Est-on homme naturellement ?
« Depuis plus de deux
mille ans, ceux qu'on appelle les -Occidentaux» ont toujours été hantés par le
spectre de leur nature : à moins de la soumettre à quelque gouvernement, la
résurgence de cette nature humaine cupide et violente livrerait la société à
l'anarchie. La théorie politique de l'animal sans foi ni loi a souvent pris
deux partis opposés : ou bien la hiérarchie, ou bien l'égalité ; ou bien l'autorité
monarchique, ou bien l'équilibre républicain ; ou bien un système de domination
idéalement capable de mettre un frein à l'égoïsme naturel des hommes grâce à
l'action d'un pouvoir extérieur, ou bien un système autorégulé où le partage
égal des pouvoirs et leur libre exercice parviendraient à concilier les
intérêts particuliers avec l'intérêt commun. Au-delà du politique, nous
trouvons là un système métaphysique totalisant qui décrit un ordre naturel des
choses : on retrouve en effet une même structure anarchique originaire entre
des éléments qu'on ordonne soit à l'aide d'une hiérarchie, soit par l'égalité ;
ce système vaut aussi bien pour l'organisation de l'univers, que pour celle de
la cité, et intervient même dans la conception de la santé du corps humain. Il
s'agit d'une métaphysique propre à l'Occident, car la distinction entre
considèrent que les bêtes sont au fond des êtres humains, et non que les
humains sont au fond des bêtes. Pour ces derniers, il n'est pas de « nature
animale » que nous devrions maîtriser. Et ils ont raison, car l'espèce humaine
telle que nous la connaissons, l'homo sapiens, est née il y a relativement peu
de temps dans une histoire culturelle de l'homme beaucoup plus ancienne. La
paléontologie en témoigne : nous sommes, nous aussi, des animaux de culture ;
notre patrimoine biologique est déterminé par notre pouvoir symbolique. Notre
esclavage involontaire aux penchants animaux est une illusion ancrée dans la
culture.
Je m'inscris en faux contre
le déterminisme génétique, si en vogue aux États-Unis aujourd'hui, et qui
prétend expliquer la culture par une disposition innée de l'homme à rechercher
son intérêt personnel dans un milieu compétitif. Cette idée est soutenue par
les «sciences économiques» qui considèrent que les individus ne cherchent qu'à
assouvir leurs désirs par un «choix rationnel », sans parler des sciences du
même acabit, et pourtant si populaires, comme la psychologie évolutionniste et
la sociobiologie qui font du «gène de l'égoïsme » le concept fourre-tout de la science
sociale. Mais, comme Oscar Wilde le disait à propos des professeurs,
l'ignorance est le fruit d'une longue étude. Oubliant l'histoire et la
diversité des cultures, ces fanatiques de l'égoïsme évolutionniste ne
remarquent même pas que derrière ce qu'ils appellent la nature humaine se cache
la figure du bourgeois. À moins qu'ils ne célèbrent leur ethnocentrisme en
prenant nos us et coutumes pour des preuves de leurs théories du comportement
humain. Pour ces sciences-là, l'espèce, c'est moi.
Prétendre que la méchanceté innée de l'homme est propre à la pensée occidentale va aussi à l'encontre du discours dominant, j'entends par là le postmodernisme et son désir d'indétermination. Cette affirmation doit être nuancée. On pourrait tout aussi bien trouver des idées similaires dans d'autres systèmes étatiques qui aspirent à contrôler leurs populations, par exemple dans la pensée confucéenne, où l'hypothèse selon laquelle l'homme est bon par nature (Mencius) ou capable par nature de faire le bien (Confucius) côtoie l'hypothèse inverse, celle de la méchanceté naturelle de l'homme (Hsün Tzu). Et pourtant, je pense que de toutes les traditions, pensée chinoise incluse, la tradition occidentale est celle qui méprise le plus l'humanité et la misérable cupidité originelle de notre nature, en soutenant que la nature s'oppose à la culture.
Prétendre que la méchanceté innée de l'homme est propre à la pensée occidentale va aussi à l'encontre du discours dominant, j'entends par là le postmodernisme et son désir d'indétermination. Cette affirmation doit être nuancée. On pourrait tout aussi bien trouver des idées similaires dans d'autres systèmes étatiques qui aspirent à contrôler leurs populations, par exemple dans la pensée confucéenne, où l'hypothèse selon laquelle l'homme est bon par nature (Mencius) ou capable par nature de faire le bien (Confucius) côtoie l'hypothèse inverse, celle de la méchanceté naturelle de l'homme (Hsün Tzu). Et pourtant, je pense que de toutes les traditions, pensée chinoise incluse, la tradition occidentale est celle qui méprise le plus l'humanité et la misérable cupidité originelle de notre nature, en soutenant que la nature s'oppose à la culture.
Cependant, nous n'avons pas
toujours été si certains de notre corruption. Il y a d'autres façons de
considérer l'humain, par exemple à travers nos relations de parenté, et certaines
théories philosophiques en ont fait état. Pour autant, nous sommes toujours,
pour moitié au moins, des bêtes, et cette moitié qui nous définit est un fait
de nature plus intraitable que tout autre artifice de la culture.
Je n'ai pas l'intention de raconter
l'histoire de cette conscience lugubre de ce que nous sommes, ni d'élaborer une
histoire des idées, ni même de retracer une « archéologie » de cette conscience
; je voudrais seulement souligner que cette pensée a toujours existé, en
montrant que les premiers intellectuels, comme Thucydide, jusqu'à Machiavel ou
les auteurs du Fédéraliste, en passant par saint Augustin, et jusqu'à nos
sociobiologistes, tous peuvent entrer dans la catégorie des « hobbesiens ».
Certains étaient monarchistes, d'autres partisans d'une république
démocratique, mais tous portaient le même regard sinistre sur la nature
humaine. »
Marshal Sahlins : La
nature humaine, une illusion occidentale. Editions de l'éclat, 2009.
Extrait.
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