Faut-il laïciser la
laïcité ?
Sacralisée par les
uns, diabolisée par les autres,
falsifiée ou dévoyée par beaucoup, confuse ou déroutante pour les plus
sincères, la laïcité est l’objet
récurrent de passions et de pulsions françaises depuis plus d’un siècle.
Passée la grande tempête de 1905 (la
« Séparation »), le débat laïque, après la Libération, portait
essentiellement sur la question scolaire (comme en 1959 ou 1984). Mais, depuis les années 2000, il s’est
transformé en interrogation plus générale sur
la cohésion républicaine, l’identité et
la nationalité, l’intégration et la citoyenneté, les questions
sociétales (cellules souches, mariage, fin de vie). Non sans arrière-pensées
politiciennes et électoralistes (2007, 2012) !
Les rivalités
géopolitiques multipolaires, assorties de
la remise en cause de «l ’hyperpuissance
américaine » (H. Védrine), sur fond de crises (financière, économique,
sociale, démocratique, environnementale), de quête du sens, d’inégalités et
d’injustices accrues, la « présence » du (des) peuple(s) « musulman(s) »,
ont donné prétexte à des irritations et des crispations identitaires et à une instrumentalisation politique du fait
religieux face à un mouvement laïque affaibli, hésitant ou accommodant.
En effet, « Ouverte, positive, apaisée, assouplie,
exigeante, tolérante, plurielle, nouvelle… » ?, que de qualificatifs
pour habiller (ou voiler !) la
laïcité !
Ainsi, dans un
environnement complexe et imprévisible, l’honnête homme du XXIème siècle ne
sait plus, si j’ose dire, à quel saint se vouer !
C’est pourquoi, à
rebours des dogmatismes de tous poils, dégagé des contingences du manichéisme
ambiant et de la médiacratie, un effort
conceptuel et critique s’impose, seul à même d’éclairer toute pratique
citoyenne conséquente.
Il est vrai que
l’homme s’est fait par l’outil, le langage et le feu, mais aussi par le mythe
et le rituel. Le croire et le sacré traversent l’histoire. L’humanité a
ceci de commun qu’elle s’est toujours interrogée sur les grands mystères
existentiels. La diversité des réponses, la variété des options spirituelles et
des éthiques de vie ne posent problème
que lorsque l’une d’entre elles prétend imposer son credo à toutes les autres.
« Là où il y a un élu, il y a un
exclu.» (R. Debray)
Si la religion, pur
témoignage spirituel (Spinoza) et interprétation métaphysique longtemps
dominante, est l’«expression de la misère réelle » et la « protestation »
contre celle-ci (Marx), c’est lorsqu’elle régente la vie civile au nom d’une
vérité révélée et établit des liaisons
dangereuses avec la politique (« Un
roi, une loi, une foi ») que les choses se gâtent (Merci, Théodose,
380). Voici la « persécution juste »
(Saint Augustin) et la « Guerre des Dieux » (M. Weber).
L’intolérance et la mort sont au
rendez-vous. Tuez les infidèles ou les impies ! L’histoire, jusqu’à ce jour,
et longuement, en témoigne (n’est-ce pas, Chevalier de la Barre, 1766 ?...).
Aux temps de la
« postmodernité » , les
idéologies du « désenchantement du
monde » (M. Gauchet,) du « retour
du religieux »
(« Nietzsche est mort », signé Dieu), du « choc des civilisations » (S. Huntington, 1996), et de la « lutte contre le terrorisme » (de B. Clinton à F. Hollande),
bousculent considérablement la mentalité laïque. (tout en proclamant, sans
rire, la fin des idéologies !)
Le recours fondamentaliste aux textes
religieux (N.B. « recours », pas « retour ») , Bible (Ancien ou Nouveau Testament) et
Coran, relève davantage d’intentions politiques profanes, de volonté de conquêtes de « terres promises »
ou de parts de marché, d’oppressions ou de discriminations (notamment à l’égard
des femmes). Voici revenus les anathèmes ou les fatwas, (sinon les
Croisades !...quoique…).
Le « vivre ensemble » est ainsi mis à mal dans
un monde à la fois globalisé et tribalisé. Falsifications et mystifications
diverses sont au rendez-vous qui
masquent les enjeux réels de pouvoir et de domination.
