs et des craintes de ceux qui, sous lempire des passions, sont déterminés à désirer que le réel soit autre que ce qu’ il est. En s appliquant à connaître adéquatement, l’ homme accomplit, au contraire, la nécessité de sa nature rationnelle. Il affirme sa puissance, déploie sa nature dans sa perfection dans la mesure où celle-ci est cause adéquate de son effort. Et « De ce genre de connaissance naît la plus grande satisfaction de l esprit qui puisse être, c est-à-dire la plus grande joie » Ethique, V, Prop. XXXIII.

           

Ni rire, ni pleurer mais connaître et posséder la vraie satisfaction de l’âme. 
                                                                                                                                         S. Manon

lundi 16 septembre 2024

Sujet du merc. 18 sept. 2024 : LE MONDE : UNE CHIMERE (PERNICIEUSE) ?

 

LE MONDE : UNE CHIMERE (PERNICIEUSE) ?

 

C’est l’un des questionnements au fondement de la philosophie que de savoir si l’on est dans l’idéalisme métaphysique ou dans le réalisme philosophique. Tout change selon la réponse. C’est tout l’enjeu de ce texte. Malgré des millénaires d’endoctrinement, on peut essayer de démontrer la chose. Ça demande un exercice de la raison soutenu. On se fait en effet souvent des illusions à ce propos qui ont de sérieuses conséquences bien concrètes sur la vie des hommes.

 

La métaphysique est la résistible tentation de développer une théorie qui présente le monde comme « Tout ». Elle décrit la réalité du monde, ce qui est différent de la manière dont le monde se manifeste à nous ou plus exactement la manière dont nous, les hommes, percevons le monde. C’est donc la métaphysique qui a découvert la notion du « Monde absolu ». Et elle nous l’impose depuis au moins 2500 ans.

 

Quand nous parlons du « monde » nous voulons dire tout ce qui arrive vraiment, tout ce qui est la réalité. Cette démarche a conduit à l’idée fantasque de vouloir nous éliminer – nous les hommes – de l’équation « le monde = tout ce qui arrive vraiment ». Il est en effet admis qu’il y a une différence entre les choses telles que nous les percevons et les choses telles qu’elles sont réellement. Et pour découvrir comment elles sont réellement, il faut pour ainsi dire éliminer du processus de connaissance tout ce qui est le fait des hommes (de chair, d’os, de sang, d’affects, de passion, de raison). Bigre, les idéalistes métaphysiciens n’y sont-ils pas déjà parvenus ? Particulièrement ces dernières années.

 

Ainsi, avons-nous jamais réalisé ce qui suit ?  Quand on se demande ce que c’est que le monde on se place comme spectateur pour le contempler de l’extérieur, par la pensée. Mais ne sommes-nous pas concrètement dans le monde comme partie intégrante ? Ces deux situations sont antinomiques car il n’est tout simplement pas possible d’être à la fois dans quelque chose et hors d’elle ? Impossible.

 

Les dieux monothéistes, eux, prétendent réaliser la performance aberrante d’être à la fois transcendants et immanents ! Ils sont nécessairement hors du monde puisqu’ils l’ont créé (avant qu’il n’existe, eux existaient déjà). Mais comme on ne peut pas être à la fois dans une chose et hors d’elle, l’idée même de ces dieux est absurde. De plus, le monde étant tout ce qui existe, l’irrationalité de leur existence hors du monde est avérée. La question est alors de savoir comment les hommes ont pu majoritairement accepter de telles âneries... Et comment ils peuvent continuer imperturbablement à le faire, envers et contre tout sens du réel ?

 

Giordano Bruno, affirmant l’infinité du « monde » sans limites spatiale ou temporelle, niait tant son commencement par sa création ex nihilo que sa limite, au-delà de laquelle se situerait un dieu transcendant trônant hors du monde. L’infinité sans borne du réel exclut en outre qu’il ait un centre. Que les hommes aient été créés par « Dieu » à son image sur la terre placée au centre de la création de « Tout », c’est-à-dire du « Monde », devient tout simplement irrecevable. L’idée hors sol d’un monde comprenant tout ce qui existe n’a donc pas de sens. Cqfd.

 

Mais les « champ de sens » de tous les bûchers, eux étaient bien réels. Tant pour tous les suppliciés que pour Giordano et les inquisiteurs. Ça, oui, c’était bien réel.

 

En réalité ce qui existe, ce sont toutes les « choses » qui apparaissent, qui émergent (Héraclite le savait déjà). Tout comme les bûchers, les suppliciés et leurs bourreaux. Et surtout les concepteurs et les commanditaires des carnages. Ce qui existe c’est ce qui arrive dans d’innombrables domaines divers et variés, le plus souvent au moins partiellement enchâssés les uns dans les autres. Cela seul fait sens. Ce sont des « champs » de sens. A l’instar du champ gravitationnel d’Einstein.

 

Et ce qui existe dans ces champs, ce ne sont pas que des objets matériels. Il y a aussi les innombrables produits « fictifs », mais néanmoins bien réels de nos imaginations, pensées, affects, préférences, etc. Tels que les sorcières, les fantômes et les extraterrestres, ainsi que les contes pour enfants, les histoires de fées pour petites filles bien sages et les centaines de « genres » parmi les hommes. Et aussi tous les dieux. Même et surtout ceux que nous avons déclarés « uniques en leur genre »...

 

Cela remet en cause la métaphysique et les philosophies idéalistes absolues fondées sur de « Grands Touts », à l’image du concept illusoire et fallacieux de « Monde ». Qui ne saurait exister comme ensemble de tous les ensembles de tous les champs de sens. Outre que le non-sens de ce concept de « Monde » est avéré philosophiquement, il n’existe pas non plus mathématiquement comme ultime ensemble des ensembles. (Sinon on ressusciterait ipso facto un dieu transcendant au-delà de cette ultime enveloppe.) En 1901 Bertrand Russell en avait démontré l’absurdité antinomique.

 

L’inanité des idéalismes absolus de tous les « Tout » est ainsi établie. Pourtant elle continue d’affliger majoritairement les hommes depuis des millénaires. Tout au moins depuis Parménide, Platon, Aristote et bien d’autres. Et cela jusqu’à nos jours. Au point que nous n’en sommes le plus souvent même pas conscients ...

 

On peut encore ajouter que si le monde – censé être toute chose – existait, il serait nécessairement unique en son genre et donc absolument différent de toute autre chose. Par voie de conséquence il n’existerait pas comme tel. Pourquoi ? Parce qu’une chose ne peut se concevoir dans sa différence – qui seule lui donne sens – que par rapport à une ou plusieurs autres choses. C’est pourquoi cet objet (le monde) ne saurait être absolu, « unique au monde ». Encore une fois « Le Monde » est une aberration car, s’il existait, il serait tout seul et ne pourrait se différencier que par rapport à ce qui n’existerait pas. C’est-à-dire par rapport à son contraire, le néant. Or le néant n’est même pas pensable car non existant. Affirmer l’existence du monde  par rapport à un impensable est absurde. Le monde n’existe pas. Cqfd encore une fois.

 

Bref, ce qui n’existe pas « ne peut sortir du lot », tout simplement, et ce qui voudrait se comparer au néant n’existerait pas plus que ce dernier. Il a maintenant été clairement démontré de diverses manières que le concept de « Monde » n’a aucun sens. C’est une vue de l’esprit absconse et métaphysique aux conséquences concrètes incalculables. (Il suffit d’y réfléchir un instant. Faisons-le.). Le tout est de savoir si nous sommes prêts à accepter cette réalité contraire à nos croyances les plus invétérées affirmant que « bien sûr, le monde existe, pardi ! ». On comprend pourquoi les religions et les idéologies fleurissent partout.

 

Quoi qu’il en soit, gardons-nous donc bien de tout Super-objet, toujours métaphysique et qui ne saurait exister. Quelques exemples pourraient questionner certaines convictions parmi les plus profondes :

– le monisme (notamment matérialiste) à la Spinoza et tous les autres, ou encore la science de la vérité comme néo religion : son « Univers » est celui du « chez soi froid, glacé et silencieux », dont nous les hommes et nos modes d’exister sommes exclus. Non, l’ontologie doit garder le contact avec la réalité de notre expérience humaine. Le monisme est réfuté par cette preuve que « Le Monde » n’existe pas. Aïe ...

