samedi 27 janvier 2024

Sujet du Merc. 31 Janvier 2024 : Diderot et l’idée de dieu.

 

                                    Diderot et l’idée de dieu.
       
Denis Diderot (1713-1784), philosophe éminent du mouvement des Lumières, développe une position complexe vis-à-vis de la question de Dieu et de la religion.

 

Diderot est souvent associé à une forme de déisme critique. Il a remis en question les dogmes religieux traditionnels et la conception anthropomorphique de Dieu. Il s'est prononcé contre le fanatisme religieux. Mais s’en est trop pour le pouvoir royal. C’est l’époque où le Parlement, assemblée qui défend les intérêts de la noblesse et la religion, fait la guerre à l’Encyclopédie et aux livres de philosophie. Les deux premiers livres de l’Encyclopédie de Diderot ont été condamnés, en1752, brûlés en 1759 ; la publication se poursuit, mais clandestinement et les encyclopédistes sont considérés comme une « secte dangereuse ».

Article « Encyclopédie         
« Le but d'une encyclopédie est de rassembler les connaissances éparses sur la surface de la terre; d'en exposer le système général aux hommes avec qui nous vivons, et de les transmettre aux hommes qui viendront après nous; afin que les travaux des siècles passés n'aient pas été des travaux inutiles pour les siècles qui succéderont ; que nos neveux, devenant plus instruits, deviennent en même temps plus vertueux et plus heureux, et que nous ne mourions pas sans avoir bien mérité du genre humain. »

 

Au fond, Diderot représente les idées d’une classe sociale en pleine ascension : la bourgeoisie. Et ses points de vue reflètent ce mélange entre une critique de points vue anciens sur la matière, dieu, la nature et la nécessaire action que doit jouer désormais la raison dans les affaires humaines.

 Diderot assumait en effet l'athéisme, tout en étant encore profondément marqué par l'humanisme français lié à la Renaissance italienne et empreint d'un certain scepticisme, ainsi que d'une vision épicurienne de l'univers, celui-ci se transformant sans logique interne. Diderot était ainsi proche du courant matérialiste athée porté par La Mettrie, Helvétius et d’Holbach, comme en témoignent ses œuvres matérialistes les plus connues comme le neveu de Rameau ou Jacques le fataliste. Cependant, il n'a jamais élaboré de « système » complet ; son matérialisme est militant et une grande arme pour le rationalisme en guerre avec la féodalité, mais il se veut en mouvement sur le plan des idées, il ne propose pas de vision du monde à l'esprit systématique.
Diderot prolonge ainsi Descartes lorsqu'il synthétise le matérialisme dans sa version française : le monde considéré comme un tout cohérent que l'on peut connaître, et qui se transforme, sans cependant que cette transformation obéisse à une logique interne.           

Et qu’en est-il de sa réflexion sur dieu ? Elle est, de fait, synthétisée dans l'article « Autorité politique » de l'Encyclopédie. Il s'agit d'un déisme afin de laïciser l’État, tout comme l'a fait le hussitisme et son successeur le protestantisme. 

Voici un extrait de l'article, qui s'appuie en apparence sur un dieu tout puissant pour expliquer que le pouvoir du roi est limité, mais qui en réalité en posant les choses ainsi liquide le rapport entre religion et royauté : 

« Aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est un présent du Ciel, et chaque individu de la même espèce a le droit d’en jouir aussitôt qu’il jouit de la raison (…). La puissance, qui vient du consentement des peuples suppose nécessairement des conditions qui en rendent l’usage légitime, utile à la société, avantageux à la république [= la chose publique], et qui la fixent et la restreignent entre des limites ; car l’homme ne doit ni ne peut se donner entièrement sans réserve a un autre homme, parce qu’il a un maître supérieur au-dessus de tout, à qui seul il appartient tout entier. C’est dieu, jaloux absolu, qui ne perd jamais de ses droits et ne les communique point. Il permet pour le bien commun et pour le maintien de la société que les hommes établissent entre eux un ordre de subordination, qu’ils obéissent à l’un d’eux ; mais il veut que ce soit par raison et avec mesure, et non pas aveuglément et sans réserve afin que la créature ne s’arroge pas les droits du créateur. Toute autre soumission est le véritable crime de l’idolâtrie. » 

En ce sens, le rapport de Diderot à l'averroïsme politique est patent : il y a séparation de la religion et de l'Etat.   

