Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ? (2014) : le racisme, c’est rigolo
16 mai 2014 |
Claude
et Marie Verneuil n’ont vraiment pas de chance : trois des quatre
filles de ces Français issus d’une vieille famille catholique se sont
mariées respectivement un Juif, un Arabe et un Chinois, alors que la
quatrième s’apprête à leur présenter Charles, son fiancé ivoirien. Pour
ces provinciaux racistes, la pilule ne passe pas. Alors, pour retrouver
le fragile équilibre familial, les trois gendres conspirent vainement
pour faire rater le mariage de la cadette. Le « salut » viendra
finalement des deux patriarches Verneuil et Koffi (le père de Charles,
tout aussi raciste et réactionnaire que son alter ego auvergnat) qui,
après avoir sérieusement mis en danger les choses, se rendent compte de
leur manque d’ouverture et réussissent à réconcilier les uns et les
autres.
Dès sa sortie, cette comédie populaire a
été acclamée par le public et la critique comme hymne à la tolérance et
rapprochée d’un autre film à succès, « Intouchables ». Mais, alors que
le propos central de ce dernier porte sur la construction d’une relation
positive entre deux êtres que tout sépare (bien que le propos soit
assez problématique à plus d’un égard), « Qu’est-ce qu’on a fait au bon
Dieu ? » se limite à décrire le racisme dans sa forme la plus puérile
comme socle tout à fait acceptable d’identification commune. « Tout le
monde est un peu raciste », comme le dit David, le gendre juif ; et tout
le film s’applique à démontrer que ce n’est pas si grave, tant que cela
reste dans des proportions acceptables. L’Arabe ne tolère pas le Juif
(et vice-versa), les Sémites se méfient des Chinois, qui leur rendent
bien, et la haine du Blanc pour le Noir n’a d’égale que celle du Noir
pour le Blanc. Au final, tous les racismes s’annulent et créent la paix
commune.
Alors comment l’oeuvre de Philippe de
Chauveron réussit ce tour de force à réhabiliter une certaine forme de
racisme tout en prétendant défendre l’inverse? En dédramatisant par le
rire un des procédés d’escroquerie intellectuelle les plus aboutis de la
droite décomplexée, consistant à dépolitiser le racisme en le réduisant
à la dimension de l’individu. En le cadrant à cette dimension unique,
celle de la petite invective balancée lors d’un repas de famille, que
l’on pourra facilement guérir autour d’un verre de vin.
Des minorités lissées et une apologie de l’assimilation
Le film nous présente de bien beaux
gendres, qui en plus de remplir de bonheur les filles Verneuil, semblent
avoir été taillés sur mesure pour contredire les idées reçues les plus
répandues : Chao est extraverti et drôle, Rachid est avocat et David est
sans le sou. A ce parti pris de départ presque scolaire de jouer le
contre-stéréotype, on oppose l’archétype du couple bourgeois catholique
le plus caricatural qui soit : Claude le gaulliste et Marie la
grenouille de bénitier. A priori, une condition idéale pour mettre en
valeur ces jeunes hommes « issus de l’immigration », donc.
Malheureusement, il suffit de gratter un peu la surface pour voir
apparaître la grossière conformité des gendres aux caricatures les plus
courantes : le Chinois obséquieux fait du kung-fu, l’Arabe est un peu
roublard et l’idée fixe du Juif consiste à trouver l’idée business qui
le rendra enfin riche. L’obsession permanente du film de rappeler à
chaque scène et à chaque phrase leurs origines, à expliquer chacune de
leurs actions (surtout les plus retorses) en fonction de leurs
appartenances respectives, ne leur confère absolument aucune existence
au-delà d’elles. Les alliances et les antagonismes entres les uns et les
autres ne se fondent pas sur des amitiés ou des compatibilités de
caractère, mais sur des ennemis communs à combattre : tantôt l’Auvergnat
catholique, tantôt le Noir qui veut « sa part du gâteau » (sic!).
L’unique ressort comique du film tenant en la capacité des personnages à
confirmer ou infirmer un préjugé, il s’agit moins de rire du racisme
que grâce à lui.
Pour ces gendres posés comme des
produits génériques de leur communauté agrémentés de rares traits
distinctifs qui les érigent en exceptions parmi les leurs, les rares
instants de répit et d’harmonie doivent être mérités ; ils passent par
l’assimilation, ni plus ni moins. Le fin du repas de Noël donne lieu à
ce qui restera certainement à une des scènes les plus édifiantes du
film : aviné, Rachid se lève pour entonner la Marseillaise, bientôt
suivi de ses deux comparses, prouvant par là-même leur patriotisme.