Car « le monstre
doux » veille (R. Simone ou Tocqueville) ! Sous le regard
bienveillant de Mercure et de Mars, figure tutélaire de la pensée unique, il se
gave de ce qui fait peur et divise : au menu, « l’autre » sous
toutes ses formes, celui qui diffère ou qui déroge, ici et ailleurs. C’est le
« temps de cerveau humain disponible »
(P. Le Lay, 2004) qu’il chérit, c’est l’alternative d’un autre monde possible
qu’il dénie (le « TINA » de M. Thatcher des années 1980), c’est le
Mal dont il dénonce « l’Axe »
(G.W. Bush, 2002).
Face à cette « douceur totalitaire », ( J.
Baubérot), à l’invitation des Lumières, ne faut-il pas « oser
penser » (Kant) ? Pour
agir. N’y a-t-il pas urgence ?
L’article premier de la Constitution française de 1958
énonce : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle
assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction
d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances… »
Principe juridique
donc, mais pas seulement : « La notion de laïcité recouvre un idéal universaliste
d’organisation de la cité et le dispositif juridique qui, tout à la fois, se
fonde sur lui et le réalise. Le mot qui désigne le principe,
« laïcité », fait référence à l’unité du peuple, en grec le laos, conçu comme réalité indivisible,
c’est-à-dire exclusive de tout privilège. Une telle unité se fonde sur trois
exigences indissociables : la
liberté de conscience assortie de l’émancipation personnelle, l’égalité de tous les citoyens sans distinction d’origine, de
sexe ou de conviction spirituelle, et la
visée de l’intérêt général, comme seule raison d’être de l’Etat. »
H. Pena-Ruiz.
Mais que de parcours chaotiques et de seuils difficilement
franchis avant d’en arriver là : car la
laïcité a été, et demeure, un mouvement, un combat permanent, une conquête.
Ne faudrait-il pas, alors, hors de tout préjugé, « sous un voile d’ignorance » (?, J.
Rawls) pour en comprendre pleinement le
sens :
interroger les voix anciennes, puissantes, qui, de
protestations en déviances, lui ont
ouvert le chemin, de Socrate à Spinoza ; celles des Amériques et de
l’Europe des Lumières, de Kant à Rousseau, de l’Encyclopédie, qui en bâtirent
les fondements philosophiques et politiques incarnés dans la Déclaration des Droits de l’homme et
du citoyen de 1789 et prépareront
dans les consciences, et par la Loi, l’abolition de l’Ancien Régime (n’en reste-t-il pas encore
quelques « modernes » bastions ? n’est-ce pas Olympe de Gouges ?) ;
et V. Hugo («l’Eglise chez elle et l’Etat
chez lui » », 1850), et Zola (« J’accuse… », 1898)… ;
les prolonger des réflexions théoriques et politiques
actuelles (C.
Kintzler, C. Nicolet, H.Pena-Ruiz, J. Baubérot, J.M. Ducomte, G. Corm…) ;
parcourir le processus historique de sécularisation
qui, au cours du XIXème siècle, ( J. Ferry, J. Jaurès, A. Briand « tonnant »
à la tribune…) aboutit, en France à la Loi de séparation de l’Eglise et de
l’Etat de 1905 et aussi visiter les autres espaces « laïcisés »
(du Mexique à la Turquie, en passant par les Etats-Unis par exemple), ou en
voie de l’être ;
apprécier la spécificité de la laïcité de l’école
républicaine,
lieu singulier de savoir, d’intégration et d’égalité ;
mesurer les enjeux
et les défis de notre temps, y compris dans leur dimension géopolitique et « écologique » (le
bien-vivre ensemble sur une « terre
qui n’est à personne », Rousseau) ?
En sollicitant ainsi l’apport de la philosophie, de l’histoire et
du droit, en observant le particulier (« l’exception française », sa
spécificité comme ses imperfections) et l’universel (sans imposer un quelconque
imaginaire occidental ), en situant la place de la question scolaire comme
institution fondatrice, le tout au sein d’«un
monde fini » (P. Valéry), n’est-ce pas alors se demander :
« De quoi la laïcité est-elle le
nom ?» (sans adjectifs), et, hors de tout cléricalisme de la pensée, avec
sérénité, en somme, verser au débat une
vision laïque de la laïcité ?
Et puis, et enfin, question pratique : « Que
faire ? ». Exercice personnel, éthique, spirituel ? Résistance,
engagement politique partagé ? …Pour un collectif heureux ?
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