Mais derrière ce radicalisme apparent, se cache le fond de la pensée de Diderot. Les Lumières françaises sont avancées sur certains points matérialistes, mais en d'autres elles sont encore en retard par rapport au protestantisme, et évidemment par rapport à l'averroïsme. Les  Lumières françaises sont ainsi incapables d'assumer un moralisme individuel comme dans le protestantisme, et basculent ainsi dans un déisme qui est une sorte de catholicisme rationaliste. 

   
L'Encyclopédie, cet ouvrage de science, se moque ainsi de Spinoza et de ses partisans, dans une accusation gratuite et inutile, qui n'est pas là pour donner des cautions à l'Eglise qu'en partie seulement, car reflétant également vraiment le déisme des Lumières : (Encyclopédie : Article Benoit Spinoza ) :

« Cet autre écrit est sa morale, où donnant carrière à ses méditations philosophiques, il plongea son lecteur dans le sein de l’athéisme. C’est principalement à ce monstre de hardiesse, qu’il doit le grand nom qu’il s’est fait parmi les incrédules de nos jours. 

Il n’est pas vrai que ses sectateurs soient en grand nombre. Très-peu de personnes sont soupçonnées d'adhérer à sa doctrine, & parmi ceux que l’on en soupçonne, il y en a peu qui l’aient étudié, & entre ceux-ci il y en a peu qui l’aient comprise, & qui soient capables d’en tracer le vrai plan, & de développer le fil de ses principes. Les plus sincères avouent que Spinoza est incompréhensible, que sa philosophie surtout est pour eux une énigme perpétuelle, & qu’enfin s’ils se rangent de son parti, c’est qu’il nie avec intrépidité ce qu’eux-mêmes avoient un penchant secret à ne pas croire. »  

       
L'article parle ainsi de la pensée de Spinoza comme de « noires ténèbres », il est dit que « on y découvre une suite d’abymes », avec « un abus des termes la plupart pris à contre-sens, un amas d’équivoques trompeuses, une nuée de contradictions palpables. » Il y aurait pu y avoir une critique rationaliste, même favorable aux religieux, au lieu de cela Spinoza est présenté comme étant obscur.  

Cependant, ce n'est pas tout. L'Encyclopédie a également un article intitulé « spinozisme ». Or, là, l'angle d'approche est totalement différent, et pour cause, cela ne correspond nullement au spinozisme, mais bien à la conception de Diderot... 

« SPINOZISTE sectateur de la philosophie de Spinoza. Il ne faut pas confondre les Spinosistes anciens avec les Spinosistes modernes. Le principe général de ceux-ci, c’est que la matière est sensible, ce qu’ils démontrent par le développement de l’œuf, corps inerte, qui par le seul instrument de la chaleur graduée passe à l’état d’être sentant & vivant, & par l’accroissement de tout animal qui dans son principe n’est qu’un point, & qui par l’assimilation nutritive des plantes, en un mot, de toutes les substances qui servent à la nutrition, devient un grand corps sentant & vivant dans un grand espace. De-là ils concluent qu’il n’y a que de la matière, & qu’elle suffit pour tout expliquer ; du reste ils suivent l’ancien spinosisme dans toutes ses conséquences ». 

Est-ce dire que Diderot est d'accord avec Spinoza ? Seulement en partie : il considère Spinoza comme une sorte d'épicurien, qui serait resté métaphysique.           

