lundi 30 octobre 2023

Sujet du JEUDI2 NOV. 2023 : La liberté se définit-elle comme le pouvoir de refuser ?

 

La liberté se définit-elle comme le pouvoir de refuser ?

 

Penser, c’est remettre en causes les apparences, les préjugés. Un tel pouvoir consiste donc d’abord à refuser. Et c’est là le sens du doute. Non pas le doute qui survient après coup, mais le doute volontaire. Ainsi Descartes explique au début de la première de ses Méditations métaphysiques comment il a attendu d’avoir l’âge nécessaire pour tout remettre en cause et pour fonder les sciences. Certes, il partait du constat qu’il y avait en lui des erreurs. Mais tout le monde fait ce constat. Par contre, tout le monde ne refuse pas les préjugés ou les opinions même s’il en doute parfois.

Le doute méthodique, autrement dit, la décision de refuser toutes les opinions ou les connaissances, révèle la liberté comme pouvoir de refuser toutes les pensées, même celles qui semblent les plus assurées. En effet, c’est en usant de sa liberté que Descartes pourra rejeter certaines évidences, comme celle du monde ou du corps.

 

Si l’esprit n’avait ce pouvoir de refuser, il lui serait impossible de ne jamais rompre avec les préjugés. Ainsi, lorsque Platon présente dans l’allégorie de la Caverne du livre VII de La République des prisonniers à notre image qui sont attachés face à un mur où ils contemplent les ombres des objets qui sont derrière eux, il faut bien admettre qu’il y ait une possibilité de se délivrer seul, sans quoi on ne comprendrait pas que quelqu’un essaye de délivrer un prisonnier.

 

C’est ce pouvoir de refuser qui définit la liberté de penser et qui permet de comprendre comme la recherche de la vérité est possible et comment l’individu n’est jamais totalement soumis aux opinions qui règnent de son temps.

 

Toutefois, la négation de la simple pensée peut s’expliquer tout autrement. Lorsque je nie une idée, n’est-ce pas à partir d’une autre idée ou bien parce qu’il y a un doute qui ne dépend pas de moi. Il fallait bien une crise dans la pensée chez les Grecs ou à l’époque moderne pour que la réflexion philosophique apparaisse. Dès lors, n’est-ce pas plutôt dans le refus du désir que peut consiste le pouvoir propre de la liberté ?

 

En effet, le désir nous donne des buts. Aussi pourrait-on penser que c’est dans sa réalisation que l’on est libre et qu’au contraire, toute contrainte apparaît comme la négation de la liberté traditionnellement définie comme le fait de faire ce qu’on veut ou d’agir sans contrainte. Dès lors, ce serait dans le pouvoir de refuser les contraintes que résiderait la liberté, pouvoir d’ailleurs équivalent au pouvoir qu’il faut acquérir selon Hobbes dans le chapitre XI du Léviathan pour obtenir ce qu’on désire.

 

Et pourtant, il n’en est rien. En effet, suivre simplement ses désirs, c’est se contenter de se laisser guider par ce qu’on n’a pas choisi. Imaginons un homme dont le seul désir serait de regarder des émissions dites de « télé réalité » et qui aurait fait un héritage le lui permettant. Qui dirait qu’il est libre ? Qui penserait qu’il a choisi une telle vie ?

C’est que le désir joue le rôle dans nos vies des chaînes des prisonniers de la caverne de Platon qu’il donne comme image de l’éducation dans le livre VII de La République. Il nous lie à certains objets et à certaines actions. Nous le vivons d’ailleurs ainsi quand nous nous disons à nous-mêmes, à tort ou à raison, que le désir a triomphé de nous. Preuve que nous ne le considérons pas comme nous-mêmes.

 

La liberté est bien plutôt dans le choix. Or lorsque nous choisissons de réaliser nos désirs, nous ne manifestons ainsi aucune liberté véritable. Ou plutôt, rien ne nous assure que nous sommes véritablement libres. C’est donc bien plutôt dans le refus des désirs que la liberté est possible. Or, comment un tel refus serait-il possible ?

 

Si l’on se contente de considérer qu’il est toujours possible de refuser ce qu’on estime vrai ou bien à l’instar de Descartes dans sa lettre au père Mesland du 5 février 1645 au motif que ce serait choisir la liberté, il n’en reste pas moins vrai qu’on ne voit nul refus du désir mais bien plutôt celui de prouver la liberté.

 

C’est pour cela qu’il ne peut y avoir de véritable refus du désir que si et seulement si le motif de l’action n’a rien à voir avec le désir. C’est le cas dans l’action morale. Prenons le cas dont use Kant dans la Critique de la raison pratique (1788). Il s’agit d’un homme à qui on pose deux questions. La première serait celle de savoir s’il pourrait résister à son désir si on lui promet la mort après l’avoir réalisé. Il répondrait bien évidemment oui dans la mesure où le désir de vivre l’emporterait. Par contre si on lui demande s’il peut refuser de faire un faux témoignage contre un homme honnête pour un motif politique et sous peine de mort, il répondra qu’il peut refuser même s’il ne sait pas s’il le ferait vraiment. C’est que son motif est alors son devoir moral. Dès lors, c’est ainsi qu’il est possible de concevoir la possibilité de définir la liberté comme un pouvoir de refuser le désir.

 

Néanmoins, penser qu’il est possible de refuser le désir au nom de la conscience morale, c’est affirmer la valeur de celle-ci. Or, rien ne nous prouve que cette affirmation qui rend possible le désir est bien quelque chose qui nous appartient. Dès lors, ne peut-on pas considérer que le pouvoir de refuser ne permet pas de définir la liberté ?

 

En effet, dire que le pouvoir de refuser le désir, voire la pensée, permet de définir la liberté, c’est finalement la penser de façon purement négative. Or, il est clair que dans tous les cas, le refus exprime une autre face, celle de l’affirmation. Et même, ce refus lui-même, au moment où il se manifeste, rien ne nous assure qu’il provient bien de nous.

 

Pour la pensée, il est clair qu’aucune négation n’est possible s’il n’y a pas une affirmation qui la rende possible. C’est ainsi que c’est le projet de trouver une évidence pleine et entière qui explique l’utilisation du doute méthodique par Descartes. Sans quoi il n’y aurait aucune raison de douter de la réalité matérielle et Descartes lui-même qualifie d’hyperbolique un tel doute dans la sixième de ses Méditations métaphysiques. Il faut donc affirmer le projet de recherche, voire sa possibilité ou sa valeur pour que le refus des approximations soit possible. De façon générale, le refus des préjugés, des apparences, des erreurs repose sur l’affirmation que la vérité est en tout préférable. Cette affirmation elle-même, rien ne prouve qu’elle est bien nôtre.