– le dualisme à la Descartes (une idole) qui affirme que l’esprit des hommes est d’une autre nature que leur corps : un examen superficiel en démontre l’absurdité, là aussi. Si nous acceptions deux natures ou deux substances, d’où tiendrions-nous qu’il n’en existe que deux ? Et pas vingt-deux, par exemple ? D’où l’absurdité du dualisme.

– etc. pour les autres affirmations de Super-objet : qui pourtant sont partout prônées autour de nous qui déconstruisent notre intellect et notre perception de la vie humaine en société. Finalement ce concept délétère a été engrammé en nous au plus profond par des siècles de rabâchage métaphysico-religieux et idéologique.

 

Ce conditionnement, pouvons-nous prétendre qu’il nous a été imposé à notre insu .. ? S’engrammerait-il à l’insu de notre plein gré..? On connaît ce genre d’échappatoire facile. Français – et vous les hommes de tous les pays – encore un petit effort et un peu de courage, et les coquilles subreptices de la cécité philosophique nous tomberont de devant les yeux !

 

dimanche 8 septembre 2024

Sujet du Merc. 11 septembre 2024 : COÏNCIDENCE DU REEL ET DU VRAI.

 

COÏNCIDENCE DU REEL ET DU VRAI.

Qu’est-ce qui est vrai, conforme au réel ? Problème quotidien : on ne peut accepter sans justification une facture, une décision de justice ou le résultat d’une élection … à moins de s’en remettre à une autorité supérieure. En haut de la stèle d’Hammurabi, il y a 3700 ans, on a sculpté l’image du roi justicier recevant son inspiration du dieu soleil . Le lecteur est averti : aucun argument théorique ne viendra étayer les décisions de justice royale gravées dans le basalte ; sa caution est d’ordre divin. Il faudra plus de mille ans pour qu’émerge, dans une cité grecque, l’idée que chacun peut décider par lui-même, fondant ainsi son statut de citoyen. D’après le nombre de ceux qui se vivent encore, au moins symboliquement, en théocratie, on n’a pas fini de réaliser le projet des philosophes grecs . (Il y a encore 7 monarchies en Europe).

 Rome, 22 juin 1633 : « Moi, Galiléo, fils de feu Vincenzio Galilei de Florence, âgé de soixante dix ans, ici traduit pour y être jugé, agenouillé devant les très éminents et révérés cardinaux inquisiteurs généraux contre toute hérésie dans la chrétienté, ayant devant les yeux et touchant de ma main les Saints Évangiles, jure que j'ai toujours tenu pour vrai, et tiens encore pour vrai, et avec l'aide de Dieu tiendrai pour vrai dans le futur, tout ce que la Sainte Église Catholique et Apostolique affirme, présente et enseigne… ». Sans référence à l’inspiration divine, il reste encore des moyens de juger du Vrai : démonstration théorique, adéquation au réel, mathématiques, logos.

 Des mathématiques. Contemporaine du code d’Hammurabi, la tablette YBC7289 donne pour √2 la valeur 1,14142129… au lieu de 1.14142135…. Depuis lors, les diverses branches des maths ont progressé sans révéler d’incompatibilités entre elles. On ne réfute pas le théorème « de Pythagore ». Tout au plus exige-t-on aujourd’hui de préciser qu’il est vrai dans un espace euclidien à courbure nulle. Une assertion sans preuve reste une conjecture. Celle de Fermat (1670) deviendra théorème (Fermat-Wile) en 1994. Laissant de côté le problème de la réalité même des objets mathématiques, il reste à déterminer dans quelle mesure ce qui est mathématiquement vrai s’applique au réel.

 Pour les pythagoriciens, les nombres gouvernent le monde : il suffirait de mathématiser le Réel pour dire le Vrai. Mais l’affaire tourne court . Utilisant la diagonale d’un carré A comme côté d’un nouveau carré B, le théorème de Pythagore dit : la surface de B est double de celle de A. Donc, si le côté de A est pris comme unité, la longueur de sa diagonale est √2. Or, ce nombre n’est pas un entier, ni le rapport de deux entiers : il est « irrationnel ». Côté et diagonale du carré sont « incommensurables », impossibles à mesurer dans le même système d’unités. On ne peut pas mesurer le monde exactement. Pour les pythagoriciens, le choc fut violent . (Selon une chronique, Hippase de Métaponte, pour l’avoir publié, fut jeté à la mer par les autres pythagoriciens .)

 Cependant, on insiste. Pour Galilée, les mathématiques sont le langage de l’Univers. Laplace pose le déterminisme en principe (Une intelligence qui a un instant déterminé ……celle-ci renfermerait dans une unique formule les mouvements des corps plus grands de l’univers et des atomes les plus petits). Et pourtant. En 1889, l’université de Stockholm organise un concours sur le problème des trois corps, dont Laplace n’a pas donné de solution exacte. (Weierstrass le pose ainsi : «Pour un système quelconque de points massifs s’attirant mutuellement selon les lois de Newton, en supposant qu’aucun de ces points ne subisse de collisions, donner en fonction du temps les coordonnées des points individuels sous la forme d’une série uniformément convergente dont les termes s’expriment par des fonctions connues».) Poincaré gagne le concours en montrant, sur le cas Terre – Lune – Soleil, que le problème n’a pas de solution. Les équations sont non linéaires et non intégrables, et pour fixer la position des astres à un instant t, il faudrait localiser leurs centres de gravités avec une exactitude inatteignable. Or une faible différence initiale engendre des trajectoires instables. Depuis, il a eu le problème de la dualité onde - corpuscule, la masse manquante de l’Univers. A présent, les théoriciens avouent leur incapacité à définir axiomatiquement le Réel.

 Du Logos. Le GPS donne sa position au marin avec une précision étonnante. Mais aucune loi ne donne celle du récif sur lequel il va s’échouer. Il faut lire les Instructions nautiques ou écouter le pêcheur qui dit où sont les hauts-fonds . Là où la physique mathématique (et les bateaux) échouent, là où « les chaînes de la Raison » sont rompues, le discours peut encore dire le Vrai. Retour à l’antiquité athénienne, si fière d’avoir créé une langue si exacte qu’elle a valeur de Logos, instrument tout à la fois du savoir et de la raison.

 Contemporain de Laplace, Hegel réaffirme (Ppes de la philosophie du Droit) : tout ce qui est rationnel est réel, et tout ce qui est réel est rationnel. Un siècle après, Wittgenstein va inquiéter les philosophes avec son Tractatus logico philosophicus, (1918-21): Les controverses philosophiques sont dues à une incompréhension de la structure logique du langage. Le langage est isomorphe au monde : la structure d'une proposition vraie est analogue à celle du fait qu'elle décrit. La logique est le seul langage parfait. D’où les assertions qui ouvrent et ferment le Tractatus:« Tout ce qui peut être dit peut l’être clairement et sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence ». Est-il seulement allé plus loin que Boileau (Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement ..) ? Ses textes posthumes révèlent un « 2nd Wittgenstein » critiquant sa première œuvre. A ses assertions initiales (Le langage a pour rôle de représenter le monde. La signification d'un énoncé, c'est son usage syntaxique) il répond lui-même : La philosophie ne doit pas s'occuper d'un langage idéal, elle doit s'intéresser au langage ordinaire. La signification du nom n'est pas l'objet. La signification réside dans l'usage sémantique. Le problème n’est pas la cohérence logico-syntaxique du langage, mais l’adéquation (ou non) entre le mot signifiant et l’objet signifié.

