La vieillesse dans les
« Essais » de Montaigne
« Les ans m’entraînent s’ils veulent, mais à reculons ! » (III, 5)
Montaigne écrivit
les Essais après sa retraite le 28 février 1571 (jour de
ses 38 ans !) et se considérait dès 40 ans comme « engagé dans
les avenues de la vieillesse » (II,
17), avec une « bascule » vers l’âge de 30 ans. L’affirmation de sa nature vieillissante est pour lui
une manière de légitimer son livre :
« J’ai choisi le temps où ma vie, que j’ai à peindre,
je l’ai toute devant moi : ce qui reste tient plus de la mort. » (III, 12).
Il accepte la
vieillesse comme inéluctable, mais avec un regard rétrospectif :
« Les ans m’entraînent s’ils veulent, mais à reculons
! » (III, 5)
La
vieillesse est vécue comme une succession de morts partielles, qui l’éloignent
progressivement de son identité… qui
est celle de sa jeunesse.
« Nous ne sentons aucune secousse quand la jeunesse
meurt en nous, qui est, en essence, en vérité, une mort plus dure que n’est la
mort entière d’une vie languissante, et que ne l’est la mort en la vieillesse. »
(I, 20)
«La dernière mort en sera d’autant moins pleine et
nuisible ; elle ne tuera plus qu’un demi ou un quart d’homme. Voilà une dent
qui me vient de choir, sans douleur, sans effort : c’était le terme naturel de
sa durée. Et cette partie de mon être et plusieurs autres sont déjà mortes,
autres demi-mortes, des plus actives et qui tenaient le premier rang pendant la
vigueur de mon âge » (III, 13)
« Ce que je serai dorénavant, ce ne sera plus qu’un
demi-être, ce ne sera plus moi » (II, 17)
Sa
vieillesse a été pour Montaigne un temps de lecture… et d’écriture :
« Le commerce des livres me console en la vieillesse
et en la solitude. Il me décharge du poids d’une oisiveté ennuyeuse ; et me défait
à toute heure des compagnies qui me fâchent » (III, 3)
Il
revendique le droit de ne pas être sage… :
« J’aime
mieux être moins longtemps vieil que d’être vieil avant que de l’être. Jusques
aux moindres occasions de plaisir que je puis rencontrer, je les empoigne »
(II, 5).
« C’est
injustice d’excuser la jeunesse de suivre ses plaisirs et défendre à la
vieillesse d’en chercher » (III, 9).
Ce
qu’il redoute, par contre, c’est l’éventuelle douleur liée à la mort… mais
surtout et avant tout le cérémonial entourant la mort :
« Il est croyable que nous avons naturellement
crainte de la douleur, mais non de la mort à cause d’elle-même : c’est une
partie de notre être non moins essentielle que le vivre » (III, 12)
« Je crois à la vérité que ce sont ces mines et
appareils effroyables, de quoi nous entourons [la mort], qui nous font plus de
peur qu’elle : une toute nouvelle forme de vivre, les cris des mères, des
femmes et des enfants, la visitation de personnes étonnées et transies,
l’assistance d’un nombre de valets pâles et éplorés, une chambre sans jour, des
cierges allumés, notre chevet assiégé de médecins et de prêcheurs ; somme toute
horreur et tout effroi autour de nous. Nous voilà déjà ensevelis et
enterrés » (I, 20)
« Je veux qu’on agisse, et qu’on allonge les offices
de la vie tant qu’on peut ; et que la mort me trouve plantant mes choux » (I,
20)
Pour
lui, face à la mort, ce qui importe c’est surtout la conduite qu’il convient
d’adopter avant sa survenue, en vivant « au jour le jour », avec un
discours qui a évolué entre le 1er tome – avec Philosopher c’est apprendre à mourir (I,
20) – et le 3e tome des Essais,
où il apparaît beaucoup plus épicurien que stoïcien :
« Le plus long de mes desseins n’a pas un an
d’étendue : je ne pense désormais qu’à finir ; je me défais de toutes nouvelles
espérances et entreprises ; je prends mon dernier congé de tous les lieux que
je laisse, et me dépossède tous les jours de ce que j’ai. » (II, 2)
« A voir les efforts que Sénèque se donne pour se
préparer contre la mort, à le voir suer d’ahan pour se raidir et pour
s’assurer, et se débattre si longtemps en cette perche, j’eusse ébranlé sa
réputation, s’il ne l’eût en mourant très vaillamment maintenue (...).
Regardons à terre les pauvres gens que nous y voyons épandus, la tête penchante
après leur besogne, qui ne savent ni Aristote ni Caton, ni exemple, ni précepte
; de ceux-là tire nature tous les jours des effets de constance et de patience,
plus purs et plus roides que ne sont ceux que nous étudions si curieusement en
l’école. » (III, 12)
Il se prononce enfin,
dans l’essai Coutume de l’île de Céa
(II, 3), en faveur du suicide en estimant qu’il peut être légitime dans
deux circonstances :
« La douleur insupportable et une pire
mort me semblent les plus excusables incitations. »
Ce « Philo-pistes » a été établi à partir d’extraits
de La vieillesse dans les « Essais »
de Montaigne, par Philippe Albou, Revue Gérontologie et société 2005/3
(vol. 28 / n° 114), p. 75 à 83.