Diderot est ici coincé, comme le sera tout le matérialisme français, qui est un rationalisme prêt à accepter la matière, mais pas un « fatalisme » des événements. Cependant, accepter ce « fatalisme » est inéluctable quand on assume le matérialisme - le problème étant que ce « fatalisme » apparaît comme « religieux », c'est-à-dire en réalité comme trop strict pour la bourgeoisie qui entend être totalement libre. 

C'est la contradiction des Lumières, à la source des errements de la laïcité par la suite. 

   
Les Lumières veulent la laïcité, c'est leur aspect progressiste de rejet de la religion, mais en même temps elles refusent le principe d'un univers ayant sa propre organisation et dont l'être humain n'est qu'une composante qui ne pense pas, qui n'a pas de « libre-arbitre ». D'où le maintien jusqu'au début du 21e siècle de la Franc-Maçonnerie comme pôle de « rencontre » déiste, pour combler les manques idéologiques dues à la contradiction inhérente aux Lumières.     

    
Diderot lui-même est ainsi balançant tantôt d'un côté, tantôt de l'autre de cette contradiction. Tantôt en tant que héraut de la bourgeoisie, il est obligé de récuser la conception d'un univers totalement unifié - 

« Dieu ou la Nature » chez Spinoza – en raison de la situation française où la bourgeoisie veut tactiquement le déisme comme justificatif aux sens, à l'expérience scientifique. Tantôt il est emporté théoriquement par la substance du matérialisme, et doit reconnaître la cohérence totale de la matière, de la formation de l'être humain et de tous les êtres sensibles, bref du caractère général de la matière.

 

lundi 22 janvier 2024

Sujet du Merc. 24 Jan. 2024 : Le concept de nature chez Descartes et Spinoza.

 

                           Le concept de nature chez Descartes et Spinoza.  
       
Vivants au 17ième siècle, René Descartes (1596-1650) et Baruch Spinoza (1632-1677) sont les héritiers, tout à la fois, de la tradition des philosophes de la nature de l’antiquité grecque et latine (Démocrite, Epicure, Lucrèce), mais aussi des grands bouleversements scientifiques qui marquèrent l’Occident : la description par Copernic de l’héliocentrisme (« Des révolutions des orbes célestes » 1543) ; l’observation de l’univers avec les premières lunettes astronomiques et l’application des mathématiques à la physique par Galilée :  Dialogue sur les deux grands systèmes du monde »  1632) ; la critique radicale de la cosmologie d’Aristote par Giordano Bruno (« Le banquet des cendres » 1584).

Toutefois il existe de profondes différences sur le concept de nature entre ces deux auteurs.          
Ce qui caractérise la philosophie de la nature chez
Descartes c’est ce qu’il est convenu d’appeler le dualisme cartésien.   
     

Séparation entre l'esprit et le corps :

Pour Descartes, la nature est composée de deux substances fondamentales. Il affirme une nette séparation entre la substance pensante (res cogitans) et la substance étendue (res extensa).

L'esprit, selon lui, est le siège de la pensée, de la conscience et de la volonté, tandis que le corps est constitué de matière étendue dans l'espace.


Les corps sont donc des entités matérielles dépourvues de pensée, tandis que l'esprit est immatériel et indépendant de la matière. 
     

L’esprit, la pensée : En effet, pour lui, la pensée (la conscience, la volonté, les idées, etc.) est caractérisée par la clarté et la distinctivité. Il affirme que la pensée est quelque chose de si clair et distinct qu'elle ne peut être identifiée avec la matière, qui est par nature obscure et confuse. La nature immatérielle de la pensée la distingue donc de la matière.         
Descartes considère aussi l'esprit comme une substance indivisible. En méditant sur la nature de l'esprit, il conclut que la pensée ne peut pas être divisée en parties distinctes comme la matière. Cette indivisibilité suggère, selon Descartes, que l'esprit n'est pas matériel.        