 Les philosophes ont senti le vent du boulet. (cf. G. Deleuze : « .. Pour moi, c'est une catastrophe philosophique, c'est le type même d'une école, c'est une réduction de toute la philosophie, une régression massive de la philosophie. C'est très triste… Ils ont foutu un système de terreur, où sous prétexte de faire quelque chose de nouveau, c'est la pauvreté instaurée en grandeur. Il n'y a pas de mot pour décrire ce danger-là. C'est un danger qui revient, ce n'est pas la première fois …. C'est grave, surtout qu'ils sont méchants, les wittgensteiniens. Et puis ils cassent tout. S'ils l'emportent, alors là il y aura un assassinat de la philosophie. C'est des assassins de la philosophie. Il faut une grande vigilance... »)

 Mais la « méchante » critique de Wittgenstein demeure, tant que le discours reste jeu de mots. « Mesurer le Vrai au réel » sera le thème du VIIème Congrés de l’Association Mondiale de Psychanalyse; en 2010. « Cette formule (« mesurer le vrai au réel ») coïncide avec l’orientation de travail qu’il (Jacques-Alain Miller ) a tracé pour notre prochain Congrès: articuler une dialectique du sens et de la jouissance, et manifester dans nos travaux le bord de semblant qui situe le noyau de jouissance. C’est-à-dire, ne pas effacer le semblant, mais le récupérer dans sa dignité instrumentale, ce qui permet une lecture de la manière dont le sujet a saisi sa jouissance hors sens. Pour le dire autrement, il s’agit d’élucider comment le sujet a mesuré le vrai au réel. Cette élucidation, loin de la transparence du sens, vise à dévoiler quel a été le lien entre le semblant et la jouissance opaque du sinthome. (signé Leonardo Gorostiza) ». (Jacques Lacan a appelé « sinthome », ou « synthomme » ce quatrième rond (dans l’hypothèse du nœud borroméen), en un jeu de mots ayant pour références d'une part, le rôle qu'aurait tenu l'admiration que James Joyce pouvait avoir envers saint Thomas d'Aquin, « saint-homme », et, d'autre part, l'écriture usuelle du mot symptôme.) On peut certes reconnaître à Lacan le mérite d’avoir dit, avec d’autres, que le vrai est du domaine du discours, de la relation entre individus, alors que le réel leur est extérieur. (On peut arriver seul à ce résultat sans l’aide d’un coûteux spécialiste du verbe.)

 Simuler le réel. La puissance des simulateurs de vol permet aux pilotes de s’entraîner sans risque. Pour autant, toute simulation n’est pas aussi réaliste. Lorsqu’un informaticien modélisant la dispersion des polluants dans un sol poreux affirme (La Recherche, mars 2009) que ses algorithmes conviendraient à l’étude du rein, « qui est aussi un milieu poreux», on peut s’inquiéter qu’il assimile vaguement à un filtre un organe aussi complexe ; modéliser une voiture en l’identifiant à une boule de billard nous éloignerait moins de la réalité. Paradoxalement, un tel constat peut induire un certain optimisme face aux assertions des concepteurs d’un jeu de rôle tel que « 2nd life ». Celui-ci invite à se fabriquer un avatar dans un monde virtuel « qui incite les joueurs à considérer la création et l'accumulation de richesses ainsi que la consommation comme des buts en soi et où la monnaie interne du jeu est convertible en dollars. La pauvreté de ce « 2nd monde » est telle qu’on se demande dans quel état de misère culturelle il faut être pour y trouver quelque attrait.

 Percevoir le Réel. Dans tout processus d’échange verbal ou textuel (procès d’assises, journalisme, publication scientifique) où l’on vise explicitement à distinguer le Vrai du Faux par référence au Réel, il est courant d’observer un défaut de perception du réel. Les témoins de bonne foi se contredisent, l’expérimentateur gomme sur son graphique les points qui s’écartent trop de la courbe « théorique », l’historien « oublie » le document qui invaliderait sa thèse, le journaliste ne relate qu’une partie de ce qu’il a vu. Exemple : lors de la dernière campagne présidentielle, on publie des photos d’un candidat s’offrant, selon son attaché de presse, un moment de détente dans une chevauchée campagnarde. Il y apparaît dans un paysage désertique, accompagnée de sa future ministre de l’Ecologie. Un hebdomadaire n’a pas joué le jeu. Sa photo, montre un paysan sur son tracteur, tirant une remorque sur laquelle, dans un désordre à la Dubout, s’entassent une vingtaine de cinéastes et photographes. Le candidat à cheval est à quelques mètres de la remorque. Pour rendre à la photo son vrai statut d’image de propagande, il a suffi d’un photographe cadrant la scène selon un axe perpendiculaire à celui de ses collègues.

 De l’adéquation du Vrai et du Réel . On peut d’abord saluer la modernité de Spinoza qui dans son Ethique prend soin de remplacer méthodiquement le qualificatif « vrai » par « adéquat ». A présent, il semble qu’on en ait fini avec l’idée que les mathématiques et le réel de la physique ne font qu’un. Comme un matériau composite, la physique mathématique s’est délaminée, le réel ne « collant » avec son modèle mathématique que sous certaines conditions. Idem pour le Logos, qui dirait le vrai si le mot et la chose ne faisaient qu’un, alors qu’on peut seulement espérer qu’ils soient en adéquation dans un type de discours. Enfin, quand nous tombons d’accord sur la véracité d’une assertion, il nous reste à nous demander si notre consensus ne tient pas au fait que nous percevons le réel sous le même angle ; il suffit d’un observateur voyant la même scène autrement pour remettre en question notre jugement. Finalement, la seule issue possible ne serait-elle pas de mieux examiner l’adéquation de notre pensée au Réel, prudemment défini comme ce qui évolue, dans le temps et l’espace, indépendamment de ce que j’en dis ?

 

lundi 2 septembre 2024

Sujet du Merc. 04/09/2024 : SPINOZA ET LES FANTÔMES.

 

SPINOZA ET LES FANTÔMES.

 

Philosophe néerlandais issu de l'émigration marrane du Portugal, Spinoza est formé à la pensée de René Descartes et il s'éloigne de toute pratique religieuse mais non de toute réflexion grâce à ses nombreux contacts interreligieux.

Il naquit à Amsterdam, dans le quartier juif, en 1632. De 1639 à 1650, Spinoza fréquente la nouvelle école juive où il apprend l'hébreu. Vers 1645-1646, il commente le Talmud, pour la fin de son cycle d'études. Dans les années 1646-1650, il travaille avec son père, tout en préparant peut-être le rabbinat.

À partir de 1652, il suit les cours d'une école latine, fréquente des chrétiens et apprend le latin. En 1656, il est dénoncé par des fanatiques ; l'un d'eux tente de le tuer au poignard.

Le 27 juillet 1656, Spinoza est excommunié par le Conseil des rabbins pour hérésies (Ceci se nomme le kherem). Peu de temps après, il est l'objet du chammata, qui consiste en une impossibilité d'annulation de l'excommunication. De 1656 à 1660, Il apprend le métier de coupeur de verres et lentilles, qu'il vendra pour assurer sa subsistance. De 1660 à 1663, constitution d'un cercle d'amis et premiers textes. De 1663 à 1670 il réside à Voosburg, où il reçoit de nombreuses visites, puis c’est la suite de la parution du Tractatus theologico-politicus, en 1670, il est contraint de quitter la ville. Il s'installe alors à La Haye, et y vit pauvre et solitaire. À la suite des désordres politiques des années 1672-1673, il a de plus en plus d'ennemis, dans le peuple comme en haut lieu. En 1676, Leibniz lui rend visite, mais le niera par la suite. Spinoza est toujours plus solitaire, et sa santé est mauvaise. À la fin du mois de février 1677, il a un malaise et meurt le 21.        

( in Wikipedia )

POUR COMMENCER :

« Pour Spinoza, la joie ne peut nous venir de la solitude qui est un mode dégradé de l’existence, elle ne peut nous venir que d’autres hommes. Seuls ceux-ci peuvent avoir avec nous quelque chose en commun, quelque chose dont il soit possible de former une « notion commune ». C’est l’idée que nous avons en commun avec d’autres hommes qui seule nous met sur la voie des créations bénéfiques. L’homme est certes un « être-avec-l’homme », mais cette pensée est en soi trop abstraite, trop générale, trop universelle. Avec, en un sens, veut dire pour ; «  l’homme n’est pas un loup pour l’homme, mais un dieu », dit-il, voulant dire par là, contre Hobbes, que c’est par une coopération inter-humaine que les hommes se libèrent, ce qui implique culture et savoir plutôt que nature et ignorance.              