L’honneur est sauf : bien que métèques, ces gendres-là sont, au fond, de
bons français pétris de valeurs républicaines. Plus tard, ils se
rendent en compagnie de leurs beaux-parents à la messe de minuit et
entonnent les cantiques avec une ferveur outrancière qui n’échappe à
personne. A ce moment seulement entrent-ils symboliquement dans la
famille. De leur côté, les Verneuil n’auront pas eu à faire ces efforts
d’adaptation à l’autre : les dindes hallal, casher et laquée préparées
par Marie est une attention présentée comme louable mais excessive et
inutile. Les trois jeunes hommes insinuent clairement qu’ils ne
demandent rien de tel. L’autre n’est donc acceptable dans sa différence
d’apparence que dès lors qu’il est totalement assimilé dans ses us et
coutumes, qu’il en fait des tonnes pour prouver qu’il a bien appris sa
leçon d’intégration et qu’il ne demandent pas trop d’efforts en retour.
Le bon immigré est celui qui boit du
vin, est issu d’une classe socio-économique élevée (l’homogénéité de
classe est remarquable dans ce film), n’est pas trop rancunier quand on
lui balance une remarque raciste de premier degré, vu qu’il en balance
en retour de toute façon. En bref, la version cinématographique de la
promotion de « l’immigration choisie » sarkozyste.
Cette apologie de l’assimilation est
particulièrement efficace parce qu’elle ne se lit pas aisément : elle
crie la tolérance de la différence de surface tout en chuchotant son
intolérance à la différence de fond. Le fait que les gendres soient
présentés comme des « bons immigrés » n’exempte pas le film d’une
tendance à dépeindre les autres immigrés sous un angle bien moins
flatteur. Lorsque des figurants « de couleur » apparaissent à l’écran,
c’est quasi-exclusivement pour souligner certains travers : le jeune de
banlieue arabe se drogue en face du tribunal, le traiteur chinois ne
craint rien tant qu’une inspection d’hygiène, la femme de ménage noire
est fainéante et on en est encore à débattre d’une supposée forme de
barbarie de la circoncision infligée aux petits garçons juifs.
Le bon immigré et le mauvais immigré mis
dos-à-dos n’est pas une configuration nouvelle dans le cinéma français.
Les exemples ne manquent pas : « Neuilly sa mère », « Mohamed Dubois »,
« La journée de la jupe » et tant d’autres encore. A chaque fois,
l’immigré qui se montre sous un jour trop différent, qui prend en
quelque sorte trop de place est systématiquement identifié comme hostile
et personnellement responsable de sa propre désintégration au corps
majoritaire.
Le racisme, cette valeur triviale et consensuelle
Tout le monde, des Blancs aux Noirs en
passant par les Arabes, les Juifs et les Chinois nourrit un petit
complexe de supériorité à peine dissimulé. Chacun y va de son bon mot
sur l’autre et devant la véhémence des invectives qui fusent de toute
part, nous avons bien vite conclu à la totale symétrie et équivalence
des sentiments racistes de tous. Pire encore, le racisme finalement ne
consiste plus qu’en ce jeu d’insultes certes outrancières mais
finalement bien peu conséquentes ; la discrimination raciale n’existe
pas, par exemple. On apprend que Koffi ne doit s’en vouloir qu’à
lui-même et son caractère de cochon du dédain affiché par ses supérieurs
hiérarchiques blancs et Charles peut même camper un personnage
principal dans un vaudeville où se presse le tout Paris ; ironique de la
part d’un cinéaste français de prétendre que les arts de la scène
français se sont à ce point guéris de leur ethnocentrisme blanc, quand
dans la pratique on compte encore sur les doigts d’une seule main le
nombre de rôles confiés à des personnes de couleur sans que se cache
derrière ce choix une exigence scénaristique faisant mention explicite
des origines particulières du personnage.
Le racisme tel qu’il est vécu en réalité
pour les personnes « issues de l’immigration » est un système
politique, économique et social qui instaure une hiérarchie entre
dominants et dominés, qui limite les chances d’accès à un emploi, un
logement et une visibilité médiatique. C’est cette dimension collective
du racisme qui est totalement absente du film, qui ne le transforme
qu’en petits points de vue exprimés entre le fromage et le dessert. Dans
« Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ? », être raciste n’est rien
d’autre qu’un travers personnel, qui n’engage que son titulaire et non
l’ensemble des paramètres environnementaux susceptibles de le créer.