 Le célèbre «Cogito, ergo sum" (Je pense, donc je suis) est au cœur de la justification de l'immatérialité de l'esprit. Descartes soutient que la pensée est indubitable, tandis que le corps et le monde extérieur sont sujets au doute. La certitude de la pensée, liée à l'existence de soi-même en tant que pensant, est une base solide pour affirmer que l'esprit est une substance distincte  (justification aussi du dualisme !).      

Descartes affirme que l'esprit possède une volonté libre, capable de choisir indépendamment des influences extérieures. Il considère la liberté de la volonté comme incompatible avec la détermination mécanique inhérente à la matière. L'esprit, en tant qu'entité immatérielle, serait donc capable de prendre des décisions indépendantes.

Toutefois, et bien qu’il défende l'immatérialité de l'esprit, il admet que l'esprit et le corps interagissent dans la glande pinéale du cerveau. Mais cette interaction reste en suspens dans l’œuvre de Descartes.
N’oublions pas, aussi, le contexte d’une époque où l’on finissait vite au bucher pour quelques propos potentiellement irrévérencieux sur la question de dieu …..    
      

Descartes a contribué de manière significative au développement de la méthode scientifique moderne. Il a encouragé l'utilisation du doute méthodique et de la raison pour parvenir à des vérités indubitables. Sa célèbre formule "Cogito, ergo sum" ("Je pense, donc je suis") reflète son engagement envers la raison comme fondement de la connaissance. Mais il a appliqué son dualisme mécaniste à l’étude de la nature.

Il a considéré que la nature pouvait être comprise comme un vaste mécanisme, régi par des lois mathématiques précises. Cette perspective mécaniste a influencé le développement ultérieur de la physique classique.

En tentant de géométriser la nature en expliquant les phénomènes naturels par des principes mathématiques, il s’écarte dangereusement des principes religieux qui domine son temps. Qu’en est-il alors de la providence, de la « cause première » ?

Coincé dans son dualisme, Descartes a également introduit une forme d'animisme mécanique dans sa philosophie. Il a considéré les animaux comme de simples machines, dénuées de conscience, mais il a également reconnu l'existence d'un "esprit animal" mécanique qui expliquait les comportements animaux.

Quant à la place de l’homme dans la nature. Il a soutenu que les êtres humains, en tant qu'êtres pensants, étaient distincts du reste de la nature et devaient se rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature », phrase qui -sortie de son contexte – autorise aujourd’hui ses commentateurs à rejeter toute la modernité de la philosophie cartésienne fournissant ainsi un cadre dogmatique, proche d’une religion, aux affidés de la « pancha mama », aux « sauveteurs de la nature » et autres « écologistes » en mal d’une « autre monde ».

Contrairement à Descartes, Spinoza adopte un monisme éthique. Pour lui, il n'y a qu'une seule substance infinie, Dieu autrement dit la Nature (« Deus sive nature »). Toutes les choses dans l'univers sont des modes finis de cette substance unique. Ainsi, il n'y a pas de séparation entre la pensée et l'étendue ; ils sont tous deux des aspects d'une réalité unique.

La nature n'est pas simplement un ensemble de choses distinctes, mais plutôt une réalité unitaire et interconnectée. Il n'y a pas de dualisme pour Spinoza, car corps et esprit sont tous deux des expressions d'une seule et même substance matérielle.       
 Spinoza affirme également un déterminisme rigoureux dans lequel tout ce qui arrive est nécessairement déterminé et c’est là que les critiques de Spinoza crient au « liberticide ». Si tout est déterminé comment les hommes peuvent-ils être « libres ».     
       

Il faut insister sur ce point :  

-     Pour Spinoza, la liberté ne consiste pas en une indépendance par rapport à la causalité déterministe, mais plutôt en la compréhension de la nécessité. Il affirme que la vraie liberté réside dans la connaissance de la nécessité des choses. L'ignorance des causes qui déterminent nos actions nous rend esclaves de nos passions, alors que la connaissance des causes permet une libération de ces passions.    