Spinoza n’est pas de ceux qui pensent que la culture gâte la nature de l’homme ; il pense au contraire qu’il est de la nature de l’homme de se cultiver, de s’éduquer jusqu’à atteindre au meilleur de lui-même, lequel est un point d’arrivée qui peut différer profondément du point de départ.

La vie n’est pas un cercle, mais un processus qui peut être orienté vers du mieux. L’entrée dans un tel processus libérateur ne passe pas par des valeurs transcendantes, mais par une pratique de coopération inter-humaine, entendons une pratique de l’ « amitié » qui, en tant que telle, demeure inséparable d’une hostilité au moins potentielle. Il n’y a pas de pour sans contre, pas de paix sans guerre et donc pas de « notions communes » dont la vivante expérience n’implique une polémique contre ce qui est susceptible de leur porter atteinte. Spinoza n’est en rien un pacifiste ; il sait, comme tout philosophe de la politique, qu’il n’y a pas plus, redisons-le, de paix sans guerre qu’il n’y a de jour sans nuit, mais surtout sait-il que les « notions communes » les plus universelles ne nous sont ni les plus utiles, ni les premières que nous puissions former. Les idées comme celle d’ « Homme » en général sont trop génériques ; elles ne sont pas assez précises pour rendre compte des façons dont nous sommes diversement affectés.

Ainsi, sous l’angle des affects dont ils sont capables, un cheval de labour est certainement plus proche d’un bœuf que d’un cheval de course ; il a plus de choses « en commun » avec cet autre animal et ce, nonobstant la définition biologique et le classement qu’elle implique.

En fait, ces « notions communes » sont les premières idées que nous puissions former et c’est par elles que nous pouvons devenir capables d’une action pensante, soit d’une pensée dont l’expression soit génétique : quand je dis par exemple qu’une sphère est un demi-arc de cercle qui « tourne » autour de son diamètre, eh bien, il ne tourne pas tout seul ; c’est la pensée qui le fait tourner et produit la définition mathématique de l’objet sphérique. Mais délaissons ce domaine dont l’exactitude n’est pas un bon modèle au regard des questions éthiques et politiques. Prenons plutôt l’exemple empirique du soleil et de la manière dont son rayonnement affecte notre corps en nous procurant tantôt une sensation agréable, tantôt le désagrément d’une brûlure. Dans une telle expérience, nous sommes bien davantage renseignés sur les modifications de notre corps que sur le soleil lui-même en tant qu’il les cause, mais cause aussi tant d’autres effets dont nous n’avons pas l’idée. En ce cas précis, l’idée que nous avons du soleil est une idée inadéquate : elle ne permet pas de dépasser le niveau des indications vagues, des signes auxquels se réfèrent les esprits superstitieux et de manière générale tous ceux qui en demeurent au premier stade de la connaissance, le stade infantile, celui où tout est possible, que les arbres parlent ou que les problèmes de l’existence se résolvent par magie…

Les idées inadéquates sont les idées dont on se contente quand on ne fait pas de philosophie. Les idées adéquates dépassent complètement les simples perceptions et les idées de pure reconnaissance qui si claires et si distinctes qu’elles puissent être ne permettent jamais de remonter jusqu’à la connaissance de la cause ; elles se contentent de confondre celle-ci avec son effet et conduisent aux douteux procédés de l’héritage thomiste : la transcendance, autrement dit l’éminence, l’analogie et l’émanation, autrement dit, plus simplement, « l’asile de l’ignorance ».

 

 Entre ce premier genre de connaissance et le troisième, il y a le second, lequel occupe la majeure partie de l’Ethique : du Livre II jusqu’à la proposition 21 du Livre V, il n’est question au fond que de la transition entre les idées-affections et les idées adéquates qui sont le savoir par les causes.

C’est donc, selon Spinoza, la formation des notions communes qui nous conduit aux idées adéquates, lesquelles nous mettent en possession de notre puissance formelle de penser. Il importe à ce stade que l’aspect spéculatif de cette philosophie ne nous dissimule pas l’essentiel, à savoir le contenu proprement éthique de l’œuvre et sa dimension pratique. Quand nous rencontrons un corps qui convient avec le nôtre, nous éprouvons une joie passive qui nous induit à former l’idée de ce qui est commun à ce corps et au nôtre. La joie est privilégiée pour la raison que, loin d’être un sentiment contraire à notre nature, elle nous conduit à l’actualiser sans pour cela nous faire atteindre déjà l’enchaînement rationnel des idées.

Pour développer cette puissance de penser, pour passer de la possibilité de la pensée à sa capacité effective, il faut que nous formions une idée adéquate, soit une idée qui nous vienne non plus du dehors, mais de ce qu’il y a de commun entre le dehors et nous-même. La joie change alors de cause ; elle n’est plus au-dehors de notre esprit, mais en lui.

 

Les désirs de la raison peuvent alors l’emporter sur les désirs passionnels ; ils deviennent des désirs constructifs plutôt que des désirs impuissants, que des désirs soudés à du manque. En s’ajoutant à la joie passive, la joie active remplace les désirs de la passion par ceux de la raison, comprenons par des actions éthiques. Il est clair que la tristesse ne saurait jouer ce rôle car elle signale toujours une impuissance, indique quelque chose qui ne nous convient pas, avec quoi nous n’avons rien de commun. En un sens, il y a toujours quelque chose de commun, comme l’étendue pour tous les corps, mais cette communauté par l’universel unit trop loin pour s’inscrire dans le jeu subtil du pour et du contre, de la convenance et de la disconvenance. On peut certes affirmer que comprendre une disconvenance, c’est déjà agir, mais ce n’est précisément pas former une « notion commune », entrer dans l’agir communautaire qui non seulement nous permet au mieux d’éviter les mauvaises rencontres, mais encore nous permet de faire face à celles que nous ne pouvons éviter car il y a, Spinoza ne l’a jamais nié, des tristesses inévitables. La force n’est pas dans la fausse indifférence affichée à leur endroit, elle n’est pas dans la dénégation, mais dans la capacité à réduire leur néfaste empire.

Cette éthique de la liberté est ainsi inséparable d’une polémique dirigée contre la servitude. L’ontologie de Spinoza n’est ni une spéculation abstraite pour misanthropes coupés du monde, ni un refuge pour intellectuels soucieux de cultiver la distinction de leur individualisme. C’est au contraire une ontologie inséparable d’Autrui autant que de l’action collective ; c’est une philosophie qui ne rougit pas de donner des conseils et d’énoncer des règles pratiques permettant de mieux vivre, d’accéder à une vie meilleure, en premier, faire en soi la chasse aux passions tristes et au-dehors de soi pratiquer une impitoyable sélection des rencontres, ce qui, bien entendu, veut tout dire, sauf les éviter sous le prétexte d’expériences qui nous furent malheureuses ou funestes. C’est dans les scolies de l’Ethique que Spinoza développe sa polémique contre les prophètes et les tyrans, soit contre ceux qui vivent de nos tristesses et donc les alimentent… »

Par  PATRICK DESCHUYTENEER

En 1674 Spinoza reçoit deux lettres d’un correspondant qui s’appelle Hugo Boxel. C’est le contenu de ces lettres et les réponses qu’y fit Spinoza qui formeront l’essentiel du questionnement de ce soir.

« L’affaire » des fantômes.

H. Boxel écrit : « Croyez-vous qu’ils ( les fantômes, les spectres, ndlr ) existent ? Combien de temps dure leur existence à votre avis ? »  ….     

Boxel croyait à l’existence des spectres. Voyant le caractère philosophique de Spinoza, Boxel insistait dès sa première lettre sur le fait qu’il n’était pas le seul à le croire :

« Une chose est certaine … les Anciens y ont cru. Les théologiens et les philosophes modernes admettent jusqu’à présent l’existence de pareilles créatures, bien qu’ils ne soient pas d’accord sur leur essence. Les uns les croient constitués d’une matière très subtile, les autres prétendent que ce sont des êtres spirituels. ».

