dimanche 25 février 2018

Sujet du Merc. 07 Mars : « N’entretiens pas l’espoir de ce qui ne peut être espéré» Pythagore



   « N’entretiens pas l’espoir de ce qui ne peut être espéré» Pythagore

 En grec le mot Elpis a été traduit par espoir, espérance. Mais sa signification première est « attente ». Dans la mythologie grecque Elpis est le seul de tous les maux qui restent auprès des mortels après le geste malheureux(?) de Pandore qui ouvre la jarre qui lui avait été confiée et dans laquelle séjournaient tous les maux de la terre (la Vieillesse, la Maladie, la Guerre, la Famine, la Misère, la Folie, le Vice, la Tromperie, la Passion, l'Orgueil).
L’espoir un malheur ! Voilà qui est bien étrange pour notre époque dans laquelle tout le monde espère « s’en sortir », « réussir sa vie », « vivre heureux »…. Mais si tout cela n’était qu’illusions ? Ne dit-on pas « l’espoir fait vivre » ?  Mais de quoi parle-t-on – exactement  - en disant cela ? Il suffirait d’attendre de gagner au loto ? Il suffirait d’attendre l’amour de sa vie ? Il suffirait d’avoir un bon travail bien payé et pas fatiguant ?

L’espoir au sens moderne est une perversion du mythe grec par l’idéologie chrétienne qui, lorsqu’elle eut pris le pouvoir séculier, mis l’espoir dans un monde meilleur APRÈS la mort. On peut, à ce point de notre exposé, remarquer un parallèle saisissant car inversé entre le Mythe d’Eve et celui de Pandore.
En effet, rappelons que selon la fable biblique, Eve aurait mis fin à la vie paradisiaque de par sa curiosité qui l’entraîne à cueillir et à manger la pomme défendue du Jardin d’Eden. En désobéissant à la loi divine, par curiosité et par orgueil, la race humaine s’éloigne des dieux et met fin à sa vie paradisiaque.

Pour Pandore il en est tout autrement : « Pandora n’est pas fautive.  Elle a été fabriquée et ensuite elle exécute à la lettre tout ce que Zeus lui ordonne de faire. On lui dit, tu vas chez Épiméthée, elle va chez Épiméthée. Tu emmènes ta jarre, elle emmène la jarre. Tu ouvres et tu refermes. Il n’y a pas de culpabilité du tout. Les hommes ne sont pas coupables de ce qui leur arrivent. Ils constatent le destin, le vivent, essayent de le déchiffrer, d’en comprendre le sens mais ils n’ont aucun sentiment de culpabilité. Parce qu’en effet ils ne sont absolument pas coupables, en rien. Voilà ! » J.P. Vernant  - 14 Mai 2007 Lycée de Sèvres

Alors si au lieu de fonder de faux espoirs sur l’avenir en déléguant notre destin à des « représentants », en continuant imperturbablement à croire que demain sera mieux qu’hier et que notre histoire personnelle et collective nous est extérieure car « c’est comme ça et on ne peut rien changer ». Si au lieu d’espérer gagner au loto, d’arriver à la retraite (et d’en avoir une !), de sortir d’un cancer en phase terminale par des prières (parabole de nos temps), nous retournions notre regard vers ces grecs qui au travers du mythe de Pandore nous ont donné la clé du sens  notre existence ? Le geste de Pandore n’est-il pas un geste créateur, car il va obliger l’homme à faire face à son destin implacable en toute lucidité et en toute conscience, sans la facilité d’une échappatoire possible qui serait l’espérance ?

Alors oui, en accord avec Pythagore rien ne sert d’espérer et surtout de laisser croire aux autres mortels qu’il faut espérer en quelque sauveur, démiurge, pour nous sortir de notre humaine condition. En amenant le mal de l’espérance Pandore donne au monde sa consistance, sa dualité, car de même que la lumière ne peut exister sans l’ombre, le juste ne peut exister sans l’injuste, le vrai sans le faux. L’homme a désormais le choix et à travers cela, il pourra faire la conquête de sa liberté.      

A lui seul de se doter des armes de la connaissance pour discriminer le vrai du faux, le juste de l’injuste. Armes de la connaissance que le mythe chrétien (et monothéiste en général) a essayé d’éradiquer en condamnant, dans le mythe d’Eve, la curiosité. Cette curiosité qui poussera Adam à manger la pomme, le fruit défendu de l’arbre de la connaissance du bien et du mal.