 

Pour le désir, n’est-il pas clair qu’il est strictement impossible de s’en tenir au refus comme manifestation de la liberté puisque précisément le refus du désir présuppose bien plutôt l’affirmation de la moralité. Or, celle-ci présente un visage impératif qui pourrait bien être l’affirmation en nous d’une exigence dont nous ne sommes nullement responsables.

 

Le fanatique fait remarquer Rousseau dans l’Émile contrefait la conscience morale en dictant le crime en son nom. Et pourtant, il paraît refuser de s’en tenir au désir. Il pense agir librement et moralement. N’est-il pas dans une sorte d’illusion de liberté ?

 

On voit donc en quoi il est impossible de tenir le refus pour une définition de la liberté car il est toujours rendu possible par un appui positif dont on peut se demander à chaque fois s’il a bien le sujet comme source ou bien s’il ne lui est pas imposé de l’extérieur sans que le sujet le sache. C’est pourquoi le pouvoir de refuser est un indice douteux de la liberté et ne peut donc permettre de la définir.

 

En un mot, on se demandait si l’on pouvait se servir du pouvoir de refuser pour définir la liberté, c’est-à-dire l’action ou la pensée en tant qu’elle émane du sujet. Or, il est apparu que tant du point de vue de la pensée que du désir, il pouvait bien paraître comme une manifestation de la liberté en tant qu’elle est recul par rapport aux pensées venant du dehors ou aux désirs. Et pourtant, il a fallu reconnaître finalement qu’un tel pouvoir de refuser restait ambigu car il s’appuie toujours sur des affirmations dont rien ne prouve qu’elles ne s’imposent pas au sujet.

 Par P. Bégnana

dimanche 22 octobre 2023

Sujet du Merc.25 Octobre 2023 : "Dieu, cet asile de l'ignorance"" Spinoza.

 "Dieu, cet asile de l'ignorance" Spinoza.

« (…) Et il ne faut pas négliger ici le fait que les Sectateurs de cette doctrine (le christianisme - NDLR), qui ont voulu faire montre de leur esprit en assignant les fins des choses, ont, pour prouver cette doctrine qui est la leur, introduit une nouvelle manière d’argumenter la réduction, non à l’impossible, mais à l’ignorance; ce qui montre bien que cette doctrine n’avait pas d’autre moyen d’argumenter.

Car si par ex. une pierre est tombée d’un toit sur la tête de quelqu’un, et l’a tué, c’est de cette manière qu’ils démontreront que la pierre est tombée pour tuer l’homme. En effet, si ce n’est pas à cette fin, et par la volonté de Dieu, qu’elle est tombée, comment tant de circonstances (il y faut souvent, en effet, le concours de beaucoup) ont-elles pu se trouver concourir par hasard ?

Tu répondras peut-être que c’est arrivé parce que le vent a soufflé, et que l’homme passait par là. Mais ils insisteront, pourquoi le vent a-t-il soufflé à ce moment-là? pourquoi l’homme passait-il par là à ce même moment? Si de nouveau tu réponds que le vent s’est levé à ce moment-là parce que la mer, la veille, par un temps encore calme, avait commencé à s’agiter; et que l’homme avait été invité par un ami; de nouveau ils insisteront, car poser des questions est sans fin, et pourquoi la mer s’était-elle agitée? pourquoi l’homme avait-il été invité pour ce moment-là? et c’est ainsi de proche en proche qu’ils ne cesseront de demander les causes des causes, jusqu’à ce que tu te réfugies dans la volonté de Dieu, c’est-à-dire dans l’asile de l’ignorance.

Et il en va de même quand ils voient la structure du corps humain, ils sont stupéfaits, et, de ce qu’ils ignorent les causes de tant d’art, ils concluent que ce n’est pas un art mécanique qui l’a construite, mais un art divin ou surnaturel, et constituée de telle manière qu’aucune partie n’en lèse une autre. Et de là vient que qui recherche les vraies causes des miracles, et s’emploie à comprendre les choses naturelles comme un savant, au lieu de les admirer comme un sot, est pris un peu partout pour un hérétique et un impie, et proclamé tel par ceux que le vulgaire adore comme les interprètes de la nature et des Dieux. Car ils savent bien qu’une fois supprimée l’ignorance, la stupeur, c’est-à-dire le seul moyen qu’ils ont pour argumenter et maintenir leur autorité, est supprimée. Mais je laisse cela, et je passe à ce que j’ai décidé de faire ici en troisième lieu. (…)

 (…) Et donc tout ce qui contribue à la santé et au culte de Dieu, ils l’ont appelé Bien, et ce qui leur est contraire, Mal. Et parce que ceux qui ne comprennent pas la nature des choses, mais se bornent à imaginer les choses, n’affirment rien des choses, et prennent l’imagination pour l’intellect, à cause de cela ils croient fermement qu’il y a de l’Ordre dans les choses, sans rien savoir de la nature ni des choses ni d’eux-mêmes. Car, quand elles ont été disposées de telle sorte que, lorsqu’elles se représentent à nous par les sens, nous n’avons pas de mal à les imaginer, et par conséquent à nous les rappeler, nous disons qu’elles sont en bon ordre, et, sinon, qu’elles sont en désordre, autrement dit confuses.

Et, puisque nous plaît plus que tout ce que nous n’avons pas de mal à imaginer, pour cette raison les hommes préfèrent l’ordre à la confusion; comme si l’ordre était quelque chose dans la nature indépendamment de notre imagination; et ils disent que Dieu a tout créé en ordre, et de la sorte, sans le savoir, ils attribuent à Dieu de l’imagination ; à moins peut-être qu’ils ne veuillent que Dieu, pourvoyant à l’imagination humaine, ait disposé toutes choses de telle sorte qu’ils aient le moins de mal possible à les imaginer; peut-être ne se laisseraient-ils pas arrêter par le fait qu’on en trouve une infinité qui dépassent de loin notre imagination, et un très grand nombre qui la confondent, à cause de sa faiblesse. »  (ETHIQUE)


La proposition de Spinoza ne concerne pas simplement l’idée de dieu. Son axe central n’est pas la question de dieu.

C’est celle de nos possibilités enfin libérées,  si nous rejetons dans les « asiles de l’ignorance » toutes formes de justifications non démontrées de ce qui peut nous advenir.

Pourquoi nous soumettons nous à une « volonté » qu’elle soit de dieu ou d’une autre puissance chimérique ?