-     Dans l'éthique spinoziste, la liberté est liée à la puissance d'agir. La puissance d'agir d'un individu est sa capacité à persévérer dans son être, à agir de manière autonome et à être actif dans la réalisation de son essence. La connaissance de soi-même et des causes qui nous déterminent permet d'accroître notre puissance d'agir et donc notre liberté.

-     Spinoza accorde une place centrale à l'intellect et à la raison dans l'acquisition de la liberté. La raison permet de comprendre les causes qui nous déterminent, de surmonter les illusions des passions, et de diriger notre vie selon des principes rationnels. L'intellect libre est celui qui est en harmonie avec la nature et qui agit en conformité avec les lois qui gouvernent l'univers.  

Dans la philosophie déterministe de Spinoza, la liberté n'est pas conçue comme une capacité d'agir indépendamment des causes, mais plutôt comme une compréhension et une acceptation consciente de la nécessité, permettant à l'individu d'agir en accord avec les lois naturelles et de réaliser sa puissance d'agir maximale.
Être libre, c’est être conscient des causes qui nous meuvent, et cela implique la recherche de la connaissance du réel (pas de la réalité !).   


« L’autorité de Platon, d’Aristote, etc… n’a pas grand poids pour moi : j’aurais été surpris si vous aviez allégué Épicure, Démocrite, Lucrèce ou quelqu’un des Atomistes et des partisans des atomes. Rien d’étonnant à ce que des hommes qui ont cru aux qualités occultes, aux espèces intentionnelles, aux formes substantielles et mille autres fadaises, aient imaginé des spectres et des esprits et accordé créance aux vieilles femmes pour affaiblir l’autorité de Démocrite. » Spinoza : Lettres à Boxel ( dites "lettres sur les fantômes"- 1654.

Les perspectives réciproques de Descartes et Spinoza sur la nature reflètent des différences fondamentales en matière de métaphysique et de vision du monde. Entre un mécanisme métaphysique sans issue et une perspective matérialiste qui renoue pour la première fois avec son origine grecque et va marquer pour toujours les philosophies matérialistes à venir. Les positions Descartes/Spinoza inaugurent tous les débats actuels sur la place de l’homme dans la société et l’univers.

dimanche 14 janvier 2024

Sujet du Merc. 17 Janvier 2024 : La phronesis comme fondement des éthiques grecques ?

 

La phronesis comme fondement des éthiques grecques ?

La phronesis (du grec ancien : φρόνησις / phrónēsis) est un concept employé en particulier dans l'Éthique à Nicomaque d'Aristote. En anglais, ce concept est le plus souvent traduit par practical wisdom (« sagesse pratique ») par opposition à la « sagesse contemplative ou théorétique » bien que le mot « prudence » soit aussi parfois utilisé.            

C’est dans cette époque entre -420 et -270 de notre ère que le monde grec voit la philosophie arriver à la fois à son apogée et en même temps au clivage définitif qui va intervenir entre les conceptions idéalistes et matérialistes de réfléchir sur le cosmos, le monde, la nature, la cité.      
Quatre auteurs vont marquer cette époque : Aristote, Epicure, Platon, Démocrite.

Aristote est celui qui va exposer la position idéaliste la plus « avancée », c'est-à-dire la plus idéaliste de la phronésis. Selon Aristote, la phronesis est la vertu intellectuelle qui permet à une personne de discerner le bien moral dans des situations particulières et de choisir les moyens les plus appropriés pour atteindre le bien. Il n’est pas difficile de voir ici une vision morale de la phronesis.  
           
La phronesis (ou “prudence”) ne peut être acquise comme un savoir ; chacun doit y parvenir à sa façon, avec pluis ou moins de dispositions personnelles, au fil d’une expérience. Donc, chez Aristote, pas de doctrine de la “prudence”, mais seulement des exemples particuliers de “prudence”. Chez Aristote la phronesis n’est, ni sagesse théorique (Sophia), ni science (épistémè), ni art de la fabrication (poeisis).         
           
