S’INDIGNER. ET APRÈS ?
J’ai
pensé à ce sujet le jour où j’ai appris la mort de Stéphane Hessel. J’avoue que
je n’avais pas lu la brochure (une quinzaine de pages) qui l’a rendu célèbre et
qui paraît-il s’est vendue par millions d’exemplaires (un vrai best
seller !), qui a paraît-il exalté la jeunesse grecque, espagnole, américaine,
au plus fort de la crise bancaire... Loin de moi l’idée de déprécier la valeur
morale, l’honnêteté, de cet homme intègre que je respecte pour une raison
essentielle : parce qu’il est de ceux qui s’opposent de tout leur coeur et
de toute leur intelligence, aux indifférents. Chose curieuse, quand
je me suis rendu chez Sauramps pour acheter ladite brochure, j’ai trouvé juste
à côté d’elle un livre de Gramsci dont le titre est: Pourquoi je hais
l’indifférence.
Mais
je ne voudrais pas que notre soirée se ramène à une critique ou à une défense
de ce texte. Je dirais simplement : C’est un texte généreux, je partage
son sentiment. Les sujets d’indignation, actuels et « historiques »
sont innombrables. du nazisme au Rwanda, à la Palestine, la liste en serait interminable
hélas (dont un sujet qui ne figure pas
dans le texte de Hessel : la bêtise (dont Flaubert fit en son temps un
dictionnaire).: « Le motif de base de la Résistance était l’indignation,
écrit Hessel, la violence
tourne le dos à l’espoir, il faut lui préférer l’espérance, l’espérance de la
non violence » Et de là s’ensuit le concept « d’insurrection
pacifique ». Et ce curieux
titre du dernier « chapitre » : « Je ne désespère pas de
la sagesse chinoise ».
Mais
examinons d’abord le concept :
Aristote :
Il fait la distinction entre colère et indignation (orgè, nemesis). Selon lui l’indignation
supposerait l’absence de toute considération personnelle et la seule
considération du prochain (la colère au contraire pour lui c’est se
venger publiquement d’un mépris manifesté à notre endroit, donc une affaire
personnelle).
L’indignation
s’oppose à l’indifférence. Et Gramsci justement dit que « l’indifférence
est l’esprit de collaboration qui disculpe de toute responsabilité
individuelle. Son contraire, l’indignation, c’est résister par la sensibilité,
par l’intelligence et par l’imagination. Nous avons la sensibilité pour
percevoir les souffrances du monde, l’intelligence pour les analyser, et
l’imagination pour en montrer des solutions politiques » Je hais les
indifférents dit-il encore, parce que « je pense que vivre c’est
résister (...) à l’idéologie de la fatalité, cette apparence illusoire de l’absentéisme ». Et il ajoute encore : « l’indignation
aiguise l’intelligence ».
La
question est alors : Pourquoi y en a-t-il qui s’indignent et d’autres qui
sont indifférents ? Hessel voit juste quand il dit s’adressant aux
jeunes : « En vous comportant ainsi vous perdez l’une des
composantes essentielles qui font l’humain ».
L’indignation
n’existe pas sans son versant opposé : la pitié. On s’indigne sans
être soi-même victime, étant spectateur de l’injustice. On se représente, on
partage (en imagination), on ressent la souffrance de l’autre.
L’indignation
n’existerait-elle que par la parole, la véhémence de la parole ?
On
trouve un grand nombre d’indignés parmi les poètes et les écrivains.
Voyez Dante, Voyez Agrippa d’Aubigné (Les Tragiques), voyez Hugo (Châtiments).
Voyez Bayle (De la tolérance), Voltaire (L’affaire Calas, le chevalier
de la Barre), Zola (J’accuse) etc...
ET APRES ?
Dans
le texte d’Hessel on lit (on lie) : « L’indignation... et l’engagement
qui en est la conséquence ». Le mot revient plusieurs fois : « Il
faut s’engager au nom de la responsabilité de la personne humaine. ».
L’engagement qu’il propose est l’engagement non violent (Gandhi, Mandela,
Luther King). Il prône l’insurrection pacifique.
Mais
qu’est-ce que l’engagement ? C’est passer d’une réaction spontanée
(l’indignation) à l’action pratique, collective pour combattre l’iniquité, pour
imposer la justice L’insurrection ça
s’organise. Hessel cite des organisations non politiques, des « mouvements
sociaux : Attac, la FIDH, Amnesty. Leur efficacité ?
On
bute alors sur la question de l’engagement, du militantisme politique. Quel « parti »
prendre ? Qui corresponde à une conception de la justice sociale, à une
vision utopique, un idéal qui défende les valeurs morales et humaines bafouées
(les droits de l’homme) tout au long de l’Histoire. L’action politique. On a vu
comment les idéaux peuvent être dévoyés.
L’indignation
conduit certes à l’engagement, mais l’engagement (idéologique) à son tour peut
conduire à l’aveuglement, à l’intransigeance, à l’intolérance qui étaient sources
de notre indignation.
Une
impasse ? L’indignation serait-elle stérile ? Condamnée à n’être
qu’une réaction intellectuelle (d’intellectuels, écrivains, poètes, philosophes)
qui ne pourrait dépasser les mots, la parole, l’éloquence du poème ou du
pamphlet ? Les romantiques (Hugo), ont cru que la parole messianique avait
pouvoir de changer le monde. On a dû déchanter. Au reste, y a t-il aujourd’hui
une littérature engagée ?
Pire,
l’indignation appliquée au social et au politique, et qui se manifeste alors
sous une forme de rejet du modèle social et politique dans lequel on vit, ne
risque-t-elle pas de déboucher justement sur le scepticisme, l’indifférence,
l’absentéisme : Ecoeuré par les politiques (les politiciens), on ne fait
pas (ou plus) de politique. On ne participe plus (absentéisme électoral). On ne
croit plus à rien. S’indigner suffit pour apaiser sa conscience.
A
moins que la « parole indignée » ne serve seulement à fabriquer des
réfractaires ?
Qu’elle
ait, à condition d’être entendue, un effet à retardement. Ce qui ne serait déjà
pas si mal. Oui mais, la censure, le conformisme, le nivellement médiatique (on
en a parlé ici) ? Mon sujet se mord la queue.
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