Pour avons-nous confiance, prêtons nous crédit à des discours sans fondements ? Ou aux fondements biaisés ?

Nos modernes « asiles de l’ignorance », ont pour noms « réchauffement climatique », « lois du Marché », « droits de l’homme »,  « libre entreprise » , « droit à la différence », « démocratie » ...etc….

Les hommes sont naïfs s’ils cherchent une cause première nous a dit Spinoza. Alors ils sombrent dans la confiance (du latin cum fides  -   avec la foi). Spinoza s’interroge sur   la manière dont les hommes peuvent procéder pour, dit-il, se donner une assurance mutuelle et instaurer une «confiance mutuelle» (et fidem invicem habere), afin de vivre ensemble en sécurité. Et dans le Traité Politique (I, 6), c’est bien aussi envers la confiance accordée à l’homme politique que Spinoza nous met en garde. En effet, contre la confiance que les sujets mettent naïvement dans la loyauté de ceux qui gèrent les affaires publiques,

Spinoza rappelle que la bonne marche et la sécurité de l’État exigent, bien au contraire, de la part des citoyens, une vigilance et une saine défiance envers l’exercice des pouvoirs.

Et que ce n’est que sur cette vigilance de tous qu’une confiance politique pourra effectivement advenir. Une vigilance qui ne peut se matérialiser que par la création d’institutions démocratiques de contre-pouvoirs qui intègrent des systèmes de résistance à la domination dont la résistance armée au souverain si celui-ci était tenté d’opprimer ses sujets .

(Les citations suivantes sont toutes tirées du Traité Théologico-Politique)

«rien n’est plus insupportable aux hommes que d’être soumis à leurs égaux [ou à leurs semblables] et d’être dirigés par eux»

1     Et de ce principe Spinoza déduit deux séries de conséquences de nature politique : «Il en résulte ceci», dit-il: ou bien, premièrement «la société tout entière, si c’est possible, doit exercer collégialement le pouvoir, afin que de cette façon tous soient tenus d’obéir à eux-mêmes sans que personne ait à obéir à son égal»… Et l’on obtient alors une démocratie

Ou bien, c’est la seconde solution: «si un petit nombre ou un seul homme détient le pouvoir, il doit avoir en lui quelque chose qui dépasse la nature humaine commune, ou du moins il doit chercher de toutes ses forces à en persuader le vulgaire».

Et nous entrons alors dans les mystifications qui accompagnent nécessairement la domination.

Ainsi, abstraction faite de toute autre paramètre, le refus d’une part d’être dirigé par un égal-semblable et, corrélativement, l’impossibilité d’autre part de devenir maître de son semblable (étant donné la résistance de chacun à la domination de l’égal), c’est par une mesure consensuelle et commune, celle de l’égalité des droits, que sont résolues, dans et par les institutions, les contradictions affectives et effectives qui traversent nécessairement la multitude.

Chez Spinoza, la démocratie est d’abord cette résolution: c’est donc le résultat d’une prudence commune, une prudence de la multitudinis potentia. Et c’est ainsi que Spinoza pense que les premières formes du vivre ensemble ont du être, logiquement, des sociétés démocratiques5.

La démocratie est, en effet d’abord, l’invention d’une mesure commune qui donne sa condition de possibilité au vivre-ensemble.

 

Les « hommes providentiels « :

Il arrive souvent, en effet, qu’en situation de crise, et à la faveur de ses victoires présentes ou passées, un homme illustre devienne le tyran de son propre peuple: «dans les crises extrêmes de l’État, lorsque tous sont saisis d’une sorte de terreur panique, on les voit tous se ranger au seul avis que leur inspire l’épouvante du moment, sans s’inquiéter ni de l’avenir, ni des lois, tourner leurs regards vers un homme illustré par ses victoires, l’affranchir seul de toutes les lois, lui continuer son commandement (ce qui est du plus dangereux exemple), et confier enfin à sa seule loyauté la république toute entière.

Ce fut là certainement la cause de la ruine de l’État romain».

 Solution des plus illusoire et des plus dangereuse alors qu’il devrait s’agir, bien au contraire pour les citoyens, non pas de chercher la vertu salvatrice dans un homme providentiel mais, bien plutôt, de construire, la confiance c’est-à-dire l’équilibre, la vertu et la prudence rationnelle de l’État démocratique lui-même. Un État qui en temps de crise pourrait alors trouver, en lui-même et par lui-même, dans ses institutions, les solutions adéquates, sans se laisser emporter par les espoirs et les craintes du moment présent »

La « démocratie » :

La démocratie n’est donc pas, pour Spinoza, cette forme faible, débile, de gouvernement, que nous connaissons aujourd’hui, dont on nous dit qu’il faut quand même raisonnablement s’en accommoder car, s’il s’agit, en effet, du «pire des régimes», c’est, quand même, «à l’exception de tous les autres déjà essayés au cours de l’Histoire» et qui ont conduit au pire du pire! Non.

La démocratie à construire (telle que Spinoza la conçoit) porte, bien au contraire, en elle et par elle, la même puissance, la même exigence et la même rigueur que la vérité elle-même. Car c’est en elle et par elle – la démocratie – que la confiance politique peut effectivement se produire.

Une confiance politique corrélative de la certitude et de la joie éthique qui accompagnent nécessairement la production du vrai. Car il s’agit, dans la construction démocratique puissante que propose Spinoza, du même mouvement réel du réel, celui de l’autonomie ou de la «libre nécessité»: celle des peuples, des hommes, comme des idées lorsqu’elles sont vraies.

Quelques citations de SPINOZA :

« les hommes les plus attachés à toute espèce de superstition, ce sont ceux qui désirent sans mesure des biens incertains ; aussitôt qu’un danger les menace, ne pouvant se secourir eux-mêmes, ils implorent le secours divin par des prières et des larmes ; la raison (qui ne peut en effet leur tracer une route sûre vers les vains objets de leurs désirs), ils l’appellent aveugle, la sagesse humaine, chose inutile ; mais les délires de l’imagination, les songes et toutes sortes d’inepties et de puérilités sont à leurs yeux les réponses que Dieu fait à nos vœux. Dieu déteste les sages.