La réponse de Spinoza sera d’abord celle d’un homme correct, mais néanmoins très clair et direct. Spinoza trouve que « les niaiseries et les imaginations peuvent lui être aussi utiles » que les choses vraies. Il demande d’abord à Boxel de lui donner deux histoires qui prouvent l’existence des spectres. Mais il ajoute directement qu’il n’a jamais « connu d’auteur digne de foi pour en prouver clairement l’existence. » Spinoza admet qu’il y a des choses inexplicables, mais appeler ces « choses » des spectres est irrationnel car il y a tas de choses inexplicables à défaut de connaissance.

Boxel répond aussitôt à Spinoza en lui donnant quatre arguments par lesquels des spectres doivent exister. « D’abord, parce que cela importe à la beauté et à la perfection de l’univers. Secondement, parce qu’il est vraisemblable que le Créateur a créé ces êtres qui lui ressemblent plus que les créatures corporelles. Troisièmement, parce qu’il existe une âme sans corps aussi bien qu’un corps sans âme. Enfin, parce que, je crois que, dans les hautes régions de l’air, dans le lieu ou l’espace le plus élevé, il n’y a pas de corps inconnu qui n’ait ses habitants et, par conséquent, que l’immense espace compris entre nous et les astres n’est pas vide mais rempli d’habitants spirituels. » 

Boxel y ajoute encore qu’il croit qu’il y a des esprits de tout genre, sauf peut-être du sexe féminin. Pour montrer que ce n’est pas lui qui doit défendre ses idées, mais que c’est Spinoza qui doit prouver sa raison il cite Plutarque, Suétone, Wierus, Lavater, Cardan et même Melanchton, théologien réformateur bien connu, comme autorités. 

Spinoza va clore la discussion en  en deux temps, celui de la démonstration, puis celui de sa référence philosophique antique : « De ce que les sciences divines et humaines sont pleines de litiges et de controverses, on ne peut conclure que tous les points qu'on y traite soient incertains. N'y a-t-il pas eu beaucoup de gens si épris de contredire qu'ils ont ri même des démonstrations géométriques ? Sextus Empiricus et les autres Sceptiques cités par vous disent qu'il est faux que le tout soit plus grand que la partie et portent le même jugement sur les autres axiomes.        

Admettons cependant et accordons qu'à défaut de démonstrations nous devons nous contenter de vraisemblances, je dis qu'une démonstration vraisemblable doit être telle que, tout en pouvant douter d'elle, nous ne puissions y contredire : ce qui peut être contredit est semblable non au vrai mais au faux..

..Quand vous dites que les spectres et les esprits se composent ici, dans les régions basses (j'use de votre langage encore que j'ignore que la matière ait un prix moindre dans le bas que dans le haut), de la matière la plus ténue, la plus rare, la plus subtile, vous me semblez parler des toiles d'araignées, de l'air ou des vapeurs. Dire qu'ils sont invisibles c'est pour moi comme si vous disiez ce qu'ils ne sont pas mais non ce qu'ils sont. A moins que vous ne vouliez indiquer qu'ils se rendent à volonté tantôt invisibles, tantôt visibles et qu'en cela, comme dans toutes les impossibilités, l'imagination ne trouve aucun difficulté.

L'autorité de Platon, d'Aristote, etc. n'a pas grand poids pour moi : j'aurais été surpris si vous aviez allégué Épicure, Démocrite, Lucrèce ou quelqu'un des Atomistes et des partisans des atomes.

 

Rien d'étonnant à ce que des hommes qui ont cru aux qualités occultes, aux espèces intentionnelles, aux formes substantielles et mille autres fadaises, aient imaginé des spectres et des esprits et accordé créance aux vieilles femmes pour affaiblir l'autorité de Démocrite. Ils enviaient tant son bon renom qu'ils ont brûlé tous les livres si glorieusement publiés par lui. Si nous étions disposés à leur ajouter foi, quelles raisons aurions-nous de nier les miracles de la Sainte Vierge et de tous les Saints, racontés par tant de philosophes, de théologiens et d'historiens des plus illustres ainsi que je pourrais vous le montrer par mille exemples contre un à peine en faveur des spectres ?

Je m'excuse, très honoré Monsieur, d'avoir été plus long que je ne voulais et je ne veux pas vous importuner davantage de ces choses que (je le sais) vous ne m'accorderez pas, partant de principes très différents des miens, etc… ».

 Est-il si étonnant, se demande Pierre François Moreau, que Spinoza, qui ne se reconnaît pas souvent de prédécesseurs, désigne néanmoins ceux-là précisément, lorsqu’il s’agit de combattre la superstition ? C’est peut-être qu’au-delà des clivages, même sur des questions essentielles, ils défendent des positions communes contre les tenants de la crainte et des passions tristes, contre ceux qui jugent les hommes concrets au nom d’une essence imaginaire ou d’une volonté divine marquée par la colère et la vengeance. Trois choix, trois refus les unissent par-delà leurs divergences ponctuelles :

Une physique qui expulse la finalité de la nature ;

Une défense de la Raison contre tout ce qui ressemble à de la superstition ;

Une éthique de la finitude qui exclut la fascination pour la mort et l’au-delà.

La physique du hasard, chez les épicuriens, a d’abord pour fonction de montrer que les mondes ne sont pas l’œuvre d’un Démiurge - ils ne sont donc gouvernés par aucune Providence ; le mouvement aléatoire des atomes dans le vide suffit à constituer les agglomérats d’où naissent les astres, la terre, les races d’animaux et les hommes.

De même, la nécessité chez Spinoza s’affirme contre le miracle (c’est tout le sens du chapitre VI du Traité théologico-politique) et contre l’idée que le monde a été fait à notre usage (c’est l’enjeu de l’Appendice de la Première Partie de L’Éthique).

Il ne faut d’ailleurs pas se tromper sur le statut du hasard des atomistes : s’il est à l’origine de tout, s’il gouverne les dispersions premières des éléments et leurs chocs, le monde une fois constitué est régi par des lois tout aussi inflexibles que les lois de la nature que découvrira la physique du XVIIe siècle, les fameux foedera naturae, que Lucrèce opposent à la libre fiction de la mythologie : le feu ne naît pas au milieu des fleuves, les arbres ne produisent pas n’importe quels fruits, les hommes ne se changent pas en bêtes ; d’ailleurs sous la plume de Spinoza viennent souvent des formules empruntées à Lucrèce contre cet imaginaire des métamorphoses (ainsi dans L’Ethique :

« Ceux qui ignorent les vraies causes des choses confondent tout et, sans protestation de leur esprit, forgent aussi bien des arbres que des hommes parlants, imaginent des hommes naissant de pierres aussi bien que de liqueur séminale et des formes quelconques se changeant en d’autres aussi bien quelconque ».

Chez l’un comme chez l’autre, au règne des fins se substitue sans faille un univers des lois. Leur constance, leur généralité, leur caractère connaissable fondent la lutte contre la superstition, l’angoisse et l’ignorance qui croit à l’arbitraire divin.

Les deux regards jetés sur la Nature, quelles que soient leurs modalités, visent d’abord à en chasser l’intention providentielle et le commandement d’un dieu qui pourrait normer, juger ou punir.

La physique justifie donc chez tous deux aussi le même militantisme de la Raison ou de la connaissance, la même lutte contre la superstition. On dit souvent qu’il n’y a pas de politique épicurienne (vivre caché), ce n’est exact que si on identifie politique et participation active aux « affaires » de la cité ; mais il y a une stratégie lucide de diffusion des Lumières et certains passages du De la Nature ont des accents qui font penser au Traité théologico-politique : la préface du Traité cherche dans la crainte les racines de la superstition et dénonce ceux qui s’en servent pour tromper les hommes ; le poème de Lucrèce, en citant le sacrifice d’Iphigénie conclut :

« Tant la religion put susciter de maux ! Ni chez l’un ni chez l’autre, l’aspiration au vrai n’apparaît comme un désir originel chez l’homme, mais l’un comme l’autre y voient le moyen inéluctable d’assurer son bonheur ».

Son bonheur : il consiste d’abord, chez les épicuriens, à ne pas craindre les dieux, certes, mais tout autant à ne pas redouter la mort. La mort n’est rien pour nous, disent Épicure et Lucrèce ; le sage ne pense à rien moins qu’à la mort, dit Spinoza. Ces formules étrangement parallèles renvoient à des conceptions analogues de la vie - car la crainte de la mort, c’est chez les ignorants d’abord la crainte d’une moindre vie, et non pas seulement la terreur de l’au-delà.

