Note : le texte ci dessous est la version complète de la proposition de l'auteur du sujet, le philopiste n'est qu'un abrégé de ce document.
INTÉGRISME OU SOUMISSION ?
Quels sont les symptômes de cette « maladie » universelle ?
Dans son livre : « intégrismes », Roger Garaudy identifie trois caractéristiques essentielles de l’intégrisme :
- Refus de toute évolution
- Attachement indéfectible au passé
- intransigeance dogmatique
Cette attitude radicale peut prendre des formes différentes selon les domaines de l’activité humaine où elle s’exerce.
A partir de cette définition, Garaudy analyse ce qu’il appelle « les intégrismes occidentaux » qui auraient mené à l’intégrisme islamique actuel.
1- L’intégrisme scientifique
Le premier intégrisme abordé par l’auteur est le scientisme. Il considère que les théoriciens de l’économie ont apporté un fondement théorique au pouvoir industriel en faisant du progrès et de la raison technicienne une religion. La science devint un dogme : ordre et progrès, c’était la nouvelle devise apportée par Saint-Simon (1760 – 1825) et Auguste Comte (1798 – 1857). Au nom de cette doctrine qu’on nomme le positivisme, on pût justifier un colonialisme implacable, à l’abri de toute remise en question. Ce positivisme donnait à l’Occident l’assurance de sa supériorité raciale non plus en raison du droit divin, comme à l’époque des premières colonisations, mais par sa supériorité rationnelle, scientifique et technique. Pour illustrer cette théorie, Garaudy cite le juriste Jules Ferry (1832 – 1893). Selon ce dernier, la fondation d’une colonie se présente comme la création d’un débouché prometteur; de plus cela permet de posséder des bases partout dans le monde tout en assurant la civilisation des peuples primitifs. À ceux qui croient que les droits de l’homme s’appliquent aux peuples primitifs il répond que les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures.
Selon Roger Garaudy, " c’est ce même intégrisme qui, depuis cinq siècles, sert de justification idéologique à toutes les exactions du colonialisme " dont la dernière en lice est celle des américains dans le Golfe. Ici, ce qui ressort est bien l’hypocrisie des pays occidentaux en ce qui concerne le droit international. À ce sujet, Garaudy cite les exemples suivants :
L’invasion de la Grenade en 83 et celle de Panama en 89 par les USA, l’occupation de la Cisjordanie et Jérusalem en 67 par Israël, entraînent bien une désapprobation de la part de l’ONU mais le veto des USA la rend inutile et inopérante. Ce qui n’est certes pas le cas au moment où l’Irak attaque le Koweït (province iraquienne séparée de l’Irak par les compagnies pétrolières anglo-saxonnes en 1961, ayant à sa tête un prête-nom, chef de tribu) et qui déclanche la Guerre du Golfe. Le but de cette guerre était tout simplement de contrôler les pétroles du Golfe. Le blocus imposé alors (et qui persiste encore aujourd’hui – tuant 3000 enfants par mois--) a non seulement maintenu l’hégémonie américaine mais provoqué une vague d’intégrisme dans le monde arabe, par réaction à cette nouvelle agression coloniale.
Garaudy fait remarquer avec raison que cette politique coloniale américaine " conduit à une guerre des riches contre les pauvres " d’une part, et d’autre part " au maintien des rapports de dépendance de tout l’Occident à l’égard des USA."
Il n’en demeure pas moins que le but de ce colonialisme est bien le contrôle du pétrole, bien que ce qui le justifie théoriquement ce soit la supériorité scientifique et technique de l’Occident (dominée par les USA) sur tous les autres modes de vie opposés à la civilisation et au progrès.
On peut ainsi justifier le colonialisme à l’égard du Tiers Monde où l’on cherchera à assimiler les populations indigènes (G. montre que ce fut un échec en Algérie). L’intégrisme scientifique a sans doute entraîné la faillite morale de l’Occident. Et comme tous les intégrismes, il est dépassé, la science elle-même ayant évolué. Le premier chapitre se termine sur cette prise de position de Garaudy :
" Le déploiement de nos pouvoirs techniques, sans réflexion sur les fins humaines, conduit à la destruction de l’homme et de sa planète ".