Ce n’est point dans nos âmes qu’il a gravé ses décrets, c’est dans les fibres des animaux. Les idiots, les fous, les oiseaux, voilà les êtres qu’il anime de son souffle et qui nous révèlent l’avenir. Tel est l’excès de délire où la crainte jette les hommes. »  T.T.P  Préface

« Les universités, dont la fondation est supportée pécuniairement par l’administration publique, sont des institutions destinées, non à cultiver, mais à contraindre les esprits » T.P Chap.8

« L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie ». Éthique IV, prop. 67

 

 

 

 

 


lundi 16 octobre 2023

Sujet Merc. 18/10/2023 : "Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières ce qui importe c'est de le transformer" K. Marx.

 "Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières ce qui importe c'est de le transformer" K. Marx.  

Pour nombre d’auteurs, cette formulation de Marx viendrait sonner la fin de toute philosophie. Dès lors les penseurs (comme les autres hommes – les philosophes devenant inutiles !) devraient s’attaquer à la transformation du monde.  
Cette analyse, si elle s’adosse à la syntaxe même de la phrase , ne tient en aucun cas  compte de l’œuvre elle-même de Marx et de ce qu’il a développé en particulier dans le « renversement » de la dialectique de Hegel. Elle est pratique pour la polémique, mais totalement non opératoire si l’on veut tenter, un tant soit peu, de pénétrer la posture de Marx.   
Rappelons aussi, pour l’histoire, que les dites « thèses sur Feuerbach » sont une succession de notes prises en 1845 par Marx et publiées en 1888 par F. Engels en appendice d’un texte plus élaboré qui s’intitule « L’idéologie allemande ». Il sera donc utile pour cette discussion d’avoir lu ce texte dans son intégralité ( on retrouvera par ailleurs en fin de ce philopiste l’intégralité des 11 « Thèses ».

Mais avant d’aller plus loin ayons à l’esprit les deux thèses suivantes qui aideront à positionner la discussion dans le champ précis dans lequel Marx s’inscrit : celui d’une philosophie matérialiste, tournée vers la pratique :         

                                                                 II  
La question de savoir s'il y a lieu de reconnaître à la pensée humaine une vérité objective n'est pas une question théorique, mais une question pratique. C'est dans la pratique qu'il faut que l'homme prouve la vérité, c'est-à-dire la réalité, et la puissance de sa pensée, dans ce monde et pour notre temps. La discussion sur la réalité ou l'irréalité d'une pensée qui s'isole de la pratique, est purement scolastique.   

                                                               VIII
Toute  vie sociale est essentiellement pratique. Tous les mystères qui détournent la théorie vers le mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la pratique humaine et dans la compréhension de cette pratique.
           

 

        Acte de décès de la philosophie ? :     

Voyons de plus près le détail de la phrase de Marx :Qui sont ces philosophes ?  Ce sont tous les penseurs qui appartiennent à l'ancienne tradition du matérialisme, tradition à laquelle, en dépit de ses efforts d'innovation, Feuerbach appartient encore ; mais ce sont aussi les penseurs de l'autre bord, les philosophes idéalistes à la Fichte, que Marx comme la plupart des jeunes hégéliens ont suivis un temps, ces philosophes auxquels l'impardonnable négligence des matérialistes en proie à une sorte de délire chosiste, dont le matérialisme intuitif de Feuerbach demeure une manifestation exemplaire, a réservé le droit exclusif d'explorer les voies de la subjectivité et de l'action. Matérialistes et idéalistes, même combat ! De part et d'autre, même souci obsessionnel d'interpréter le monde !

Interpréter le monde, c'est-à-dire élaborer une spéculation à caractère global sur la réalité qui a pour résultat de ramener celle-ci à un principe unique : démarche qui ne peut mettre en avant et privilégier indûment que des abstractions, c'est-à-dire des conceptions prétendant à la globalité, mais qui, pour donner corps à cette prétention, mutilent la réalité en la réduisant à l'un seul de ses aspects présenté comme constitutif de son essence et capable de l'expliquer en totalité. Ainsi « le monde », que les philosophes se proposent d'interpréter, ce n'est jamais qu'un succédané de la réalité effective, un substitut appauvri de celle-ci, un état figé de son développement abusivement élevé au rang de représentant définitif de sa nature essentielle. Et l'interprétation est précisément l'opération qui donne un air de légitimité à cette entreprise de récupération en lui prêtant les apparences de la systématicité et de la cohérence. Interpréter le monde, c'est donc mettre en forme à son propos une théorie censée en épuiser toutes les déterminations, rassemblées dans le cadre d'une
« vision du monde » ordonnée et raisonnée, dont la valeur n'est finalement pas supérieure à celle des mythes religieux dont elle cherche à prendre la place : imposture contre laquelle il convient de s'élever avec une nette et entière résolution.

Si la philosophie se contente d'interpréter le monde, elle se condamne à terme à disparaître, chargée d'un opprobre universel, la seule forme d'accord dont elle puisse escompter faire l'objet.

Si la onzième thèse sur Feuerbach décrète ou constate la mort de la philosophie comme telle, elle proclame manifestement l'échec de la philosophie ramenée à une interprétation du monde, ce qui, si l'on persiste à voir un avenir à la philosophie, conduit à programmer la nécessité d'une autre manière de faire de la philosophie, pour laquelle le mot « faire » retrouve sa pleine signification, qui permette de récupérer ce que les procédures interprétatives ont dû fatalement laisser tomber, à savoir la praxis humaine saisie dans sa dimension historico-sociale. La thèse 11, si elle ne l'évoque pas directement, n'écarte donc pas l'idée d'une réforme en profondeur de la philosophie, qui en remodèle les enjeux, ce qui nécessite de nouveaux moyens pour y parvenir.

 

Une autre manière de philosopher ? :


Lorsqu'on cite la onzième thèse sur Feuerbach, citation rituellement effectuée à la cantonade sans souci philologique d'exactitude, on a souvent l'habitude de rajouter à son énoncé :   « ce qui importe maintenant», et par là de rétablir une césure entre l'ancien et le nouveau, entre des pratiques antérieures et celles qu'il faudrait impérativement leur substituer. Mais, à la lettre, la thèse 11 ne dit pas cela. Elle se contente d'énoncer un ordre des priorités : « ce qui compte », et ceci en quelque sorte dans l'absolu, sans que soit tenu compte de la différence entre hier, aujourd'hui et demain. Ce qui compte, sous-entendu, ce qui compte le plus, c'est aussi ce qui a toujours compté et comptera toujours de cette même manière. S'il y a quelque chose qui compte, et, peut-on ajouter, qui doit compter pour la philosophie, ce serait donc de participer aussi activement que possible à la transformation du monde.