Nous sommes les seuls maîtres de nos vies à condition de ne pas sombrer dans les illusions des espérances. A condition d’apprendre à décrypter les illusions et pourfendre les illusionnistes qui, comme dans la caverne de Platon ne sont que des « faiseurs de prodige », des bateleurs de foire, des amuseurs criminels, des faussaires au service des nouveaux dieux de l’apparence et de l’argent. Douter de tout.

lundi 19 février 2018

Sujet du Mercredi 21 Fév. : FREUD ET LA GUERRE



FREUD ET LA GUERRE

Au cours de l’année 1932 la montée du nazisme laisse présager un  nouveau conflit. Einstein est mandaté par la Société des Nations (ancêtre de l’ONU)  pour réfléchir au moyen « d’affranchir les hommes de la menace de la guerre ». Il se tourne alors vers Freud et la psychanalyse qui lui semble être l’outil pour éclairer le comportement humain.          

Einstein : « En ce qui me concerne, la direction habituelle de ma pensée n’est pas de celles qui ouvrent des aperçus dans les profondeurs de la volonté et du sentiment humains, et c’est pourquoi, dans l’échange de vues que j’amorce ici, je ne puis guère songer à faire beaucoup plus qu’essayer de poser le problème et, tout en laissant par avance de côté les tentatives de solution plus ou moins extérieures, vous donner l’occasion d’éclairer la question sous l’angle de votre profonde connaissance de la vie instinctive de l’homme….Comment est-il possible que la masse, par les moyens que nous avons indiqués, se laisse enflammer jusqu’à la folie et au sacrifice  ? Je ne vois pas d’autre réponse que celle-ci : L‘homme a en lui un besoin de haine et de destruction. En temps ordinaire, cette disposition existe à l’état latent et ne se manifeste qu’en période anormale ; mais elle peut être éveillée avec une certaine facilité et dégénérer en psychose collective. C’est là, semble- t-il, que réside le problème essentiel et le plus secret de cet ensemble de facteurs. Là est le point sur lequel, seul, le grand connaisseur des instincts humains peut apporter la lumière. » Postdam 30 Juillet 1932.
Einstein est-il naïf ?  Ou manipulateur ? D’un côté il dit : «je ne puis guère songer à faire beaucoup plus qu’essayer de poser le problème..», mais quelques lignes loin il déclare : «Je ne vois pas d’autre réponse que celle-ci : L‘homme a en lui un besoin de haine et de destruction. ». Poser le problème et dire que l’homme a un besoin de haine, etc…., ce n’est pas du tout poser le problème de façon objective. Mais que lui répond son interlocuteur « le grand connaisseur des instincts humains » comme dit ce cher Albert ?

Freud : « A l’ origine, dans une horde restreinte, c’est la supériorité de la force musculaire qui décidait ce qui devait appartenir à l’un, ou quel était celui dont la volonté devait être appliquée… »

« En partant de nos lois mythologiques de l’instinct, nous arrivons aisément à une formule qui fraye indirectement une voie à la lutte contre la guerre. Si la propension à la guerre est un produit de la pulsion destructrice, il y a donc lieu de faire appel à l’adversaire de ce penchant, à l’eros. Tout ce qui engendre, parmi les hommes, des liens de sentiment doit réagir contre la guerre. Ces liens peuvent être de deux sortes. En premier lieu, des rapports tels qu’il s’en manifeste à l’égard d’un objet d’amour, même sans intentions sexuelles. La psychanalyse n’a pas à rougir de parler d’amour, en l’occurrence, car la religion use d’un même langage : aime ton prochain comme toi- même. Obligation facile à proférer, mais difficile à remplir. La seconde catégorie de liens sentimentaux est celle qui procède de l’identification. C’est sur eux que repose, en grande partie, l’édifice de la société humaine. »

« C’est l’une des faces de l’inégalité humaine, — inégalité native et que l’on ne saurait combattre, — qui veut, cette répartition en chefs et en sujets. Ces derniers forment la très grosse majorité ; ils ont besoin d’une autorité prenant pour eux des décisions auxquelles ils se rangent presque toujours sans réserves. Il y aurait lieu d’observer, dans cet ordre d’idées, que l’on devrait s’employer, mieux qu’on ne l’a fait jusqu’ici, à former une catégorie supérieure de penseurs indépendants, d’hommes inaccessibles à l’intimidation et adonnés à la recherche du vrai, qui assumeraient la direction des masses dépourvues d’initiative.