L’un et l’autre ont une conception positive, affirmative de la finitude. Au milieu des souffrances et des déchirements - il n’y a pas à se plaindre de ce que nous sommes. Les deux philosophies partent d’un point de départ identique : l’homme vit au milieu des tourments - impuissance, angoisse, déchirement -, et le plus souvent, les efforts qu’il fait spontanément pour y échapper ne font que l’y enfoncer plus encore ; y compris cet effort apparemment vain que représente une connaissance partielle ou mal fondée. Mais c’est pourtant dans la connaissance du corps, de sa constitution et de ses limites, de ses effets dans la passion comme des règles de son désir que pourra se fonder la recherche d’une félicité qui ne soit pas illusoire.

La confiance du sage épicurien dans sa propre disparition et la certitude du sage spinoziste recèlent toutes deux une méditation sur la limite et un ferme refus d’y échapper par la transcendance.

Source : http://hyperspinoza.caute.lautre.net/article.php3?id_article=969.

Quelques citations de SPINOZA :

« les hommes les plus attachés à toute espèce de superstition, ce sont ceux qui désirent sans mesure des biens incertains ; aussitôt qu’un danger les menace, ne pouvant se secourir eux-mêmes, ils implorent le secours divin par des prières et des larmes ; la raison (qui ne peut en effet leur tracer une route sûre vers les vains objets de leurs désirs), ils l’appellent aveugle, la sagesse humaine, chose inutile ; mais les délires de l’imagination, les songes et toutes sortes d’inepties et de puérilités sont à leurs yeux les réponses que Dieu fait à nos vœux.

Dieu déteste les sages. Ce n’est point dans nos âmes qu’il a gravé ses décrets, c’est dans les fibres des animaux. Les idiots, les fous, les oiseaux, voilà les êtres qu’il anime de son souffle et qui nous révèlent l’avenir. Tel est l’excès de délire où la crainte jette les hommes. »  T.T.P  Préface

« Les universités, dont la fondation est supportée pécuniairement par l’administration publique, sont des institutions destinées, non à cultiver, mais à contraindre les esprits » T.P Chap.8

« L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie ». Éthique IV, prop. 67

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dimanche 25 août 2024

Sujet du Merc. 28 Aout 2024 : Les formes de l’état : totalitarisme et démocratie.

 

        Les formes de l’état : totalitarisme et démocratie.

De Tocqueville dans « De la démocratie en Amérique », imagine la transformation du régime démocratique en dictature de la manière suivante : « C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre ; qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait. » Il est certainement le premier des penseurs modernes à avoir mis en exergue le concept d’égalité comme substrat idéologique à un éventuel recours à une forme de pouvoir totalitaire.

« Le totalita­risme, constituait un mot de passe aux Etats-Unis où les Américains s'efforçaient de trouver un dénominateur commun entre l'Allemagne nazie, qu'ils venaient d'aider à vaincre, et l'Union soviétique, leur nouvel ennemi ( début des années 50—NDLR -). Je jetai évidemment un coup d'œil au traité de Hannah Arendt sur l'origine du totalitarisme, mais, quand je vis qu'il se limitait à une série d'essais sans originalité sur l'antisémitisme, l'impérialisme et des thèmes généraux liés au totalitarisme, comme les «masses», la propagande et la «domination totale », je lâchai le livre. Je n'ai jamais fait la connaissance de Hannah Arendt ni correspondu avec elle, et je ne l'ai entendue parler en public qu'à deux reprises. Le seul souvenir qui me soit resté de ces conférences est sa façon de s'exprimer, catégorique et insistante. »

Raul Hilberg—La politique de la mémoire – 1996

« Pourquoi l'époque moderne, celle de la révolution démocratique et de la révolution industrielle, est-elle venue culminer dans les horreurs totalitaires et les massacres du xx° siècle ? Depuis une cinquantaine d'années, surtout en France, cette question a reçu une réponse quasiment unanime : à cause de la surenchère égalitaire et fraternitaire engendrée par la tradition révolutionnaire, ce rejeton indigne du libéralisme et des droits de l'homme qui refuse de comprendre que le capitalisme concurrentiel et l'inégalité des conditions sont les conséquences inéluctables et indépassables de la modernité démocratique ». En 1996 Domenico Losurdo publie en Italie ( Le révisionnisme en histoire. Problèmes et mythes), récemment traduit en France. Il entend analyser et dénoncer cette réponse qui, selon l'auteur, constitue le plus grand mythe historique de l'époque moderne et lui en substituer une autre, moins rassurante : c'est l'Occident libéral lui-même qui est le creuset où s'est forgée la tentation totalitaire dont la tradition égalitaire et révolutionnaire doit au contraire nous apparaître comme l'indispensable antidote.

La thèse selon laquelle la tradition révolutionnaire qui prend sa source dans la revendication de l'égalité universelle et abstraite de tous les hommes est en dernier ressort la cause du fascisme et du communisme, n'est pas nouvelle : elle a été formulée pour la première fois par
Carl Schmitt entre les deux guerres ; selon lui, c'est la tradition révolutionnaire qui a élaboré la figure de l'ennemi absolu contre lequel est déclarée une guerre qui, ne connaissant ni règles ni limites, débouche sur le massacre ; dans sa Théorie du partisan, le juriste allemand explique que c'est là que se trouve l'origine du concept d'une guerre totale destinée à l'extermination ou à l'éradication de tous ceux qui cherchent à entraver le mouvement de l’histoire vers l'égalité, la fraternité, le dépassement de l'égoïsme et de l'esprit mercantile, la construction d'une communauté humaine vidée de toute concurrence et de tout esprit de gain. C'est Schmitt qui, le premier, a voulu voir dans les idées de 1789 elles-mêmes la racine du fanatisme et de la tentative de transformation du monde social à partir de représentations intellectuelles abstraites, et c'est lui qui, le premier, a vu et compris que cette tentative de réduction du réel à l'idée devait entraîner l'ignorance d'un certain nombre de réalités – l'histoire, le particulier, la nation, la coutume – et que cette ignorance se muait rapidement en une forme de répression féroce de tout ce qui pouvait résister à l'idée elle-même.

Schmitt était conséquent car il ne séparait pas la tradition démocratique de la tradition révolutionnaire. Ses sectateurs – Ernst Nolte en Allemagne et François Furet en France – le sont moins, car ils veulent défendre les idées démocratiques tout en continuant de faire de la tradition révolutionnaire la cause du totalitarisme.         
Or cette distinction les contraint à de curieuses manipulations intellectuelles destinées à préserver la pureté de l'occident moderne tout en incriminant sa perversion égalitaire.    

Furet sait très bien, par exemple, que la représentation abstraite des droits de l'homme a présidé aussi bien à la révolution américaine qu'à la Révolution française, que la matrice intellectuelle est commune aux deux révolutions ; mais c'est lui qui évoque les « circonstances » pour expliquer que dans un cas cette représentation aboutit à la terreur et dans l'autre non, alors que, dans le même temps, il veut à toute force démontrer que la terreur est déductible de l'idéologie abstraite de l'égalité. Pour sauver l'incrimination de la tradition révolutionnaire tout en dédouanant les principes de 1789, il faut donc des hypothèses ad hoc – en l'espèce, une vaste réécriture de l'histoire des démocraties occidentales anglo-saxonnes. Par exemple l'idée que, en France, la Révolution se prolonge pendant quasiment deux siècles alors qu'elle est terminée en 1787 aux Etats-Unis, où elle débouche sur une institutionnalisation de la liberté qui est acquise de manière définitive (la fameuse constitution qui dure, inentamée depuis deux siècles).

Mais cette prétendue « institutionnalisation de la liberté » faisait silence sur un génocide (celui des Indiens d'Amérique) et accommodait l'esclavage ; qu'en est-il de la guerre de Sécession et de ses innombrables victimes, du racisme officiel de la république américaine dans la seconde moitié du XIXe siècle, du combat permanent pour l'égalité des droits civiques, etc. ?     