Le scientisme a servi de support théorique au colonialisme qui s’est déployé au cours des cinq cents dernières années et qui se continue sous d’autres formes aujourd’hui. Or, le marxisme lui-même " porte les stigmates de ce scientisme positiviste de l’Occident " (page 30) comme G. tentera de la démontrer au chapitre suivant.
2- Intégrisme stalinien
Aux yeux de Garaudy, ce n’est pas le marxisme lui-même qui constitue un intégrisme, mais ce qu’en ont fait ceux qui se disaient les disciples de Marx. C’est ce que Garaudy tente de démontrer. À ses yeux, la philosophie critique de Marx est tout le contraire du dogmatisme intégriste de Lénine et de Staline. On ne peut définir la pensée de Marx comme un " déterminisme économique " qu’en faussant le sens du socialisme scientifique de Marx. L’erreur de ce qu’on appelle le marxisme, repose sur le fait que l’on prend le terme " scientifique " au sens du positivisme, " c’est-à-dire de cette prétention à atteindre une vérité définitive en réduisant la connaissance, y compris celle de l’homme, de son histoire et de ses créations, à celle des faits et des lois et à tirer de là une morale et une politique " p.31 Or, pour Marx le socialisme n’est pas la conclusion d’une proposition mathématique ou scientifique!(p.32), tous les termes majeurs du socialisme ont été annoncés par Marx avant même qu’il abordât l’analyse scientifique de l’économie.
La pensée de Marx est une philosophie critique, tout le contraire du dogmatisme intégriste. Car nous dit Garaudy : " Le dogmatisme se fonde sur l’illusion ou la prétention de s’installer dans l’être et de dire sur lui la vérité absolue. La philosophie critique, en revanche, est la prise de conscience que tout ce que nous disons de la nature, de l’histoire ou de Dieu, c’est un homme qui le dit. Donc une affirmation provisoire, relative à nos connaissances et à nos expériences du moment." p.32
C’est ainsi que le stalinisme fait un dogme de la priorité qu’il accorde à l’industrialisation et fait disparaître la finalité humaine du socialisme; la croissance devient une fin en soi et tout le reste doit se subordonner à cela, même la religion et les arts. La dialectique devient système plutôt que méthode (p.44) en même temps que modèle immuable et unique du socialisme.
Ce qu’il faut retenir de cette analyse des fondements de l’intégrisme stalinien c’est surtout cette affirmation que le jugement de l’homme sur lui-même, sur l’histoire et sur Dieu est une affirmation provisoire, relative à nos connaissances et à nos expériences du moment. Cette position se situe exactement à l’opposé de l’intégrisme stalinien totalitaire et dogmatique. Mais la retrouve-t-on par exemple dans le domaine religieux et particulièrement en ce qui concerne l’Eglise catholique romaine et par rapport à la conception de la transcendance et de sa nécessaire jonction avec la réalité de la vie quotidienne? Question d’autant plus délicate qu’elle met en jeu l’intelligence du cœur où se découvrent plusieurs sensibilités. Garaudy prend position clairement et met en évidence quelques faits illustrant l’intégrisme romain.
3- Intégrisme romain
Garaudy tentera au cours de ce chapitre de démontrer comment il y eut après le concile Vatican II une césure importante dans l’attitude du Magistère de l’Église qui déboucha sur un intégrisme sur les plans social, politique et sur celui de la culture.
" La grande nouveauté de Vatican II, exprimée dans le texte Gaudium et Spes de 1966, c’était l’ouverture au monde, le renoncement à la prétention de le régenter d’en haut, pour, au contraire, le servir, à la lumière de l’humilité évangélique, en reconnaissant l’autonomie des réalité terrestres. "(Voir Gaudium et spes, p. 151) En ce sens, Garaudy cite un autre texte de Gaudium et Spes : " L’Église enseigne que l’espérance eschatologique ne diminue pas l’importance des tâches terrestres, mais en soutient plutôt l’accomplissement par de nouveaux motifs. "(p. 112)
Or, Garaudy retient essentiellement deux événements ou attitudes illustrant à son avis un nouvel intégrisme sur le plan social qui s’exprime par un retour au conservatisme contre le choix prioritaire des pauvres.
