DU
REGARD.
Si tu ôtes aux yeux
leur regard, tu n'as pas encore fait le noir sur ta vie
des yeux immobiles t'ont déjà vu naître
mille fois ils t'ont scruté dans le silence
à l'instant même où tu doutes de leur présence, ils sont là et se moquent de tes doutes
ils seront là le jour de ta mort Alma Abélian
des yeux immobiles t'ont déjà vu naître
mille fois ils t'ont scruté dans le silence
à l'instant même où tu doutes de leur présence, ils sont là et se moquent de tes doutes
ils seront là le jour de ta mort Alma Abélian
Dans l'amour, dans l'amitié le regard devient une fête des cœurs. Sartre
Selon Freud, quand l'homme a
accédé à la station verticale, les organes sexuels sont devenus visibles. Pour
se protéger d'une excitation sexuelle excessive, un "refoulement
organique" a conduit à un transfert de l'olfactif vers le visuel. A la
fonction originelle de l'œil s'est ajouté un autre registre, celui de la
pulsion scopique. Désormais l'œil sert deux maîtres à la fois : les pulsions du
moi et les pulsions sexuelles. L'œil sert deux maîtres à la fois : les pulsions
du moi et les pulsions sexuelles. De
même que la bouche peut servir à embrasser, manger ou parler, les yeux peuvent
servir à trouver son chemin ou à choisir l'objet amoureux présentant le plus d'attraits.
Le regard n’est pas réductible à ce qu’il peut voir ou a fortiori à l’image… c’est tout d’abord par le regard que l’être
humain atteste de son humanité auprès d’autrui, dans le regard que celui-ci, en
réciprocité, lui accorde. À cette situation humaine et humanisante du regard se
rattache un ensemble particulièrement riche de problématiques typiquement
philosophiques pour inclure dans leur champ d’investigation la vue, la vision,
le visible, l’image, l’écriture ainsi que les productions de l’imagination,
comme l’illusion. Les critiques que les philosophes antiques adressaient à
l’image et l’idole, ou encore l’élaboration complexe d’une théologie de l’icône
s’articulent en définitive à une véritable « politique » du regard,
comme exprimant le propre de l’homme. Dans sa République, Platon théorise de manière particulièrement complexe
les différents régimes de regards (depuis l’usage ordinaire de la vue jusqu’à
la contemplation des formes idéales à partir desquelles se fait la science).
Une image toute particulière, l’allégorie
de la caverne, est devenue l’emblème sinon le fétiche d’un certain
platonisme populaire. L’épais sédiment des reprises scolaires de cette image
recèle, comme une caverne son trésor, un mythe,
c’est-à-dire un récit performatif dont le thème est justement le dépassement
des images et la question de la différence entre imaginer (la jouissance
scopique) et savoir (le regard maîtrisé). Désir
érotique, désir du beau, désir de savoir sont en continuité et participent
aussi au regard. Ces deux aspects du regard, présence dans le
visible et dans le désir, sont ce qui nous intéresse ce soir. Notre société, nous l’avons souvent répété
dans ce lieu, est une société du spectacle. Or, cette société du spectacle
est produite avec le déchet de la civilisation, produit du discours du maître:
déchet de jouissance dans sa modalité scopique. Ce plus-de-jouir est un plus-de-regard.
Il est excessif, impossible à supporter : un commandement de donner à voir,
soit de montrer patte blanche, soit de se rendre visible pour être
quelqu'un. Il s'agit en fait plutôt d'une société du scopisme que
d'une société du spectacle. De toute façon, dans la société du
scopisme, pour exister, il faut être vu par l'Autre. Et ainsi
s'instaure le renouvellement du vieux cogito religieux: l'Autre
me voit donc je suis".
Tous les appareils vidéo, de vision lointaine, de
télévision fabriqués à partir du progrès de la science ont été possibles avec
l'avènement de cette même science, l'optique physique qui a exclu le regard du
monde visible. Mais ce regard y fait retour de plus en plus comme
commandement de la jouissance scopique. Là où le
monde réel se transforme en images, les images deviennent plus réelles pour la
jouissance du spectateur. Le show de la guerre
filmée, choquant, dans Apocalypse Now, est aujourd'hui
banal. Des orgies de sang, des bacchanales de membres dépecés
envahissent notre quotidien avec les "ici et maintenant "
des atrocités live. Ce sont des images du spectacle qui
apportent au spectateur la jouissance du regard qui le réveille par une horreur
excitante. Dans la "société scopique", le paradoxe de la
jouissance fait que chaque homme vent faire de son prochain un acteur et un
spectateur d'un spectacle obscène et féroce à la mesure du surmoi qui surveille
et punit.
Le panoptique de Bentham : Cette structure du regard dans le
Panoptique de Bentham, une figure architecturale employée au début du XIXème
siècle pour surveiller les prisonniers, dont le modèle a été aussi employé pour
les fous, les malades, les écoliers et les ouvriers. Il s'agit d'une
construction composée d'une tour centrale et d'un édifice circulaire. Le
surveillant est dans la tour sans que personne ne le voie tandis que les
prisonniers sont dans l'édifice circulaire dans des cellules transparentes,
baignées de lumière pour que la visibilité soit totale. Le panoptique dissocie
la paire voir-être vu et fait du sujet un être non-voyant qui est pris tout le
temp par le regard de l'Autre. Par cet artifice, il présentifie le
regard à la fois totalisateur (et totalitaire) et particularisé pour
chacun. Michel Foucault nous a montré dans Surveiller et
punir que le Panoptique est le modèle de notre société
disciplinaire qui, pour contrôler les individus, doit les rendre visibles à
tout moment tandis que son Oeil est invisible pour faire régner l'objet
regard. Ils font tous tache dans le tableau de la norme.