L’État idéal résiderait naturellement dans une communauté d’hommes ayant assujetti leur vie instinctive à la dictature de la raison. »

Ainsi partant de « lois mythologiques de l’instinct »  - il faut oser le dire et l’écrire ! -  Freud nous ressert ni plus ni moins qu’un « discours sur l’inégalité ». Les théories justificatrices de l’ordre dominant telles que développées par Hobbes. Il embraye aussi sur l’idée fantasque et élitiste : les chefs – qui eux raisonnent – doivent assujettir les masses à la dictature de la raison  (comme Platon !). Il ne fait que ressasser les sempiternelles litanies sur la soi-disant « nature humaine.        
Freud avoue sa méconnaissance de l’ethnologie (pourtant déjà fort développée depuis le 19ième siècle) :

« En des contrées heureuses de la terre, où la nature offre à profusion tout ce dont l’homme a besoin, il doit y avoir des peuples dont la vie s’écoule dans la douceur et qui ne connaissent ni la contrainte ni l’agression. J’ai peine à y croire et je serais heureux d’en savoir plus long sur ces êtres de félicité. »

Il a peine à y croire, et serait heureux d’en savoir plus long ! Mais qu’à cela ne tienne mon cher Sigmund, plongez-vous dans les ouvrages de Morgan, anthropologue américain mort en 1881 ou de Bachofen philologue et sociologue suisse mort 1887. Que n’avez  lu l’ouvrage majeur d’Engels : « l’origine de la famille de la propriété privée et de l’Etat » publié en 1884, ouvrage auquel se réfèrent à notre époque même les plus grands préhistoriens :

« La violence n’est pas une fatalité, elle ne procède ni d'une pulsion agressive originelle chez l’Homme comme le dit Freud, ni d’une cruauté innée, comme le pensait Nietzsche. Elle n'est pas génétiquement déterminée, car, même si le comportement violent est conditionné par certaines structures cognitives, le milieu familial et le contexte socioculturel jouent un rôle important dans sa genèse.        
D'après les données archéo­logiques, les Hommes préhistoriques du Paléolithique vivaient sans violence institutionnalisée. L’apparition de celle-ci a donc des causes historiques et sociales. Elle est l’un des vecteurs de mutation de leur histoire.
 » M. Patou-Mathis – Préhistoire de la violence et de la guerre -2017

Faute de pouvoir montrer qu’il fait de la science, que son savoir est adossé à des connaissances sûres, au réel de ce qui était connu depuis longtemps déjà  - à son époque -, Freud utilise ses pirouettes habituelles (récupérations) :
« Peut-être avez-vous l’impression que nos théories sont une manière de mythologie qui, en l’espèce, n’a rien de réconfortant. Mais est-ce que toute science ne se ramène pas à cette sorte de mythologie ? En va-t-il autrement pour vous dans le domaine de la physique ? »

Disqualifié par son ignorance des sciences sociales de son époque, il doit fournir un alibi scientifique à sa psychanalyse, à ses « lois de la mythologie de l’instinct ». La lettre d’Einstein lui offre la formidable opportunité de tenter de se hisser au niveau des sciences de son temps et qui plus est à celle qui révolutionne le plus l’épistémologie scientifique : la physique. C’est tout bénéf ! Psychanalyse physique, même combat …mythologique bien sûr !

Mais il y a plus encore dans cette lettre de Freud :

« Je crois que le motif essentiel pour quoi nous nous élevons contre la guerre, c’est que nous ne pouvons faire autrement. Nous sommes pacifistes, parce que nous devons l’être en vertu de mobiles organiques. Il nous est désormais facile de justifier notre attitude par des arguments. » 
    
Dans son délire, Freud est du côté du bien – forcément – il est pacifiste ! Mais pas par conviction, par « mobiles organiques ». L’éros de Sigmund est au plus haut, donc il veut la paix, c’est plus fort que lui. Par contre, comme il dit, comme « argument » c’est un peu léger et assez essentialiste. Freud n’a donc plus besoin de penser la guerre ou la paix. Il EST pacifiste, comme on est grand ou petit.
Mais lancé dans sa diatribe sur la « raison », la paix et tout le reste Freud lâche le morceau :

« Actuellement déjà les races incultes et les couches arriérées de la population s’accroissent dans de plus fortes proportions que les catégories raffinées.      
Peut-être aussi ce phénomène est-il à mettre en parallèle avec la domestication de certaines espèces animales ; il est indéniable qu’il entraîne des modifications physiques ; on ne s’est pas encore familiarisé avec l’idée que le développement de la culture puisse être un phénomène organique de cet ordre. ».