Tout d’abord l’intégrisme romain s’est manifesté, selon Garaudy, à l’égard des théologies de la libération de l’Amérique Latine (Pérou, Brésil, Uruguay).Celles-ci ne se contentent pas " d’apporter d’en haut une prédication morale extérieure à l’histoire et à la vie quotidienne " " mais elles lient la libération historique de l’homme --libération sociale et politique—à la libération du péché " (Gaudium et spes, p. 51) " Au lieu de déduire de versets bibliques une doctrine politique ou une doctrine sociale de l’Église (…) les théologiens de la libération vivent d’abord la situation de ceux pour qui être pauvre, c’est n’être rien, afin d’éclairer et de guider leur action à la lumière de l’Évangile pour qui être homme, c’est être créé à l’image de Dieu. " (Gaudium et spes, p. 51)
Or, dans son texte " Liberté chrétienne et théologie de la libération, " le cardinal Ratzinger s’oppose rigoureusement à cette position théologique, et selon Monseigneur Fragoso, un évêque du Nordeste brésilien, le texte du cardinal constitue un plan très élaboré pour combattre la théologie de la libération " (Gaudium et spes, p. 53).
Le défi de l’Église à ce moment aurait été de renouveler son approche à l’égard de la pauvreté vécue par ces populations comme l’espéraient les théologiens de la libération. Au contraire, le cardinal Ratzinger revient à ce vieux dualisme du spirituel et du matériel, du religieux et du séculier, des péchés individuels et des péchés sociaux, " une confusion entre la pauvreté volontaire (…) et la pauvreté subie, éprouvée comme oppression.
Garaudy reprochera ensuite à Jean-Paul II d’avoir refusé de recevoir la mère d’un des prêtres assassinés par les sbires du pouvoir (et de la CIA) pendant qu’il ne refuse pas de serrer la main de ceux qui sont responsables de la pauvreté vécue du peuple. Ce qui lui donne l’occasion d’opposer les paroles évangéliques admirables du Pape à son attitude pratique. On peut cependant se demander si le Pape lui-même était au courant de cette demande de la mère d’un des prêtres assassinés par la junte militaire. On peut penser que cela a pu lui échapper. On ne peut sur ce point et pour cette raison le taxer d’intégrisme. Il est clair cependant que l’Église est revenue à un esprit centriste autoritaire d’avant le concile Vatican II : une théologie à méthode déductive.
À ce sujet Garaudy cite le père Chenu, (Le Monde, 24 mai 1983) " Au cours de son voyage en Amérique centrale, le Pape Jean-Paul II a, à plusieurs reprises, blâmé sévèrement, sinon condamné l’expression – Église populaire — qui avait eu un écho si puissant en Amérique Latine, à Medellin en 1968 et à Puebla en 1979, appelant à annoncer le royaume de Dieu, selon l’Évangile, sans la libération intégrale des pauvres et des opprimés "
Garaudy aurait pu apporter d’autres éléments pour étayer sa thèse comme par exemple la position de Jean-Paul II et de plusieurs évêques relativement au célibat des prêtres, au mariage, à la contraception, à la place de la femme dans l’Église, etc. Sur ces questions, il aurait pu mettre en lumière la stagnation de la pensée, le conservatisme rigide et l’intransigeance dogmatique manifestés par Jean-Paul II et certainement une bonne partie du haut clergé.
Abordons maintenant la notion de « soumission » des peuples. Et essayons de la penser dans un rapport avec la liberté.
Pour penser le rapport entre liberté et soumission, il faut donc
commencer par distinguer ce qui est ou non nécessité dans la soumission, voire
réserver le nom de soumission à celle qui sera inexorable et inflexible. Par
distinction d’avec cette soumission, il faudrait alors désigner par obéissance
la soumission des individus entre eux, avec toute la contingence liée à
l’arbitraire interhumain. Cet arbitraire peut s’appeler despotisme en
politique, mais il prend aussi une forme morale, dans toute dépendance envers
l’opinion d’autrui. Les multiples formes que peut prendre cette dépendance nous
rappellent que l’on n’obéit pas seulement au despote, mais, dans une
concaténation évoquée par La Boétie, à ses sbires. La figure de la dépendance
envers autrui – ce que Rousseau appelle la « dépendance
personnelle » – est donc répandue en politique également, et c’est
contre cette dépendance que la liberté politique se définit comme indépendance
envers la volonté d’autrui. Cette liberté politique s’acquiert en se soumettant
à des lois puissantes qui ne font acception de personne. Soumission et liberté
vont alors de pair.