Ceci peut être compris dans le sens d'une réhabilitation au moins partielle de la philosophie, même dans son état antérieur où elle se contentait en pensée d'interpréter le monde, faisant fond sur l'accessoire au détriment de l'essentiel, ce qui est bien sûr regrettable. Les philosophes étaient animés, possédés par le projet d'effectuer une telle interprétation, et ils s'en satisfaisaient en apparence. Mais, en réalité, ne faisaient-ils que cela ? Ne participaient-ils pas eux aussi, de façon biaisée et inconsciente, au mouvement historique de son devenir ?

la onzième thèse, prise à la lettre, ne dit pas : ce qui compte, c'est que le monde se transforme ou soit transformé, mais ce qui compte, c'est de le transformer, ou qu'on le transforme, c'est-à-dire qu'on participe activement à la dynamique de son changement, au lieu de se contenter de le regarder passivement de loin comme s'il s'agissait d'une chose étrangère, objet de spectacle ou de simple consommation : la transformation, est un processus objectivement en cours, auquel manque seulement qu'on s'y associe subjectivement, c'est-à-dire qu'on prenne conscience de la nécessité de prendre part à ce mouvement qui est lui-même, en lui-même, irrépressible, car on ne voit pas comment le monde pourrait cesser, ni même pourrait avoir jamais cessé de se transformer.

Ce qui compte, c'est donc de s'intéresser au mouvement de transformation du monde, d'en faire un sujet de préoccupation, théorique et pratique à la fois, qui passe au premier plan, ce qui constitue précisément le principe directeur de la praxis, par laquelle l'homme entre en confrontation avec les choses et les autres hommes. Or, prendre au sérieux cette confrontation, en faire l'objectif d'une praxis au sens plein et entier du terme, c'est refuser de la laisser se dérouler au hasard, de façon sauvage, mais autant que possible la contrôler et pour une part la diriger, ce qui suppose qu'on prenne connaissance de ses tendances profondes, ce sans quoi on se prive de toute chance d'intervenir efficacement à leur égard. La thèse 8, de la même façon, pose que « tous les mystères qui incitent la théorie au mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la praxis humaine et dans la compréhension de cette praxis », la praxis et sa compréhension rationnelle allant nécessairement ensemble et étant condamnées à être perverties si elles sont conçues séparément, et a fortiori si elles sont renvoyées dos à dos en étant présentées comme exclusives l'une de l'autre.      

  Réforme de la philosophie :

 

Ce qui est en jeu dans le projet d'une réforme de la philosophie, ce n'est pas l'élaboration d'une philosophie de plus, qui vienne débattre avec les autres sur un même plan qu'elles, mais c'est la mise en place effective des conditions d'une nouvelle pratique de la philosophie, poursuivant d'autres objectifs que ceux traditionnellement assignés à son entreprise : des objectifs faisant passer au premier plan ce qui réellement compte sur le fond, à savoir la nécessité de transformer le monde, c'est-à-dire de prendre part activement à son évolution au lieu de se faire entraîner par elle comme s'il s'agissait d'une fatalité inexorable, d'un déterminisme aveugle.

De ce point de vue, la onzième thèse sur Feuerbach renoue à sa façon avec le programme des philosophies de l'action tel qu'il avait été développé auparavant, par Moses Hess, qui, en reprenant le message que Cieskowski avait résumé à l'aide de la formule: «à la fin sera l'action », qui parodie celle du Faust de Goethe « Am Anfang war die Tat », avait exposé la nécessité la philosophie de se dépasser de manière à rejoindre le terrain de l'action réelle, faute de quoi elle se condamne à disparaître complètement. Mais, tout en reprenant ce programme, la onzième thèse en décale le point d'application : transformer le monde, ce n'est pas agir sur  l'extérieur, par l'opération d'une volonté pure ; mais comme nous l'avons dit, prendre part au mouvement de sa transformation qui, de toute façon, qu'on le veuille ou non, doit avoir lieu d'une façon ou d'une autre ; c'est agir en lui, suivant l'élan propre à une praxis immanente plutôt que prétendre agir sur lui, ce qui serait encore une manière de réactiver les vieux dilemmes de l'objet sujet, de la pensée et du réel, de la théorie et de la pratique, de l'abstrait et du concret, du déterminisme et de la liberté, du matérialisme et de l'idéalisme, ces dilemmes avec lesquels, comme Marx l'avait dit dès la première sur Feuerbach, il faut en finir si on veut redonner sens l'entreprise de la philosophie.


« La philosophie ne serait fausse qu'en tant qu'elle resterait abstraite, s'enfermerait dans les concepts et dans les êtres de raison et masquerait les relations interhumaines effective. Même alors, tout en les masquant, elle les exprime, et le marxisme n'entend pas se détourner d'elle, mais la déchiffrer, la traduire, la réaliser... Philosopher est une manière d'exister entre autres, et l'on ne peut pas se flatter d'épuiser, comme le dit Marx, dans « l'existence purement philosophique » « l'existence religieuse », « l'existence politique », « l'existence juridique », « l'existence artistique », ni en général « la vraie existence humaine » (Manuscrits de 1844). Mais si le philosophe le sait, s'il se donne pour tâche de suivre les autres expériences et les autres existences dans leur logique immanente au lieu de se mettre à leur place, s'il quitte l'illusion de contempler la totalité de l'histoire achevée et se sent comme tous les autres hommes pris en elle et devant un avenir à faire, alors la philosophie se réalise en se supprimant comme philosophie séparée. Cette pensée concrète, que Marx appelle critique pour la distinguer de la philosophie spéculative, c'est ce que d'autres proposent sous le nom de philosophie existentielle »  Merleau-Ponty (Sens et non-sens, Nagel, Paris, 1948, p. 235-237).             

Comme le signale P. Macherey  :     
«L'exigence pour la philosophie de « se supprimer comme philosophie séparée », exigence posée comme condition pour que la philosophie, au lieu de se périmer, s'arrime au mouvement d'un avenir à faire. C'est sans aucun doute possible cette exigence qui animait Marx lorsque, en 1845, il rédigeait ses
« thèses » sur Feuerbach.»» 
P. Macherey,  Marx 1845, Les «èses» sur Feuerbach»     

 

Note : de nombreuses citations de l'ouvrage précité constituent la charpente de ce philopiste.