La réflexion d’Aristote ne débouche pas sur une éthique sticto sens, car restant particulariste, contingente.

 

Il va en aller tout autrement avec les matérialistes grecs.   

Les matérialistes grecs, en particulier Démocrite, ont rompu avec la tradition idéaliste en proposant que la réalité soit constituée d'atomes et de vide. Cette conception radicalement matérialiste a ouvert de nouvelles perspectives sur la compréhension du monde, remettant en question les notions idéalistes prédominantes de l'époque.  

Démocrite, tout en se concentrant sur les éléments matériels, a contribué à la philosophie morale à travers le prisme de la phronésis. La sagesse pratique, selon Démocrite, émane d'une compréhension profonde de la nature des choses, une connaissance qui s'acquiert par l'observation et la réflexion sur le monde matériel. Ainsi, la phronésis chez Démocrite s'inscrit dans le contexte d'une compréhension matérialiste du cosmos.        
Alors qu'Aristote mettait l'accent sur la phronesis comme une vertu intellectuelle orientée vers la morale,

Épicure, héritier de la tradition matérialiste, a élaboré une philosophie éthique centrée sur la recherche du plaisir modéré et de l'ataraxie. La phronésis, dans le contexte épicurien, devient une sagesse pratique orientée vers la maximisation du bien-être matériel -  du corps et de l’esprit - ce bien être ne concerne pas l’accumulation de biens ou de richesses comme le laissent entendre les ennemis de l’épicurisme, tout en minimisant tout ce qui peut troubler la vie. 

Le mot ataraxie signifiant littéralement : absence de trouble, désigne simplement que l’éthique épicurienne est fondée sur la satisfaction des besoins fondamentaux nécessaires à la vie (le surplus est inutile et crée des désagréments) et l’éloignement de tout ce qui peut créer des relations malsaines : pouvoir, célébrité, etc …  

Épicure relie étroitement la phronésis à l'idée d'aponie, l'absence de douleur. La sagesse pratique, selon lui, conduit à des choix de vie qui éliminent les craintes et les anxiétés, créant ainsi un espace pour l'ataraxie. La phronésis épicurienne se manifeste donc dans la construction d'une vie exempte de souffrances inutiles, où la sagesse guide la réduction des désirs superflus.

 La phronésis chez les matérialistes grecs transcende la simple sagesse individuelle pour s'ancrer dans une compréhension pragmatique du monde. La connaissance pratique, selon ces penseurs, émerge de l'observation directe et de la compréhension des réalités matérielles. La phronésis devient ainsi un outil pour naviguer dans le monde matériel et optimiser la vie quotidienne.        


Les modernes vont faire des usages « adaptatifs » de la phronésis, mais aucun ne va suivre la ligne matérialiste. L’aristotélisme dominant la pensée chrétienne depuis Thomas d’Aquin, il n’y a pas de quoi s’en étonner !          

Machiavel en fera un principe pour se méfier de la « nature » humaine » et cantonnera le principe à la politique. Il ne s’agit plus là d’éthique mais d’un reniement de celle-ci lorsque des situations d’exceptions interviennent.  

Hobbes redéfini le concept dans le sens de l’égoïsme individuel. La « prudence » devient la sauvegarde de soi et de ses biens. Pour lui dès que l’intérêt individuel de la survie ou du gain diminue, la « prudence » diminue !        

Plus les systèmes politico économiques évoluent, moins les valeurs « éthiques » ont des visées universalistes et ne servent que de de paravent aux intérêts privés.

Et aujourd’hui, avec les principes de précaution, le « catastrophisme », les critiques de la technologie et ses « excès », le mot « prudence » fonctionne comme l’outil ultime contre un avenir qui, de toute façon, ne peut qu’advenir.   