Freud écrit cela en septembre 1932. Janvier 1933 Hitler et les nazis arrivent au pouvoir en Allemagne.

dimanche 11 février 2018

Sujet du Merc. 14/02 : Sartre, « L’ENFER, C'EST LES AUTRES » ?



Sartre, « L’ENFER,  C'EST  LES  AUTRES » ?


                Mots-clés : hommes, observateur, cause, savoir, autrui, je, conscience, relation, monade, narcissisme, méthode, discours, langage, structure, adaptation, dignité, relativité, relativisme.

 

L'intitulé semble évident. Son apparente banalité ferait que notre analyse s'arrêterait là. L'autre n'est-il pas cette perpétuelle entrave qui me prive de la liberté « qui m'est due » ? Ou, au contraire, l'autre ne serait-il pas cause réciproque de mon existence en tant qu'homme et de celle de tout un chacun ? Plus encore : autrui n'est-il pas cause de la possibilité même de me savoir être humain ? Spinoza annonce qu'il s'agit de « connaître les causes qui nous déterminent ». Cette conscience de soi et des autres par le processus d'émergence de la pensée autoréflexive au contact d'autrui n'est-elle pas propre à l'espèce, alors que les animaux agissent par instinct sans avoir la conscience d'exister ? En fait, « je » me fais homme en tandem réciproque avec les autres. Encore faut-il maintenant le prouver par les faits et une argumentation : la méthode.

 

Euh, comment faire ? Ben vous avez raison, René : en philosophie rien ne va sans méthode (Descartes). On va au fondement, à la racine des choses en expliquant les choses par les choses comme l'annonçaient Aristote, Epicure et d'autres. On commence donc par les réunir : ce sont toutes les choses les plus variées, les faits probants et pertinents par rapport à l'objet envisagé dont on a au préalable précisément défini les limites. Mais il faut absolument éviter de s'enfermer a priori dans une hypothèse quelconque (intuition) sur l'objet et en plus s'y tenir mordicus jusqu'à obtention de la preuve du contraire, son invalidation. Newton, scientifique et philosophe s'il en est, est explicite à cet égard : « hypotheses non fingo », « je ne fais pas d'hypothèse » (« Principes mathématiques de la philosophie naturelle » : appréhension philosophico-scientifico-mathématique des choses). Pourquoi ? Parce qu'elle a toutes les chances de s'avérer fausse. Et cela à l'issue d'une longue étude sur cette base où nous aurions perdu notre temps. Et suivant cette méthode, après cela nous recommencerions avec une autre hypothèse qui s'avérerait tout aussi fausse elle aussi. C'est l'assez vaine méthode de Carl Popper dans laquelle nous baignons depuis les années 60 : chacun y va de sa petite hypothèse personnelle et on n'avance pas, ou si peu !

 

Une fois obtenu au « tamis » le tri des faits avérés et pertinents, la raison en dérive par induction le principe qui explique l'objet en question. C'est ce qu'est censée faire la philosophie. On voit que le processus est exigeant. Concernant l'intitulé, prenons sept (nombre sacré!) exemples factuels pertinents.  Un étudiant m'affirmait que le suicide est l'expression ultime de sa liberté. N'est-il pas plutôt l'expression de sa parfaite aliénation narcissique, aujourd'hui devenue commune (Christopher Lasch), par l'idée fausse qui consiste à s'imaginer, en dépit des faits, que l'individu serait une parfaite monade émergeant du néant de sa propre volonté sans antécédent humain aucun ? Comme s'il jouissait de son propre fait d'une liberté absolue. Celle d'une venue au monde issue de nul parent et assortie d'une dotation de liberté innée, tel un Adam adulte accompli créé ex nihilo par un dieu imaginaire. Il n'y a alors même plus un pas à franchir pour que l'individu-roi s'imagine s'être créé lui-même comme le ferait le dieu qu'il croit être devenu. L'individu-dieu se considère alors en mesure d'exercer sa liberté suprême de s'ôter la vie. Il nie ainsi la réalité d'être né de cellules sexuelles de deux êtres humains. Le déni d'humanité est à son comble.