C'est par le regard que les êtres
doués de conscience, les pour soi, dirait Hegel, sont en relation. Se sentir
regardé, c'est d'emblée savoir qu'il n'y a pas au monde que des objets, des
choses. Il y aussi d'autres sujets. Le regard est révélation de l'existence
d'autrui et cela ne va pas sans difficulté car l'expérience du regard est
fondamentalement ambiguë. Les mythes soulignent qu'il n'est inoffensif ni pour
le regardant, ni pour le regardé. On doit à Sartre une célèbre analyse où il
établit qu' « autrui m'est présent partout comme ce par quoi je deviens objet ».
Autrui dont le regard me révèle l'existence est un autre sujet et le propre de
tout sujet est de se poser par rapport à des objets. Mon expérience d'autrui
est donc celle de mon objectivation. Pour Sartre le regard est objectivant par
nature. Il me fait exister comme « un dehors », il me réifie, il m'anéantit
dans ma dimension de transcendance, me réduisant à la facticité qu'il perçoit. "S'il
y a un Autre, quel qu'il soit, où qu'il soit, quels que soient ses rapports
avec moi sans même qu'il agisse autrement sur moi que par le pur surgissement
de son être, j'ai un dehors, j'ai une nature; ma chute originelle c'est
l'existence de l'autre, et la honte est - comme la fierté - l'appréhension de
moi-même comme nature, encore que cette nature même m'échappe et soit
inconnaissable comme telle. Ce n'est pas, à proprement parler, que je me sente
perdre ma liberté pour devenir une chose, mais elle est là-bas, hors de ma
liberté vécue, comme un attribut donné de cet être que je suis pour l'autre. Je
saisis le regard de l'autre au sein même de mon acte, comme solidification et
aliénation de mes propres possibilités". L'Etre et le Néant. Au
fond, le regard d'autrui est une véritable épreuve, il me destitue de ma
liberté originelle. D'où la formule de Huis clos : « l'enfer c'est les autres ».
Dans le regard d'autrui, je suis mis en situation de rompre l'intimité de moi
avec moi-même, de prendre une distance me permettant d'accéder à la conscience
de moi-même. Sartre n'hésite pas à dire qu' « autrui est le médiateur
indispensable entre moi et moi-même ». L'Etre et le Néant. Pour avoir
une image de moi-même, il faut passer par l'autre. Il le montre en analysant
l'expérience de la honte.
« [...] La honte dans sa
structure première est honte devant quelqu'un. Je viens de faire un geste
maladroit ou vulgaire: ce geste colle à moi, je ne le juge ni ne le blâme, je
le vis simplement [...]. Mais voici tout à coup que je lève la tête: quelqu'un
était là et m'a vu. Je réalise tout à coup toute la vulgarité de mon geste et
j'ai honte. [...] J'ai honte de moi tel que j'apparais à autrui. Et par
l'apparition même d'autrui, je suis mis en demeure de porter un jugement sur
moi-même comme sur un objet, car c'est comme objet que j'apparais à autrui.
Mais pourtant cet objet apparu à autrui, ce n'est pas une vaine image dans
l'esprit d'un autre. Cette image en effet serait entièrement imputable à autrui
et ne saurait me « toucher ». Je pourrais ressentir de l'agacement, de la
colère en face d'elle comme devant un mauvais portait de moi, qui me prête une
laideur ou une bassesse d'expression que je n'ai pas; mais je ne saurais être
atteint jusqu'aux moelles: la honte est, par nature, reconnaissance. Je
reconnais que je suis comme autrui me voit. » Sartre. L'Etre et le Néant
Tout ce qui vient d'être dit
montre assez l'ambiguïté de cette
notion de regard. S'il peut être structurant, s'il est fondamental dans
les échanges intersubjectifs, son champ sémantique nous dit également qu'il
peut être redoutable, pouvant hypnotiser, pétrifier, méduser, fusiller,
transpercer... Il apparaît ensuite que cet œil est plus souvent mauvais que bon. On sait le nombre de
traditions où il s'agit de se garder du "mauvais œil". « Le regard a souvent été considéré par les
Anciens comme un rayon...émis par le feu de l'œil en direction de l'objet...
Peut-être est-on en droit de supposer... un lien direct entre l'œil rond des
Cyclopes et la fonction que leur assigne Hésiode de maîtres du feu
métallurgique, fabricateurs de la foudre... pour le service de Zeus. "
On sait aussi combien cet œil est inquisiteur, pénétrant, castrateur et quelle
difficulté il y a pour y échapper. Versant imaginaire du Surmoi: œil de la
Conscience, œil de la Police, œil de Dieu... Caïn, meurtrier de son frère et
poursuivi jusqu'à la fin, comme le dit le célèbre vers de Victor HUGO: " L'œil était dans la tombe et regardait Caïn. ».
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