Mais soumission et
liberté vont également de pair dans d’autres champs de l’activité
humaine : liberté naturelle, et liberté morale. Dans les deux cas il
s’agit toujours de fuir l’arbitraire, même s’il ne s’agit plus alors de celui
d’autrui, mais aussi du sien propre. La liberté naturelle[7],
physique, est liée à l’indépendance de l’individu naturel, elle échappe à
l’arbitraire des désirs dépassant mes capacités naturelles de satisfaire mes
véritables besoins. La liberté morale[8],
définie comme la maîtrise de mes passions par la raison, lutte elle aussi
contre la démesure du désir. D’un certain point de vue, ces trois formes de
liberté – naturelle, politique et morale – se retrouvent dans une
sorte de soumission à la loi, à condition de ne pas comprendre cette soumission
à la loi comme une autonomie kantienne. La loi à laquelle on se soumet n’est
pas ici mon identité intelligible, personnalité existante dans le règne de la
raison. Qu’il s’agisse des lois de la nature physique, les seules auxquelles
l’enfant doit se sentir soumis, ou de l’ordre du monde, assignant au sage la place
à laquelle il se tient, ni l’enfant ni le sage ne sont les auteurs des lois
auxquelles ils se soumettent. L’affaire paraît différente en politique, où la
célèbre formule du chapitre huit du livre un – « l’obéissance à la
loi qu’on s’est prescrite est liberté » – a bien des consonances
kantiennes. Mais on pourrait argumenter que celui qui est contraint par la loi
civile n’est pas, ou n’est plus, celui qui l’a voulu et voté[9],
alors que la forme impérative du commandement kantien est due au fait que je
suis en même temps sensible et intelligible.
Ainsi, aussi étrange
que cela puisse paraître, si l’on veut bien opposer rigoureusement soumission
et obéissance, il ne faut pas seulement rapprocher soumission et liberté mais
aller jusqu’à faire de la liberté une forme de la soumission. Je commencerai
donc les trois brèves parties de cette conférence , en précisant, dans une première partie, ce rapport
entre obéissance et soumission, pour mieux cerner, dans une deuxième partie, ce
qui réunit soumission et nécessité, non seulement dans les lois de l’État, mais
aussi bien au-delà, dans la vie morale et l’ordre du monde. Une fois comprise
la réunion de la liberté et de la soumission dans une sphère plus large que les
lois de l’État, reste encore à comprendre, puisque je ne veux pas me servir de
l’autonomie kantienne pour rapporter chez Rousseau la vie politique à la vie
morale, quel peut-être ce rapport à la soumission qui définit la liberté, ou
quelle peut être l’unité d’une liberté qui se vit, dans la personne du citoyen
ou dans celle du sage, sur la même modalité de la soumission à la nécessité.
C’est la question que je me poserai à la fin de cette conférence.
I. Soumission versus obéissance
A l’époque de Rousseau
la distinction entre soumission et obéissance ne va pas de soi. Si l’on regarde
le Trévoux[10]
p.ex., soumettre veut dire « mettre dans un état de dépendance »,
« réduire sous la puissance », « sous l’autorité », et le
sujet soumis est dit « sujet obéissant ». La soumission,
« déférence respectueuse », principalement illustrée dans le domaine
interhumain, se distingue très mal de l’obéissance. La distinction paraît plus
claire en sens inverse, où l’obéissance est « soumission à la volonté
d’autrui » ; obéir est tout d’abord défini comme « se soumettre
à la volonté de quelqu’un », « être dans la dépendance, dans la
sujétion de quelqu’un ». Même si « obéir » finit par être aussi
employé dans de façon plus générale (« obéir à la force, à la
nécessité »), l’obéissance peut apparaître ici comme une espèce du genre soumission,
espèce concernant plus particulièrement les relations interhumaines.