Et donc, plus que jamais, nous avons besoin de Prométhée :          

 « La philosophie a fait sienne la profession de foi de Prométhée : « En un mot, je hais tous les dieux ! »

Et cette devise, elle l’oppose à tous les dieux du ciel et de la terre, qui ne reconnaissent pas la conscience humaine comme la divinité suprême.

Elle ne souffre pas de rival.

Mais aux tristes sires qui se réjouissent de ce qu’en apparence la situation sociale de la philosophie ait empiré, elle fait à son tour la réponse que Prométhée fit à Hermès, serviteur des dieux : « Jamais, sois en certain, je n’échangerai mon misérable sort contre ton servage ; j’attache plus de prix, en effet, à être rivé à cette pierre qu’à être le valet fidèle et le messager de Zeus le père ».       
(K. Marx, Différence de la philosophie de Démocrite et Epicure).

samedi 6 janvier 2024

Sujet du Merc. 10 Janvier 2024 : Giordano Bruno : Le monde est-il fini ou infini ?

 Giordano Bruno : Le monde est-il fini ou infini ?

Adresse aux juges du tribunal de l’inquisition : « Vous éprouvez sans doute une plus grande peur en portant contre moi cette sentence que moi en la recevant ». 

Giordano Bruno, philosophe et moine dominicain italien du XVIe siècle. Né à Nola (Sud de l’Italie) en 1548 était un penseur audacieux qui a avancé des idées cosmologiques révolutionnaires pour son époque. Son idée la plus novatrice pour son époque est sa conception d’un monde infini. Cette idée est développée dans son œuvre majeure, "De l'infini, de l'univers et des mondes" (1584).

Il a voyagé à travers l'Europe et a enseigné dans plusieurs pays.
En France : Bruno a notamment enseigné à Paris, où il a eu des interactions avec des cercles intellectuels et a développé certaines de ses idées philosophiques.

En Angleterre : Giordano Bruno a passé plusieurs années en Angleterre au service d'Élisabeth Ier d'Angleterre. Il a enseigné à Oxford et a eu des interactions avec des penseurs et des scientifiques anglais de l'époque.

 

En Allemagne : Bruno a également voyagé en Allemagne, où il a eu des échanges intellectuels et a contribué à la diffusion de ses idées.

Les conceptions de l'univers de Giordano Bruno étaient audacieuses et révolutionnaires pour son époque. Il a élaboré sa vision cosmologique dans plusieurs œuvres, dont l'une des plus importantes est "De l'infini, de l'univers et des mondes" (1584). Voici quelques-unes des principales caractéristiques de ses conceptions de l'univers :

Un univers infini :
 Bruno rejetait l'idée d'un univers fini et clos. Selon lui, l'univers était infini dans l'espace et le temps. Il soutenait que l'infini était une caractéristique fondamentale de la réalité et que l'univers ne pouvait pas être limité par des frontières définies. C'était une vision radicalement nouvelle à une époque où l'Univers était souvent considéré comme fini et centré sur la Terre.
Cette idée s’adosse au point de vue selon lequel l’infini est conçu comme un attribut de dieu. Ainsi, affirmer l'infini de l'univers revient, selon Bruno, à reconnaître la grandeur et la perfection de Dieu  
Ces idées ont eu des implications importantes pour la cosmologie ultérieure. Il se rapproche ainsi des premiers penseurs grecs de la nature, tel Anaximandre.

Un univers sans point central :
À l'époque de Bruno, la vision traditionnelle était celle d'un univers clos et fini, avec la Terre au centre et des sphères célestes concentriques autour d'elle. Contrairement à ce modèle géocentrique traditionnel qui plaçait la Terre au centre de l'univers, Bruno imaginait un univers sans centre particulier.

 Il niait la conception d'une hiérarchie centrée sur la Terre et défendait plutôt une vision où chaque point de l'univers pouvait être considéré comme un centre. Bruno a soutenu une vision héliocentrique du système solaire, affirmant que la Terre tournait autour du Soleil.