 

Ensuite à notre naissance comme authentique prématuré, ne faut-il pas immédiatement être accueilli par au moins un autre être humain transmetteur du patrimoine social et culturel du passé de l'humanité ? Le nouveau-né ne devient homme que progressivement par le processus dialectique des relations qu'il tisse avec les autres pour devenir autonome vers l'âge de sept ans. A contrario, il mourrait seul et abandonné. Ou il serait un « enfant sauvage » dont les centaines de milliards d'interconnexions neuronales n'auraient pu s'établir dans l'absence de rapports humains qu'il n'aurait pas vécus. Quoi qu'on fasse, un tel enfant ne pourrait jamais parler et se comporterait à jamais comme les animaux qui l'auraient accompagné. En outre, l'homme adulte qui se prétendrait pure monade indépendante ne saurait être ce qu'il est devenu sans les soins, les relations en société avec les autres et sans l'éducation qu'ils lui prodiguent. Même l' « enfer » qu''ils lui prodigueraient, si tel était le cas, serait l'élément indispensable à son identité humaine.

 

Finalement, son caractère humain se dissiperait s'il était privé de tout contact avec d'autres hommes par mise en isolement et par privation sensorielle. Le cas est exemplaire des Bader & Meinhof emprisonnés dans ces conditions au cours des « Trente glorieuses » d'une Allemagne triomphante aux relents encore nazis. En effet, ne s'agissait-il pas de priver des hommes de leur dignité (Kant) et de leur faire perdre jusqu'à la conscience d'eux-mêmes ?

 

Quelle explication générale et donc philosophique tirer de ces faits ? On voit que la conscience d'un individu de son humanité ne peut s'obtenir que dans le rapport à l'autre et réciproquement. Mais cet objet que sont les hommes, peuvent-ils eux-mêmes l'appréhender en soi ? Certes pas : toute définition des limites et caractéristiques d'un objet est arbitraire comme participant d'une convention entre ses auteurs, ces « autres » qui se recréent sans cesse par leurs échanges mutuels. En effet, l'homme n'a pas de nature ni de vérité intangibles. Bien que celles-ci soient mouvantes et donc jamais que partiellement accessibles, ensemble nous sommes néanmoins capables d'énoncer certaines affirmations. C'est l'énonciation d'un « discours ». Ainsi pour être un objet d'appréhension, l'homme doit faire l'objet du discours d'observateurs qui par là le créent, lui donnent une forme particulière, une structure (hylémorphisme d'Aristote).

 

Le discours à son tour nécessite une formalisation par le langage. Lui aussi n'émerge que dans la relation à l'autre. Mais au prix d'une nouvelle distance à l'objet étudié, le langage ne décrivant qu'approximativement le réel. N'est-ce pas là une nouvelle confirmation que la conscience de soi et du monde nécessite ce rapport aux autres. L'homme fait alors de sa personne l'objet de son discours. Du coup il existe dans sa conscience et il se sait être. Il acquiert la pensée autoréflexive. Je ne serais pas homme si les autres n'existaient pas ou, plus prosaïquement, s'ils refusaient d'entrer en relation avec moi. Pour parvenir à cet exploit qu'est la capacité de se savoir être, il faut donc bénéficier des regards des autres. Je suis et je le sais par les regards des tu. Il faut, peu à peu, tisser les liens qui sont notre véritable personne. Il n'y a rien d'autre qui nous fonde.

 

Les autres sont ma condition d'existence et, dès lors, ne sauraient fondamentalement être mon « enfer ». Sauf, et cela est crucial, à refuser d'entrer en rapport avec moi dans la société. Comme cela se pratique réciproquement entre certaines classes sociales, avec les gens des banlieues ou des gens démunis. Il y a alors mensonge et humiliation, fomenteurs de violence ou de fanatisme, car la condition première de tout échange est le respect de la dignité de l'autre. Respecter l'autre, c'est le considérer comme partie de soi puisque je suis les liens que je tisse avec d'autres. On voit que l'éthique ne consiste pas à formuler des préceptes à la Kant qui tombent d'en haut. Non, elle est la conséquence de la prise de conscience de ce que nous sommes et de ce qui nous fait. A cet égard, les technologies de l'information, où les autres sont comme impalpables, travestis et absents du contact humain soutiennent une déshumanisation. De même, naître d'un ventre loué à un prix, c'est perdre toute dignité humaine et devenir une chose.