On se rapproche ainsi
de l’usage rousseauiste. Bien qu’on ne puisse déterminer cet usage de façon
systématique, on peut relever, pour étayer ce que j’ai dit en introduction, de
nombreux usages de l’obéissance qui renvoient à un rapport interhumain,
confrontation de volontés donc. C’est le cas du couple (obéir / commander), que
l’on retrouve comme renvoyant un terme vers l’autre, par exemple dans l’Exorde
du second Discours : « demander, en d'autres termes, si ceux
qui commandent valent nécessairement mieux que ceux qui obéissent »[11],
dans Émile II : « c'est qu'ils ont obéi ou commandé; et j'ai
dit cent fois qu'il ne fallait ni l'un ni l'autre »[12],
ou encore dans la Nouvelle Héloïse, « Personne ici ne commande ni
n’obéit »[13].
C’est autour de ce
caractère de l’obéissance que se construit la distinction entre obéissance et
soumission, ou la spécificité de l’obéissance dans le genre soumission :
on obéit toujours à quelqu’un, et les termes de ce couple sont dans une
relation réciproque, sinon réversible[14].
La soumission renvoie au contraire à une relation moins personnelle : on
se soumet aux lois civiles comme à la nécessité naturelle, et c’est en cela que
l’on conserve la liberté de sa volonté. On retrouve cette opposition à propos
des premiers gouvernements électifs : « Les uns restèrent uniquement
soumis aux lois, les autres obéirent bientôt à des maîtres »[15].
La soumission est alors clairement opposée à l’obéissance, et c’est ce que l’on
retrouve à propos des véritables lois : « Tant que les sujets ne sont
soumis qu'à de telles conventions, ils n'obéissent à personne »[16].
On pourrait objecter,
entre autres, les célèbres formules du contrat pédagogique, où Émile déclare
qu’il doit sa liberté à l’obéissance constante aux lois de son maître[17].
Mais précisément, il s’agit d’Émile et de son maître, c’est-à-dire d’un
précepteur, que l’on a pu appeler despote, mais qui a mis entre parenthèses les
rapports d’autorité interindividuels, en commandant son élève par les
circonstances dans lesquelles il le plaçait[18].
Si le « non prononcé » doit être « un mur d’airain »[19],
c’est précisément parce que ce qui a toute l’apparence d’une domination
interhumaine ne doit pas en avoir les inconvénients, en commençant par inciter
les sujets à influer sur la volonté de leur maître. Ce qui oppose obéissance et
soumission est bien ce qui rapproche soumission et liberté, jusqu’à cette
étrange figure du précepteur despote, ou encore le non moins étrange appel de
Rousseau, dans la lettre A Mirabeau de juillet 1767, à un despotisme
absolu, réunissant les deux aspects, despotisme et liberté, dans une seule
personne. En fait il s’agit toujours de mettre la loi au-dessus de l’homme.
Dans le vœu que « le despote put être Dieu »[20],
il faut retrouver la même exigence qui consiste à prendre les lois physiques
pour modèle des lois politiques. Il s’agit là encore de fuir l’arbitraire des
relations interindividuelles ou des volontés « désordonnées »[21].
C’est dans le même
sens que l’on pourrait comprendre une deuxième objection, d’ordre politique,
issue de la huitième des Lettres écrites de la Montagne, qui oppose non
pas l’obéissance et la soumission, mais l’obéissance et la servitude :
« un peuple libre obéit, mais il ne sert pas, il a des chefs et non pas
des maîtres ; il obéit aux lois, mais il n’obéit qu’aux lois et c’est par
la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes ». Le terme d’obéissance
n’est pas pris ici dans le même sens qu’exposé ci-dessus ; il se rapproche
de ce que nous avons pu dire de la soumission. Cet usage du terme
« obéissance » est bien contraire à l’interprétation proposée, mais
il est moins courant, et surtout il permet en fait de conserver le même schéma
conceptuel, opposant la liberté aux relations interindividuelles, pour la
rapprocher d’un rapport aux lois impersonnelles.