                                                                                                                                                                                                                                                               Thèses sur  FEUERBACH

Ad Feuerbach                   
K. Marx 1845

 I

Le principal défaut, jusqu'ici, du matérialisme de tous les philosophes – y compris celui de Feuerbach est que l'objet, la réalité, le monde sensible n'y sont saisis que sous la forme d'objet ou d'intuition, mais non en tant qu'activité humaine concrète, en tant que pratique, de façon non subjective. C'est ce qui explique pourquoi l'aspect actif fut développé par l'idéalisme, en opposition au matérialisme, — mais seulement abstraitement, car l'idéalisme ne connaît naturellement pas l'activité réelle, concrète, comme telle. Feuerbach veut des objets concrets, réellement distincts des objets de la pensée; mais il ne considère pas l'activité humaine elle-même en tant qu'activité objective. C'est pourquoi dans l'Essence du christianisme, il ne considère comme authentiquement humaine que l'activité théorique, tandis que la pratique n'est saisie et fixée par lui que dans sa manifestation juive sordide. C'est pourquoi il ne comprend pas l'importance de l'activité "révolutionnaire", de l'activité "pratique-critique".

II

La question de savoir s'il y a lieu de reconnaître à la pensée humaine une vérité objective n'est pas une question théorique, mais une question pratique. C'est dans la pratique qu'il faut que l'homme prouve la vérité, c'est-à-dire la réalité, et la puissance de sa pensée, dans ce monde et pour notre temps. La discussion sur la réalité ou l'irréalité d'une pensée qui s'isole de la pratique, est purement scolastique.

III

La doctrine matérialiste qui veut que les hommes soient des produits des circonstances et de l'éducation, que, par conséquent, des hommes transformés soient des produits d'autres circonstances et d'une éducation modifiée  , oublie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l'éducateur a lui-même besoin d'être éduqué. C'est pourquoi elle tend inévitablement à diviser la société en deux parties dont l'une est au-dessus de la société (par exemple chez Robert Owen  ).

La coïncidence du changement des circonstances et de l'activité humaine ou auto-changement ne peut être considérée et comprise rationnellement qu'en tant que pratique révolutionnaire.

IV

Feuerbach part du fait que la religion rend l'homme étranger à lui-même et dédouble le monde en un monde religieux, objet de représentation  , et un monde temporel  . Son travail consiste à résoudre le monde religieux en sa base temporelle. Il ne voit pas que, ce travail une fois accompli, le principal reste encore à faire  . Le fait, notamment, que la base temporelle se détache d'elle-même, et se fixe dans les nuages, constituant ainsi un royaume autonome, ne peut s'expliquer précisément que par le déchirement et la contradiction internes de cette base temporelle. Il faut donc d'abord comprendre celle-ci dans sa contradiction   pour la révolutionner ensuite pratiquement en supprimant la contradiction. Donc, une fois qu'on a découvert, par exemple, que la famille terrestre est le secret de la famille céleste, c'est la première désormais dont il faut faire la critique théorique et qu'il faut révolutionner dans la pratique  .

V

Feuerbach, que ne satisfait pas la pensée abstraite, en appelle à l'intuition sensible; mais il ne considère pas le monde sensible en tant qu'activité pratique concrète de l'homme.

VI

Feuerbach résout l'essence religieuse en l'essence humaine. Mais l'essence de l'homme n'est pas une abstraction inhérente à l'individu isolé. Dans sa réalité, elle est l'ensemble des rapports sociaux.

Feuerbach, qui n'entreprend pas la critique de cet être réel, est par conséquent obligé :

     1.    De faire abstraction du cours de l'histoire et de faire de l'esprit religieux une chose immuable, existant pour elle-même, en supposant l'existence d'un individu humain abstrait, isolé.

     2.    De considérer, par conséquent, l'être humain   uniquement en tant que "genre", en tant qu'universalité interne, muette, liant d'une façon purement naturelle les nombreux individus.

VII

C'est pourquoi Feuerbach ne voit pas que l'"esprit religieux" est lui-même un produit social et que l'individu abstrait qu'il analyse appartient en réalité   à une forme sociale déterminée.

VIII

Toute   vie sociale est essentiellement pratique. Tous les mystères qui détournent la théorie vers le mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la pratique humaine et dans la compréhension de cette pratique.

IX

Le résultat le plus avancé auquel atteint le matérialisme intuitif, c'est-à-dire le matérialisme qui ne conçoit pas l'activité des sens comme activité pratique, est la façon de voir des individus isolés et de la société bourgeoise  .

X

Le point de vue de l'ancien matérialisme est la société "bourgeoise". Le point de vue du nouveau matérialisme, c'est la société humaine, ou l'humanité socialisée.

                                                                                      XI
Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c'est de le transformer.


jeudi 5 octobre 2023

Sujet du Merc. 11 Octobre 2023 : Coïncidence du réel et du vrai.

 

COÏNCIDENCE DU REEL ET DU VRAI.

 

Qu’est-ce qui est vrai, conforme au réel ? Problème quotidien : on ne peut accepter sans justification une facture, une décision de justice ou le résultat d’une élection … à moins de s’en remettre à une autorité supérieure. En haut de la stèle d’Hammurabi, il y a 3700 ans, on a sculpté l’image du roi justicier recevant son inspiration du dieu soleil . Le lecteur est averti : aucun argument théorique ne viendra étayer les décisions de justice royale gravées dans le basalte ; sa caution est d’ordre divin. Il faudra plus de mille ans pour qu’émerge, dans une cité grecque, l’idée que chacun peut décider par lui-même, fondant ainsi son statut de citoyen. D’après le nombre de ceux qui se vivent encore, au moins symboliquement, en théocratie, on n’a pas fini de réaliser le projet des philosophes grecs . (Il y a encore 7 monarchies en Europe).

 

Rome, 22 juin 1633 : « Moi, Galiléo, fils de feu Vincenzio Galilei de Florence, âgé de soixante dix ans, ici traduit pour y être jugé, agenouillé devant les très éminents et révérés cardinaux inquisiteurs généraux contre toute hérésie dans la chrétienté, ayant devant les yeux et touchant de ma main les Saints Évangiles, jure que j'ai toujours tenu pour vrai, et tiens encore pour vrai, et avec l'aide de Dieu tiendrai pour vrai dans le futur, tout ce que la Sainte Église Catholique et Apostolique affirme, présente et enseigne… ». Sans référence à l’inspiration divine, il reste encore des moyens de juger du Vrai : démonstration théorique, adéquation au réel, mathématiques, logos.

 

Des mathématiques. Contemporaine du code d’Hammurabi, la tablette YBC7289 donne pour √2 la valeur 1,14142129… au lieu de 1.14142135…. Depuis lors, les diverses branches des maths ont progressé sans révéler d’incompatibilités entre elles. On ne réfute pas le théorème « de Pythagore ». Tout au plus exige-t-on aujourd’hui de préciser qu’il est vrai dans un espace euclidien à courbure nulle. Une assertion sans preuve reste une conjecture. Celle de Fermat (1670) deviendra théorème (Fermat-Wile) en 1994. Laissant de côté le problème de la réalité même des objets mathématiques, il reste à déterminer dans quelle mesure ce qui est mathématiquement vrai s’applique au réel.