Et pour lui il existait ainsi une infinité de systèmes identiques, et diverses formes de vie dans l'univers, dans un espace infini.
Bien que ses idées aient précédé celles de Galilée et de Copernic, il a contribué à la diffusion de la vision héliocentrique.
A rapprocher des conceptions atomistiques de Démocrite et Epicure.

Il y a plusieurs mondes :
Bruno croyait en la pluralité des mondes habitables. Il pensait que l'univers infini devait contenir une multitude de planètes similaires à la Terre, chacune susceptible d'abriter des formes de vie. Cette idée anticipait la notion moderne d'une pluralité de planètes potentiellement habitables.

La nature infinie de dieu :
Bruno considérait Dieu comme infini, et cette infinité se reflétait dans l'univers. Il voyait l'infini comme un attribut divin et pensait que la diversité infinie de l'univers témoignait de la grandeur et de la perfection de Dieu. On se rappellera ici la phrase de Spinoza : « Deus sive nature » (dieu c'est-à-dire la nature).

Une œuvre résultat d’une vision pluri disciplinaire :
Bruno a combiné des idées de différentes traditions philosophiques, y compris la pensée antique, la Renaissance et des influences mystiques. Préfigurant la renaissance, Bruno puise dans tout le corpus intellectuel et scientifique de son époque. Il se détache donc radicalement de la scholastique.

Pourfendeur de la rigidité de la pensée aristotélicienne dominante à son époque, il a plaidé en faveur de la liberté de pensée et de l'exploration intellectuelle, s'exposant ainsi à des conflits avec l'Église catholique et les autorités religieuses. Bruno a cherché à réconcilier la science et la spiritualité, croyant en une connexion profonde entre la nature et Dieu. Cette perspective a influencé la manière dont certains ont envisagé la relation entre la science et la religion à l'époque de la Renaissance.

Les idées de Bruno, radicales pour son temps, et sa vision de l'univers aux implications profondes pour la pensée scientifique ultérieure ont suscité l'opposition de l'Église catholique, En 1592, il a été emprisonné à Venise, puis, après un procès pour hérésie, il a été remis à l'Inquisition romaine en 1593. Il été jugé coupable d'hérésie. Les autorités ecclésiastiques ont condamné ses idées, y compris ses positions sur l'infini et son refus de se rétracter, en dépit des pressions exercées par l'Inquisition qui lui reprochait :

D’avoir des opinions contraires à la Sainte Foi et d’avoir tenu des propos contre celle-ci et contre ses ministres.

D’avoir des opinions erronées sur la Trinité, la divinité du Christ et l’Incarnation.

D’avoir des opinions erronées sur le Christ.

D’avoir des opinions erronées sur la transsubstantiation et la Sainte Messe.

De soutenir l’existence de mondes multiples et leur éternité.

De croire à la métempsychose et à la transmigration des âmes humaines dans les animaux.

De s’occuper d’art divinatoire et de magie.

De ne pas croire à la virginité de Marie.

Finalement, Giordano Bruno a été brûlé sur le bûcher à Rome en 1600. Un dispositif horrible ayant été fixé dans sa bouche pour l’empêcher de parler au moment où il serait dévoré par les flammes.

« Il ne faut pas oublier que nous devons tout à Bruno, et que, si aujourd’hui nous pouvons faire ces recherches, c’est grâce à lui. »

Kepler à Galilée. Lettres en 1597

"A dire ce que je pense de cet homme, il y aurait peu de philosophes qu'on pût lui comparer"

Denis Diderot, encyclopédie article Jordanus Brunus

 

« Malgré les imperfections qui lui sont communes avec tant d’autres philosophes, on doit reconnaître en Bruno un des hommes les plus remarquables de son siècle. [...] le désintéressement demeure en soi chose sacrée. C’est pourquoi les esprits élevés, sans approuver tous les principes de Bruno, admirent son dévouement à la république des lettres ; c’est pourquoi son nom ne périra jamais"

Christian Bartholmèss. Jordano Bruno.


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