II Champs de la Nécessité (1) : soumission et
politique
Ce qui permet
d’opposer l’obéissance et la soumission, tout en rapprochant cette dernière de
la liberté, est le rapport étroit de la soumission à la nécessité. Le même
rapport à la nécessité permet de rapprocher soumission et liberté tout en
valorisant ces deux dernières notions contre l’assujettissement aux
« chaînes de l’opinion »[22],
qui circonscrivent l’existence dans les insatisfactions du paraître et de
l’amour-propre. Qu’est-ce que cela signifie dans le champ politique ? Pour
être libre, il faut être soumis aux lois : « libre, c'est-à-dire
tellement soumis aux lois » écrit Rousseau dans la Dédicace du second Discours[23].
On voit bien ici la distinction d’avec une forme kantienne de rapport entre loi
et liberté : la liberté politique de Rousseau, comprise comme indépendance
envers la volonté d’autrui, n’est pas d’abord autonomie : il s’agit
d’obéir à une loi, avant de savoir si l’on est ou non l’auteur de la loi. C’est
l’inverse chez Kant : c’est parce que je suis, en tant qu’être rationnel,
l’auteur de la loi, que j’entends retentir la loi de la raison comme un
commandement.
Dans ce rapport à la
loi prévaut donc le fait que je ne puisse, en tant qu’individu, influer sur ce
qui me régit. La loi est alors ce à quoi je dois me soumettre absolument. Cette
inflexibilité se retrouve dans les lois politiques, non pas seulement dans
l’institution d’une législation pénale, mais par exemple dans le caractère
irrévocable des loi votées à la Diète[24],
même au sein des institutions polonaises commandées par le mandat impératif. La
liberté se construit, dans le rapport aux lois, par la nécessité avec laquelle
je dois m’y soumettre, et non, dans un premier temps, par le processus qui m’a
ou non permis de participer à leur élaboration. Cette étrange conséquence peut
être tirée de considérations qui ne sont pas d’emblée politiques, mais sont plus
générales, et peuvent concerner l’homme naturel ou la vie morale.
On pourrait ici
reprendre un argument d’Émile Faguet exposé par Robert Derathé[25] :
dire que je suis libre d’abord parce que je me soumets à une loi inflexible, et
non parce que je participe à l’élaboration de la loi, c’est privilégier de
façon excessive une définition négative de la liberté comme indépendance envers
la volonté d’autrui. Comment peut-on définir la liberté par cette simple
indépendance, lorsque l’on comprend bien que cette indépendance se conquiert
par une soumission plus forte envers une loi impersonnelle ? La réponse
est en fait assez simple, parce que nous sommes déjà au-delà des critiques
libérales de Faguet : il ne s’agit pas de se soumettre à n’importe quelle
loi impersonnelle, ou à n’importe quelle loi opprimant également tous les
sujets. S’il faut fuir l’arbitraire des relations interindividuelles, arbitraire
démultiplié dans les rapports d’autorité, c’est parce que cet arbitraire
déplace mon être dans le paraître, et qu’il s’agit donc, en transformant mon
rapport à la loi, de retrouver mon être véritable. Nous conservons la
définition négative de la liberté politique, et le pouvoir libérateur de la
soumission à une loi impersonnelle et inflexible, ici Rousseau reste proche de
Hobbes. Mais nous déterminons cette loi impersonnelle et inflexible comme étant
celle de la nature et de ma nature. En transformant mon rapport à la loi, je
vais retrouver mon être véritable contre le paraître des relations
interindividuelles, et il y aura là retour à une forme de liberté naturelle. Et
pour m’être éloigné de la soumission hobbésienne, je ne me suis pas pour autant
rapproché de l’autonomie kantienne. Je ne retrouve pas mon être dans un rapport
réflexif à moi-même institué par le commandement moral, je retrouve ma place
dans l’ordre de la nature en tant qu’individu équivalent à un autre individu de
l’espèce humaine. C’est alors que je suis libre, non pas seulement au sens
négatif d’une indépendance envers toute volonté particulière, mais au sens
positif d’une liberté qui définit la nature humaine. Faguet n’avait pas tout à
fait tort[26]
de dire que Rousseau confondait la liberté et l’égalité. L’égalité, pensée ici
à partir de l’égalité naturelle des membres de l’espèce, nous permet de
retrouver notre liberté essentielle. Et cette liberté est moins autonomie que
spontanéité. Certes, le citoyen, élaborant la loi, fait plus que s’y soumettre.