Comment peut-on ainsi prétendre que la révolution américaine a eu lieu sans guerre civile ? Jusqu'à aujourd'hui, comment peut-on prétendre que la révolution américaine a résolu une fois pour toutes la question de la liberté et compris que le conflit qui opposait celle-ci à l'égalité devait être sans partage résolu au profit de l'indépendance individuelle ? Qui peut croire au mythe de l'innocence alors que l'histoire américaine est ponctuée de luttes pour l'égalité, que les exclus de la race et de la richesse continuent d'y être légion, que l'empire n'a pas cessé de se livrer à de sanglants actes de domination ?        

Il en va de même pour l'Angleterre : au nom de quel parti pris est-il possible de séparer, comme on le fait si complaisamment aujourd'hui, les deux révolutions anglaises en ignorant délibérément le fanatisme religieux qui a marqué la première ? Pourquoi passer sous silence la résistance jacobite à la révolution démocratique anglaise et les massacres qui s'ensuivirent en Ecosse et en Irlande, bien plus meurtriers que la Vendée dont le révisionnisme historique à la Furet nous rebat les oreilles ?      
Au lieu d'entretenir complaisamment le mythe tocquevillien de l'exception française et d'expliquer la vigueur de l'égalitarisme jacobin par les circonstances du passé féodal, mieux vaudrait voir que, partout, l'avènement de la société démocratique et libérale s'est accompagné de luttes pour un progrès de l'égalité, qu'il n'existe pas de société des individus qui ne suscite sa propre contestation et n'engendre le malaise devant les inégalités qu'elle produit. Dans ces conditions, il est difficile de parler de l'échec de la Révolution française venue s'échouer dans les terres du despotisme démocratique et de la mettre en parallèle avec la réussite de la révolution américaine qui aurait réussi une fois pour toutes (en 1787) la fondation institutionnelle de la liberté.     
Et, si l'on veut vraiment comparer des traditions nationales, pourquoi ne pas considérer avec sérieux l'idée que la Révolution française est plus radicale et plus réussie, qu'elle a créé une nation plus démocratique, plus libre plus égalitaire que ce n'est le cas de la Grande-Bretagne – où l'aristocratie continue d'avoir pignon sur rue, où le mépris des élites pour les plus défavorisés est criant – et des Etats-Unis – où l'esclavage laisse ses traces jusqu'à aujourd'hui.         

Avec les travaux de E. Nolte, le révisionnisme historique prend un tour plus dangereux encore, car la volonté de faire de l'Octobre bolchevique la source de toutes les formes de répression de masse et d'extermination qui ont ensanglanté le siècle (que Nolte fait effectivement commencer en 1917) aboutit à une atténuation du nazisme représenté confine un mouvement réactif qui aurait trouvé ses modèles et ses principes dans la pratique bolchevique : l'extermination, la violence totale, le camp de concentration. Schmitt avait déjà critiqué le traité de Versailles et le procès de Nuremberg en montrant qu'une Allemagne qui tentait de contenir la barbarie communiste ne pouvait être tout à fait mauvaise.   

Là encore, il est plus cohérent que certains de ses disciples honteux, car lui, au moins, n'assimile pas les deux guerres mondiales à des croisades pour la démocratie ; il sait que ce n'est pas possible, puisque, au cours du premier conflit mondial, le Japon féodal faisait partie des Alliés et que, au cours du second, l'URSS était associée à la soi-disant lutte pour la démocratie mondiale.        
Ernst Nolte a tout fait pour nier le caractère « froid » du nazisme, son caractère idéologique très organisé, prétendant qu'au contraire le nazisme aurait été une réaction de panique face au communisme. Au « génocide de classe » aurait répondu un « génocide de race ».

Le 6 juin 1986, sa tribune dans le quotidien allemand Frankfurter Allgemeinen Zeitung expliquait que les nazis n'auraient commis une « barbarie asiatique » que par peur d'en être eux-mêmes victimes ! On appréciera la tournure pseudo explicative psychologisante étonnante chez un « historien ».  Adolf Hitler lui-même n'aurait été qu'un nationaliste conscient de la « nécessité » de l'anticommunisme, et dépassé par la guerre :

« Hitler a trouvé sa clé d’explication dans les Juifs. Le vrai problème qui provoquait la fureur d’Hitler n’était pas les Juifs en tant que tels mais ce grand mouvement mondial qui menaçait de détruire l’identité allemande. Hitler était naturellement un nationaliste ; il n’était pas seulement un anti-marxiste. C’était un nationaliste radical anti-marxiste. Chacun sait son succès. Mais ce régime national-socialiste était une opposition imitative. Le marxisme était vraiment l’ennemi.

L’anti-bolchevisme n’était pas, comme certains le pensent, un simple thème rhétorique, une façon de parler. Mon opinion est que l’antibolchevisme était authentique, que c’était quelque chose d’essentiel, d’originel dans le national-socialisme, pour plusieurs raisons. Hitler était raciste, naturellement, parce qu’il était un nationaliste extrémisé.

Il croyait que l’Allemagne était menacée par ce courant international. Il voulait défendre la nation allemande mais il ne pouvait faire cela sans développer un certain internationalisme lui-même. C’est cette imitation qui fait du nazisme quelque chose de similaire au phénomène originel (...). Ma thèse est que Maurras, pour ainsi dire, était un Hitler plus profond et moins unilatéral. Maurras voit les Juifs, les étrangers, les protestants etc., comme une troupe d’ennemis. »

(Un entretien avec Ernst Nolte  - 1986) 

Mais au-delà des propos négationnistes d’un Nolte, sanctifié par les universités de l’Occident ne devons-nous pas constater que la terreur de masse et le totalitarisme ont des racines qui précèdent de loin la révolution d'Octobre et qu'ils n'ont pas de liens intrinsèques avec la tradition révolutionnaire et la lutte pour l'égalité abstraite ?  Leur origine est endogène à la culture libérale de l'Occident moderne, et elle est liée à la manière dont les « démocraties » ont conçu et développé leurs rapports avec les peuples « autres », en particulier dans le contexte colonial.

Domenico Losurdo distingue en effet ce qu'il appelle une déspécification politico-morale (les ennemis ne se comportent pas de manière à respecter les droits de l'homme) couramment pratiquée par la Révolution française, et une déspécification naturaliste (les ennemis sont des barbares, des bêtes sauvages) couramment pratiquée par les Anglais à l'égard de l'Irlande, par les étazuniens à l'égard des Noirs et des Indiens, par toutes les démocraties à l'égard des peuples coloniaux et par l'Allemagne nazie à l'égard des bolcheviks (« mongols », « asiates », « sous-hommes », etc.).          
           
La terreur et la dictature sur une grande échelle sont donc les produits de la volontaire ignorance de l'universel abstrait,
ce sont les produits de la déspécification naturaliste qui se croit permis d'éliminer des peuples entiers, de les exterminer au nom de leur altérité absolue. En revanche, la « tradition révolutionnaire » a constamment maintenu la distinction entre les ennemis au sens politique et les ennemis mortels et absolus au sens naturel : la guerre de Vendée, par exemple, n'a pas empêché la reconnaissance de la citoyenneté et l'inclusion de l'ennemi dans la communauté nationale.

Quant au fanatisme, il est moins lié à l'idée abstraite de l'égalité qu'à la volonté d'exclure de l'humanité et d'exterminer des races entières qui font obstacle au progrès de la « civilisation », volonté qui est -par définition- tout à fait étrangère à l'universalisme abstrait de la tradition révolutionnaire.

C’est au nom d'une idée abstraite d'égalité que le Nord abolitionniste a, aux USA, mené la guerre contre un Sud attaché à sa propre tradition, à son propre « particulier » qui lui permettait de vivre en paix avec l’esclavage. Les confédérés ne se sont d'ailleurs pas fait faute de traiter leurs adversaires d'illuminés, de sectaires, de fanatiques, d'intellectuels animés par des idées abstraites qui ignorent la réalité, etc. Mais, en l'occurrence, ce sont bien les illuminés et les fanatiques, et non pas les partisans de l'accommodement avec les inégalités les plus scandaleuses, qui ont fait progresser la cause de l'humanité.      