 

Pour les pythagoriciens, les nombres gouvernent le monde : il suffirait de mathématiser le Réel pour dire le Vrai. Mais l’affaire tourne court . Utilisant la diagonale d’un carré A comme côté d’un nouveau carré B, le théorème de Pythagore dit : la surface de B est double de celle de A. Donc, si le côté de A est pris comme unité, la longueur de sa diagonale est √2. Or, ce nombre n’est pas un entier, ni le rapport de deux entiers : il est « irrationnel ». Côté et diagonale du carré sont « incommensurables », impossibles à mesurer dans le même système d’unités. On ne peut pas mesurer le monde exactement. Pour les pythagoriciens, le choc fut violent . (Selon une chronique, Hippase de Métaponte, pour l’avoir publié, fut jeté à la mer par les autres pythagoriciens .)

 

Cependant, on insiste. Pour Galilée, les mathématiques sont le langage de l’Univers. Laplace pose le déterminisme en principe (Une intelligence qui a un instant déterminé ……celle-ci renfermerait dans une unique formule les mouvements des corps plus grands de l’univers et des atomes les plus petits). Et pourtant. En 1889, l’université de Stockholm organise un concours sur le problème des trois corps, dont Laplace n’a pas donné de solution exacte. (Weierstrass le pose ainsi : «Pour un système quelconque de points massifs s’attirant mutuellement selon les lois de Newton, en supposant qu’aucun de ces points ne subisse de collisions, donner en fonction du temps les coordonnées des points individuels sous la forme d’une série uniformément convergente dont les termes s’expriment par des fonctions connues».) Poincaré gagne le concours en montrant, sur le cas Terre – Lune – Soleil, que le problème n’a pas de solution. Les équations sont non linéaires et non intégrables, et pour fixer la position des astres à un instant t, il faudrait localiser leurs centres de gravités avec une exactitude inatteignable. Or une faible différence initiale engendre des trajectoires instables. Depuis, il a eu le problème de la dualité onde - corpuscule, la masse manquante de l’Univers. A présent, les théoriciens avouent leur incapacité à définir axiomatiquement le Réel.

 

Du Logos. Le GPS donne sa position au marin avec une précision étonnante. Mais aucune loi ne donne celle du récif sur lequel il va s’échouer. Il faut lire les Instructions nautiques ou écouter le pêcheur qui dit où sont les hauts-fonds . Là où la physique mathématique (et les bateaux) échouent, là où « les chaînes de la Raison » sont rompues, le discours peut encore dire le Vrai. Retour à l’antiquité athénienne, si fière d’avoir créé une langue si exacte qu’elle a valeur de Logos, instrument tout à la fois du savoir et de la raison.

 

Contemporain de Laplace, Hegel réaffirme (Ppes de la philosophie du Droit) : tout ce qui est rationnel est réel, et tout ce qui est réel est rationnel. Un siècle après, Wittgenstein va inquiéter les philosophes avec son Tractatus logico philosophicus, (1918-21): Les controverses philosophiques sont dues à une incompréhension de la structure logique du langage. Le langage est isomorphe au monde : la structure d'une proposition vraie est analogue à celle du fait qu'elle décrit. La logique est le seul langage parfait. D’où les assertions qui ouvrent et ferment le Tractatus:« Tout ce qui peut être dit peut l’être clairement et sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence ». Est-il seulement allé plus loin que Boileau (Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement ..) ? Ses textes posthumes révèlent un « 2nd Wittgenstein » critiquant sa première œuvre. A ses assertions initiales (Le langage a pour rôle de représenter le monde. La signification d'un énoncé, c'est son usage syntaxique) il répond lui-même : La philosophie ne doit pas s'occuper d'un langage idéal, elle doit s'intéresser au langage ordinaire. La signification du nom n'est pas l'objet. La signification réside dans l'usage sémantique. Le problème n’est pas la cohérence logico-syntaxique du langage, mais l’adéquation (ou non) entre le mot signifiant et l’objet signifié.

 

Les philosophes ont senti le vent du boulet. (cf. G. Deleuze : « .. Pour moi, c'est une catastrophe philosophique, c'est le type même d'une école, c'est une réduction de toute la philosophie, une régression massive de la philosophie. C'est très triste… Ils ont foutu un système de terreur, où sous prétexte de faire quelque chose de nouveau, c'est la pauvreté instaurée en grandeur. Il n'y a pas de mot pour décrire ce danger-là. C'est un danger qui revient, ce n'est pas la première fois …. C'est grave, surtout qu'ils sont méchants, les wittgensteiniens. Et puis ils cassent tout. S'ils l'emportent, alors là il y aura un assassinat de la philosophie. C'est des assassins de la philosophie. Il faut une grande vigilance... »)

 

Mais la « méchante » critique de Wittgenstein demeure, tant que le discours reste jeu de mots. « Mesurer le Vrai au réel » sera le thème du VIIème Congrés de l’Association Mondiale de Psychanalyse; en 2010. « Cette formule (« mesurer le vrai au réel ») coïncide avec l’orientation de travail qu’il (Jacques-Alain Miller ) a tracé pour notre prochain Congrès: articuler une dialectique du sens et de la jouissance, et manifester dans nos travaux le bord de semblant qui situe le noyau de jouissance. C’est-à-dire, ne pas effacer le semblant, mais le récupérer dans sa dignité instrumentale, ce qui permet une lecture de la manière dont le sujet a saisi sa jouissance hors sens. Pour le dire autrement, il s’agit d’élucider comment le sujet a mesuré le vrai au réel. Cette élucidation, loin de la transparence du sens, vise à dévoiler quel a été le lien entre le semblant et la jouissance opaque du sinthome. (signé Leonardo Gorostiza) ». (Jacques Lacan a appelé « sinthome », ou « synthomme » ce quatrième rond (dans l’hypothèse du nœud borroméen), en un jeu de mots ayant pour références d'une part, le rôle qu'aurait tenu l'admiration que James Joyce pouvait avoir envers saint Thomas d'Aquin, « saint-homme », et, d'autre part, l'écriture usuelle du mot symptôme.) On peut certes reconnaître à Lacan le mérite d’avoir dit, avec d’autres, que le vrai est du domaine du discours, de la relation entre individus, alors que le réel leur est extérieur. (On peut arriver seul à ce résultat sans l’aide d’un coûteux spécialiste du verbe.)