En légiférant, le citoyen influe évidemment sur la loi, même s’il aura
peut-être à subir ensuite la loi impersonnelle qu’il institue. Mais il participe
à l’élaboration de la loi en tant que partie d’un tout, partie qui ressent,
vit, et s’exprime comme ce tout lui-même, et non plus comme l’individu
particulier pouvant s’y opposer. L’activité citoyenne dont il est question ici
est moins une autonomie législatrice que la spontanéité d’un être recherchant
son bien être – individu-citoyen ou corps politique[27].
III. Champs de la Nécessité (2) : soumission et
morale
En me référant ainsi à
la nature humaine et à la place de l’espèce humaine dans l’ordre du monde, j’ai
largement dépassé le cadre du politique. Cela n’est pas étonnant puisque la
référence à la nature humaine part d’une opposition entre l’être et le paraître
qui se déploie d’abord, dans l’œuvre de Rousseau, dans un champ moral. C’est
encore en rapport à la moralité que l’on retrouve, dans Émile, la place
de la nécessité, par opposition à l’obéissance tout d’abord, lorsqu’il s’agit
de mettre en place la relation pédagogique[28],
puis rapprochée de la liberté ensuite[29].
La chose est claire, et il s’agit moins dans cette troisième partie, étudiant
la nécessité et la soumission dans le domaine moral, de parler de la moralité
comme d’un autre domaine du rapport (liberté / soumission), que de comprendre
comment un tel rapport peut concerner aussi bien le politique que la morale.
Une première approche
nous est fournie par un texte célèbre d’Émile II qui établit une
analogie entre l’ordre naturel et l’ordre politique (correspondance verbale qui
va devenir très commune), lorsque Rousseau nous propose de prendre la
dépendance des choses envers les lois physiques pour modèle d’une
dépendance des hommes non plus entre eux mais envers des lois politiques, aussi
inflexibles que les lois naturelles. Le texte est assez connu, je veux
simplement rappeler ici l’utilisation de l’inflexibilité des lois naturelles
comme modèle : « Si les lois des nations pouvaient avoir, comme
celles de la nature, une inflexibilité que jamais aucune force humaine ne
put vaincre… »[30].
Les lois de la nature servent ici de modèle parce que leur inflexibilité permet
de retrouver, dans le champ politique, ce que l’on peut appeler la
« liberté négative » de l’isolement naturel – en réutilisant la
qualification rousseauiste du « négatif », comme suppression des
obstacles, ce que le texte nous invite à faire lorsqu’il présente les avantages
de l’état naturel comme l’absence de vice. Il n’est donc pas d’abord
question de la « liberté positive » du citoyen légiférant, mais d’une
première étape, négative, qui permet au politique d’avoir une fonction morale
en supprimant ce qui provoquera le vice : « on réunirait ainsi dans
la République tous les avantages de l’état naturel à ceux de l’état civil, on
joindrait à la liberté qui maintient l’homme exempt de vices la moralité
qui l’élève à la vertu »[31].
Rousseau fait ici
appel au politique dans une œuvre d’éducation parce que, dit-il page
précédente, les enfants sont « semblables » aux hommes qui jouissent
dans l’état civil d’une liberté imparfaite : les enfants parce qu’il sont
faibles, les hommes parce qu’ils sont devenus faibles ne pouvant plus se passer
des autres. C’est en leur permettant de retrouver une forme d’indépendance que
la société politique permet aussi de retrouver les bienfaits de l’état de
nature. La liberté plus parfaite, ce que le chapitre huit du livre un du Contrat
appellera « l’ajout » propre du politique, consiste, à l’image de
l’enfant bien éduqué devenu homme, à avoir l’honneur de se servir soi-même[32].
« Se servir soi-même », pour le citoyen, c’est légiférer, et l’usage
politique de sa liberté fournit alors l’illustration de la liberté morale. Ici
on ne peut que retrouver la signification morale (la maîtrise de soi[33])
de la liberté auquel faisait appel le dernier paragraphe du chapitre huit du
livre un du Contrat, à condition de bien comprendre ce qu’est cette
liberté morale qu’on illustre ici : être maître de soi, cela peut bien
vouloir dire commander ses passions par la raison, mais il s’agit encore de se
soumettre à la nécessité de la loi[34].