Si l'on tient compte de la distinction entre les deux formes de déspécification de l'adversaire (politico-morale et naturaliste),  on doit donc corriger les mythes révisionnistes :           
           
la racine du totalitarisme, c'est une déspécification naturaliste dont la tradition révolutionnaire est indemne mais qui, en revanche, a profondément contaminé la pratique des États démocratiques dès avant la Première Guerre mondiale et proliféré grâce à la diffusion de multiples formes d'élitisme naturaliste, d'apologie de la concurrence (les forts et les faibles) et de darwinisme social parmi les élites des démocraties dans la seconde moitié du xixe siècle. L'histoire de la manière dont les classes marchandes et industrielles de cette époque considéraient le peuple travailleur et, plus loin, les peuples coloniaux reste à écrire, mais on pourrait relire avec profit les qualificatifs employés par Tocqueville dans ses Souvenirs lorsqu'il décrit l'invasion du Palais-Bourbon par la foule des insurgés de février 1848: les ouvriers sont sales, ils sentent l'alcool, ils poussent des cris de bête, ils ne savent même pas ce qu'ils font ni où ils sont. L'atmosphère scientiste qui entoure la considération des questions sociales et le darwinisme endémique qui l'habite à la fin du siècle n'ont pas peu contribué à cette animalisation de ceux qui prétendent jouir des mêmes avantages que les nantis sans en posséder les qualités « natives ».

Bien entendu, cette déspécification naturaliste s'est accentuée au cours du premier conflit mondial, première mise en œuvre effective du caractère totalitaire de l'Etat dans l'histoire européenne moderne. En Italie, l'Etat a eu recours, pendant la Première Guerre mondiale, aux représailles contre les familles des déserteurs, qu'il a espionné les correspondances, muselé la presse, pratiqué la décimation physique de certains régiments qui connaissaient des troubles ; des phénomènes du même ordre ont été enregistrés en France sous Clemenceau, où les Allemands étaient couramment qualifiés de barbares et de « hordes de Huns ».

L'Allemagne nazie n'a donc pas « réagi » à une terreur soviétique dont elle aurait imité les méthodes, elles-mêmes héritées de la convention jacobine et de la terreur vendéenne. La technique sociale des déportations et des éliminations est directement calquée sur les pratiques coloniales, et Hitler a voulu importer ce colonialisme au cœur de l'Europe, repoussant vers l'est et condamnant à l'inanition des populations entières s’'est inspiré par des modèles de ce genre – résolument « occidentaux » et résolument étrangers à toute tradition révolutionnaire. Il a conçu la guerre non pas comme un conflit entre nations égales, mais comme une guerre contre des ennemis mortels, inférieurs, qu'il s'agissait d'éliminer.         
Dire que c'est la révolution russe qui a mis un terme au jus publicum europeum (le conflit noble entre égaux) et qui lui a substitué la sauvagerie de la guerre totale – une autre des idées de
Carl Schmitt – est ainsi un mensonge pur et simple. Au demeurant, jamais, par exemple, les Soviétiques n'ont conçu la guerre contre l'Allemagne comme une guerre totale contre le peuple allemand, ils ont toujours fait la distinction entre nazis et Allemands et refusé le concept d'une guerre ethnique et totale contre un ennemi racialement différent, dont l'éradication aurait été nécessaire à leur propre survie en tant que peuple. On peut d'ailleurs se demander où la fameuse « tradition révolutionnaire » serait allée chercher une telle idée. Le nazisme n'est donc pas le produit d'une infection par l'orient (le communisme soviétique tradition étrangère à l'Europe, tradition abstraite et intellectuelle portée par des juifs sans patrie) comme le prétend Nolte ; il est un pur produit de l'Occident auquel il ressemble comme un frère.

Ce sont les révisionnistes qui veulent nous faire croire que l'Occident est bon, humanitaire et pacifique (alors qu'il extermine les peuples coloniaux) et que le nazisme y a toujours été un corps étranger contre lequel il a fallu lutter. L'Ouest soi-disant démocratique voit pulluler les connotations raciales (par exemple, la désolation sur la guerre fratricide entre Blancs que représente le premier conflit mondial, l'idée que les bolcheviks ont noué une alliance contre nature avec les peuples coloniaux, des peuples inférieurs, etc.).

Hitler lui aussi regrettait l'affrontement avec l'Angleterre blanche et pensait que les deux nations, fondamentalement, devaient s'allier pour lutter contre le bolchevisme et les races inférieures. Il y a une connivence entre le nazisme et l'Ouest sur ce point : l'affrontement entre Blancs doit être civilisé, l'affrontement entre Blancs et non-Blancs permet l'extermination (les Indiens aux Etats-Unis, les hordes orientales en Europe pour les l'Allemagne nazie) sans avoir besoin que la tradition révolutionnaire y soit pour quoi que ce soit.

A l'inverse, c'est cette même tradition révolutionnaire, cette même gauche mise en accusation par Furet en raison de son irréalisme égalitaire, qui dénonce à l'avance les effets totalitaires de la guerre ; c'est Robespierre qui, en 1792, montre que la guerre est voulue par ceux qui veulent renforcer l'exécutif et aspirent à la dictature ; c'est la gauche marxiste qui, à la veille de la Première Guerre mondiale, met en garde contre le fléau que risquent d'être la guerre et la militarisation de la société qui va en résulter. C'est encore la tradition révolutionnaire qui s'est dressée contre le colonialisme et la brutalisation exterminatrice sans précédent à laquelle il a donné lieu. La première analyse critique du phénomène totalitaire a ainsi été développée sur la base d'une idéologie de laquelle le révisionnisme historique prétend au contraire faire descendre déductivement le phénomène totalitaire lui-même.

Le nazisme est le produit de l'Occident à la recherche de moyens totalitaires de répression de l'idée révolutionnaire, de l'Occident qui rejette le bolchevisme comme asiatique. L'essence du nazisme, c'est le racisme, c'est la négation de l'universel humain ; c'est, à l'opposé de la tradition révolutionnaire, la déspécification exterminatrice de l'ennemi au nom de ce qu'il est et non pas la lutte contre lui au nom de son refus de l'égalité. Ses racines sont à chercher dans la racisation de l'ennemi pratiquée par les pays occidentaux, dans le colonialisme, dans tous les mouvements racialistes qui ont foisonné dans l'essor de la modernité industrielle et « libérale ». C'est dans le nationalisme, la mobilisation des masses pour une idéologie guerrière assoiffée de sang et de revanche, contre le concurrent capitaliste d’à côté, pour le partage des empires coloniaux, c'est là qu'est le vrai terreau du fascisme, dans la dénonciation du ferment de décomposition que seraient le judéo-socialisme et la revendication égalitaire, dans l’exaltation des hiérarchies, dans la volonté de freiner toute expansion de l'idée révolutionnaire, toute idée d'’égalité, dans l'exaltation de l'élitisme nietzschéen contre la démocratie de masse. Le nazisme est l’héritier du radicalisme réactionnaire qui porte en lui une terrible charge de violence.

Après la guerre, les dirigeants de l’Allemagne, soutenus par les étazuniens (Plan Marshall), ont blanchit leur passé (justice et armée conservées du régime nazi) tout comme l'Occident dans son ensemble. Et c'est dans ce déni — dans la volonté de ne pas voir que ce n'est pas la tradition de contestation de l'ordre libéral qui est responsable des massacres de masse mais bien cet ordre libéral lui-même, cet Occident si assuré de ses valeurs qu'il veut les imposer aux autres jusqu'à les exterminer — que plongent les racines du révisionnisme historique qui domine aujourd'hui : l'Occident est pur puisque « démocratique » ; ce sont ceux qui le jalousent, et qui ont le ressentiment des exclus, qui sont responsables.

La discussion sur le totalitarisme et la démocratie ne peut se concevoir sans un point de vue critique indispensable pour contrebalancer de trop faciles rapprochements, et rompre avec la mise en accusation systématique de l’utopie face à un prétendu «principe de réalité » ou de fin de l’histoire.    
« Le progrès n’est que l’accomplissement des utopies » O. Wilde.


Sujet du merc. 09/10/2024 : Quand on nait, qu’est ce qu’on est ?

  Quand on nait, qu’est ce qu’on est ? «  Il y a le gène de la méchanceté et celui de la bonté, celui de l’intelligence et celui de la b...