 

Simuler le réel. La puissance des simulateurs de vol permet aux pilotes de s’entraîner sans risque. Pour autant, toute simulation n’est pas aussi réaliste. Lorsqu’un informaticien modélisant la dispersion des polluants dans un sol poreux affirme (La Recherche, mars 2009) que ses algorithmes conviendraient à l’étude du rein, « qui est aussi un milieu poreux», on peut s’inquiéter qu’il assimile vaguement à un filtre un organe aussi complexe ; modéliser une voiture en l’identifiant à une boule de billard nous éloignerait moins de la réalité. Paradoxalement, un tel constat peut induire un certain optimisme face aux assertions des concepteurs d’un jeu de rôle tel que « 2nd life ». Celui-ci invite à se fabriquer un avatar dans un monde virtuel « qui incite les joueurs à considérer la création et l'accumulation de richesses ainsi que la consommation comme des buts en soi et où la monnaie interne du jeu est convertible en dollars. La pauvreté de ce « 2nd monde » est telle qu’on se demande dans quel état de misère culturelle il faut être pour y trouver quelque attrait.

 

Percevoir le Réel. Dans tout processus d’échange verbal ou textuel (procès d’assises, journalisme, publication scientifique) où l’on vise explicitement à distinguer le Vrai du Faux par référence au Réel, il est courant d’observer un défaut de perception du réel. Les témoins de bonne foi se contredisent, l’expérimentateur gomme sur son graphique les points qui s’écartent trop de la courbe « théorique », l’historien « oublie » le document qui invaliderait sa thèse, le journaliste ne relate qu’une partie de ce qu’il a vu. Exemple : lors de la dernière campagne présidentielle, on publie des photos d’un candidat s’offrant, selon son attaché de presse, un moment de détente dans une chevauchée campagnarde. Il y apparaît dans un paysage désertique, accompagnée de sa future ministre de l’Ecologie. Un hebdomadaire n’a pas joué le jeu. Sa photo, montre un paysan sur son tracteur, tirant une remorque sur laquelle, dans un désordre à la Dubout, s’entassent une vingtaine de cinéastes et photographes. Le candidat à cheval est à quelques mètres de la remorque. Pour rendre à la photo son vrai statut d’image de propagande, il a suffi d’un photographe cadrant la scène selon un axe perpendiculaire à celui de ses collègues.

 

De l’adéquation du Vrai et du Réel . On peut d’abord saluer la modernité de Spinoza qui dans son Ethique prend soin de remplacer méthodiquement le qualificatif « vrai » par « adéquat ». A présent, il semble qu’on en ait fini avec l’idée que les mathématiques et le réel de la physique ne font qu’un. Comme un matériau composite, la physique mathématique s’est délaminée, le réel ne « collant » avec son modèle mathématique que sous certaines conditions. Idem pour le Logos, qui dirait le vrai si le mot et la chose ne faisaient qu’un, alors qu’on peut seulement espérer qu’ils soient en adéquation dans un type de discours. Enfin, quand nous tombons d’accord sur la véracité d’une assertion, il nous reste à nous demander si notre consensus ne tient pas au fait que nous percevons le réel sous le même angle ; il suffit d’un observateur voyant la même scène autrement pour remettre en question notre jugement. Finalement, la seule issue possible ne serait-elle pas de mieux examiner l’adéquation de notre pensée au Réel, prudemment défini comme ce qui évolue, dans le temps et l’espace, indépendamment de ce que j’en dis ?

 

mardi 3 octobre 2023

Sujet du 04 Oct. 2023 : La gauche déteste-t-elle les pauvres ?

 

 La gauche déteste-t-elle les pauvres ?

Quand la gauche abandonne les ouvriers et les employés

Ce document a déchiré la gauche française. En 2011, Terra Nova, un laboratoire d’idées proche du PS, fait paraître une note qui préconise de dire « adieu » aux ouvriers et employés afin de se tourner vers une nouvelle majorité électorale urbaine dans le but de conquérir le pouvoir. 

Une décennie plus tard, le document charrie toujours un parfum de scandale, tandis que beaucoup y voient la matrice originelle du macronisme. Enquête sur un document maudit.

C’est une note de 82 pages rédigée en Times New Roman et sobrement intitulée : « Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ? » Œuvre du think tank Terra Nova, elle est publiée le 10 mai 2011 sur son site internet au format PDF. Entre les analyses de fond et les graphiques compassés, un mythe fondateur de la gauche française est brisé. Au fil des lignes, le divorce entre le Parti socialiste et la classe ouvrière « en déclin » est en effet prononcé.

Pour que la gauche l’emporte en 2012, ses signataires préconisent de se tourner vers un nouvel électorat urbain comprenant « les diplômés »« les jeunes »« les minorités des quartiers populaires » et « les femmes » : tous unifiés par « des valeurs culturelles, progressistes ».  

Cela n’a l’air de rien, mais, une décennie plus tard, un parfum de soufre et de scandale entoure toujours le fameux document. Rien qu’à son évocation, les mots tranchants remontent à la surface : « suicide »« tragédie », « erreur ontologique ». Au-delà du réquisitoire, une question reste en suspens : cette note a-t-elle acté l’abandon des classes populaires ou l’a-t-elle accéléré ?

Retour au 10 mai 2011. Jupiter est encore en sommeil, et c’est un autre « économiste » que le Parti socialiste s’apprête à mettre sur orbite, à savoir Dominique Strauss-Kahn. Proche du patron du FMI, le laboratoire d’idées Terra Nova publie sa note explosive en milieu de journée.

C’est le résultat d’une année de conciliabules. Depuis onze mois, un groupe de travail se réunit tous les quinze jours dans les bureaux du think tank sur les Champs-Élysées.

L’objectif ? Dessiner une nouvelle majorité électorale qui permettra à la gauche de renouer avec le pouvoir. Cet exercice de sociologie électorale est mené en parallèle dans neuf autres pays, comme les États-Unis, le Royaume-Uni, ou bien encore la Suède.  

« Il y avait un affaiblissement des partis sociaux-démocrates dans l’ensemble des pays occidentaux qui était lié à la baisse du vote ouvrier et à la mutation de l’électorat de gauche, c’est le point de départ de notre note » raconte Bruno Jeanbart, qui a cosigné le rapport avec Olivier Ferrand, le président fondateur de Terra Nova.

 

Sujet du Merc. 17 Avril 2024 : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme …

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