Les désirs sont la première chose dont il s’agit de se rendre maître, il faut,
tout comme dans la troisième maxime de la morale par provision de Descartes[35],
borner ses désirs aux limites des lois auxquelles je dois me soumettre, civiles
ou naturelles. S’il y a donc une sorte de maîtrise réflexive de soi dans cette
liberté morale, ce n’est pas au sens d’une autonomie kantienne qui institue la
loi et affirme la suprématie de la raison et du monde intelligible, archétype
d’une nature ectype. Il ne s’agit toujours pas, même avec une détermination
positive de la liberté morale, de légiférer pour commander à la nature en y
réalisant le monde rationnel.
Nous avons progressé
vers une détermination positive des rapports entre liberté et soumission. Il ne
s’agit plus seulement d’éviter le vice : la soumission à la nécessité
définit aussi positivement la fin visée par la maîtrise de nos passions, comme
étant la limitation de mes désirs. Revenons maintenant vers le politique à
partir du point de vue moral : nous pouvons tenter d’unifier les
différents usages de la liberté en rapport à l’ordre le plus général, l’ordre
du monde. Cet ordre a ses lois, et la morale nous indique ce que nous devons
faire en rapport aux lois de cet ordre : ne pas « regimber »
contre elles : « Reste à la place que la nature t'assigne dans la chaîne
des êtres, rien ne t'en pourra faire sortir ; ne regimbe point contre la
dure loi de la nécessité »[36].
Conclusion. Ordre politique et ordre du monde.
Comment donner un sens politique à cette soumission, et comment
le faire dans la doctrine critique et transformatrice de Rousseau ? Après
tout s’il ne s’agissait que de « rester ferme à sa place »[37],
qu’importe la condition sociale ! Il ne serait plus question d’égalité
sociale ni politique. On trouve parfois dans l’œuvre rousseauiste d’étranges
images de la soumission politique et sociale, par exemple dans Émile et
Sophie, cette effarante issue de la révolte d’esclaves pourtant fomentée
par Émile lui-même, qui devient finalement contremaître[38].
Ce n’est pourtant pas l’esprit de l’œuvre. La critique rousseauiste, faisant la
généalogie du mal, tâche bien de montrer aux hommes ce qu’il faut faire
« pour les empêcher de devenir tels »[39].
Rousseau s’est élevé contre le précepte voulant que « chacun reste comme
il est »[40].
Chacun a donc une place, mais il n’est pas tenu de rester « comme il
est ». Pour échapper à la contradiction, il faut comprendre que s’opposent
ici l’ordre naturel et l’ordre social[41]. La perspective
critique et transformatrice consiste à réduire cette opposition, précisément,
au moyen de l’ordre politique. La nécessité à laquelle il faut se soumettre
n’est pas celle qui relève de l’ordre des hommes, mais celle qui relève de
l’ordre du monde, au point de vue duquel tous les individus de l’espèce humaine
sont égaux. Donner une valeur constitutive à cette soumission à la nécessité ne
doit donc pas entériner le statu quo mais promouvoir l’égalité, sinon
sociale du moins politique. On retrouve alors le Contrat social commandant
la participation de chacun au pouvoir souverain. La perspective transformatrice
est bien maintenue puisqu’il s’agit alors de corriger les institutions
existantes en fondant la rectitude de la loi sur le respect d’un ordre qui
impose à la société humaine égalité et indépendance interindividuelle.
L’intégrisme ne résulte t-il pas d’une absence d’équilibre entre
l’hubris (menant à tous les excès) et la raison (favorisant la maîtrise de
soi)?
La soumission de certains peuples qui en résulte (de
l’intégrisme) est-elle volontaire ou involontaire ? (subie ou consentie)
Voici peut-être deux problématiques à envisager pour conduire
notre prochaine discussion sur ce sujet….
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
1 - Tout commentaire anonyme (sans mail valide) sera refusé.
2 - Avant éventuelle publication votre message devra être validé par un modérateur.