 

Revenant au discours et au langage, nous les concevons entre nous en nous faisant mutuellement hommes. Contrairement à une croyance générale, tout langage et tout discours ne mettent donc pas en relation que le locuteur posant un questionnement et l'objet en question. Non, deux pôles supplémentaires entrent en jeu dans un processus dialectique d'interrelations fortement imbriquées et à rétroactions entre quatre pôles plutôt que deux. Dès lors la « vérité » ou une connaissance (objectif des sciences et de la philosophie) n'est pas la représentation conforme de l'objet par le locuteur, mais bien ce qui émerge des relations entre les quatre pôles. Cela n'est généralement pas reconnu, ni compris dans toutes ses implications. Outre l'objet questionné et le locuteur, deux types d'interlocuteurs sont concernés dans tout discours : d'une part, ceux qui ont produit quelque connaissance que ce soit sur l'objet et, d'autre part, tous ceux qui expriment une opinion sur lui. Le discours en est le fruit qui exprime la meilleure forme de vérité humainement possible du moment, sachant par ailleurs que la définition de tout l'objet est nécessairement arbitraire (cf plus haut) comme résultat d'une convention ajustée entre les trois autres pôles qui le cernent. Pour ces raisons, il n'est pas possible d'atteindre l'objet en soi mais seulement d'en avoir une connaissance humaine incomplète du moment. La recherche de connaissances par les hommes est un processus dialectique d'évolution et d'adaptation progressive dans le temps (Darwin, Piaget).

 

interlocuteurs                                        interlocuteurs

disposant de savoirs                    à opinions

                                         \           /

                                           \  /      

                                           ̸       \

                       objet                      locuteur

             en question

                                     

Il est donc vain de rechercher des vérités absolues et définitives à la Parménide ou Platon pour lesquelles nous lutterions en fanatiques en nous faisant l'« enfer » des autres et des autres notre « enfer ». Cela est commun, mais évitable si l'on comprend les fondements et les conséquences de ce que l'on vient d'exposer. En effet, jusqu'à un certain point, « les hommes sont la mesure de toutes choses » (Protagoras) et, en outre, nous ne devenons nous-mêmes que dans le rapport aux autres. Cette relativité est le contraire du relativisme destructeur de la raison pour lequel tout se vaut, véritable « enfer » nihiliste de tous.

 

Il faut se poser une dernière question. L'opinion commune est que René Descartes aurait atteint les fondements de l'homme. Il s'est enfermé seul avec lui-même dans un « poêle » pour tout passer au crible du doute systématique. Pour René, un discours de vérité n'a que deux pôles : le « je » du locuteur et l'objet en question. Sa quête se limite à trouver une évidence capable de résister à toute mise en doute, y compris celle du message de nos sens. C'est pourquoi il reconnaît avec justesse que ni l'existence des choses ni la nécessité des démonstrations scientifiques ne résistent à l'épreuve du doute. Mais la première certitude qui résiste au doute est celle de sa pensée, le fait qu'il est en train de faire cette recherche : cogito, « je pense ». Or, pour que le doute puisse avoir lieu il faut d'abord quelqu'un qui doute : le doute suppose la pensée, qui suppose à son tour un sujet existant qui la pense. C'est le « Je pense donc je suis ». La présence immédiate à soi du sujet pensant, c'est-à-dire la conscience, devient ainsi le fondement de toute vérité possible. Mais René s'arrête au « je » sans se demander d'où provient ce « je » humain auto-réflexif : du monde, des autres et de moi-même ensemble en relation formant un système interconnecté à rétroactions multiples. Ce sont là précisément les quatre pôles précités. (Y a-t-il un enseignement à en tirer pour nos échanges au « café-philo »?)

 

Sa réflexion est à la source de la fécondité de sa méthode d'analyse de chaque objet en parties aussi élémentaires que possible. Mais elle omet l'essentiel : la mise en interaction rétroactive des divers éléments d'une structure fait apparaître une réalité qui n'était présente dans aucun de ses éléments. Cela, Aristote le savait déjà : l'hylémorphisme est l'armature de sa philosophie. Cette conception prend tout son relief et sa puissance explicative dans les quatre pôles de tout discours de vérité. Il  s'agit de comprendre comment la mise en relation des éléments d'un objet crée un « tout » qui n'est pas seulement leur somme. Aujourd'hui, cela se nomme « analyse de système » et conduit aux modèles informatiques qui saisissent par les mathématiques les divers éléments de l'analyse pour les intégrer dans des algorithmes qui en constituent la structure.

                     

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