C’est cette dépolitisation du racisme qui est la plus en vogue tant dans
les rangs de droite décomplexée que dans les milieux proches la gauche
gouvernementale tièdement « anti-racistes ». Il est facile, lorsque l’on
fait mine d’ignorer que la société française est instaurée de telle
façon qu’un ordre de dominant-e-s et dominé-e-s existe et n’a pas encore
été dépassé, de prétendre que le « racisme anti-blanc » existe en
France et est équivalent au racisme anti-noir, anti-musulman ou
antisémite.
La caractéristique purement individuelle
du racisme est confirmée par l’évolution du personnage de Marie
Verneuil. Rongée par la solitude occasionnée par la mésentente
familiale,elle fait une dépression et entame une psychothérapie, qui lui
permet de se remettre en question et de mettre le doigt sur les raisons
profondes de ses sentiments hostiles à l’égard de ses gendres. Elle
découvre alors que sa peur de l’étranger prend racine dans sa peur
enfantine des… mulots. Toute honte bue, le film fait donc le parallèle
entre étrangers et rats. Cette révélation est le début de la guérison
pour Marie, qui nous prouve par a+b qu’il est possible de guérir du
racisme allongée sur un divan de psy, sans jamais remettre en cause le
système global qui produit ce mal social dont les conséquences
politiques, géopolitiques et économiques sont pourtant tangibles.
L’individualité du racisme et sa
non-existence politique est également présente en creux dans les
personnages des quatre filles Verneuil. Si tous les protagonistes s’en
donnent à coeur joie pour balancer des vannes, elles seules restent
totalement hermétiques et innocentes à cet égard. Elles roulent des
grands yeux et s’émeuvent, mais jamais ne prononceront de mot
désobligeant sur une appartenance quelconque. Dans la réalité, le
déterminisme familial n’est jamais total, bien entendu, mais il est
étonnant de laisser penser que les valeurs racistes ne se transmettent
pas, au moins en partie, à travers l’éducation ou les références
culturelles. Ainsi, le racisme des parents Verneuil est dépeint
finalement comme une anomalie exceptionnelle chez les Blanc-he-s plutôt
qu’une règle sociale qui déploie son effet sur l’ensemble du corps des
dominants.
Les filles Verneuil incarnent de plus à
elles quatre la seule réponse anti-raciste qu’oppose le film au
racisme : le métissage, présenté comme une solution auto-suffisante.
Conception simpliste, vu qu’être en couple avec une personne d’un autre
groupe ethnique que le sien et avoir des bébés de toutes les couleurs
dans une même famille n’exempte pas de l’existence de rapports de
domination à la fois dans la sphère personnelle et publique. Le
métissage, tout comme la « tolérance », est sans conteste un pas
important hors de la logique de la haine raciste, mais il ne saurait
constituer un aboutissement à lui seul. Les filles Verneuil ne
combattent pas le racisme en manifestant, en votant ou en exprimant leur
désaccord sur l’ordre politique; elles le font en faisant des enfants
peut-être suffisamment blancs pour échapper un peu mieux aux stigmates
que leurs pères largement plus typés. Ici encore donc, la dépolitisation
du racisme est utilisée comme procédé d’occultation de la nature
multidimensionnelle du phénomène.
Pour être plus précis, notons que si le
racisme n’est pas « contagieux » chez les Blanc-he-s chez qui il n’est
qu’un truc de vieux réac’, il n’en va pas de même pour les personnes
immigrées ou issues de l’immigration. Comme tout Algérien qui se
respecte Rachid marque sa haine du Marocain et David le Séfarade des
Ashkénazes, alors que Chao se désole de son accent vietnamien. La
métissage qui suffisait à lui seul à ériger les femmes blanches en
archétypes incontestables de l’anti-racisme n’a visiblement pas le même
effet sur les jeunes fils d’immigrés, qui sont bien incapables de
dépasser les haines inter et intra-communautaires irrationnelles
commandées de façon apparemment inéluctable par leurs appartenances
respectives. Et finalement, puisqu’à l’intérieur même des minorités tout
le monde semble déjà se haïr pour d’obscures raisons, qu’il y a-t-il de
mal à les détester aussi, après tout ? La boucle est bouclée : il est
possible d’être déculpabilisé du racisme.
La haine comme valeur commune
Au final que reste-t-il des 1h37 de «
Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ? » ? Une farce à peine cohérente où
les personnages se lient d’affection uniquement sur la base de leurs
détestations communes. La genèse de l’amitié entre Claude et Koffi
consacre ce message pour le moins contradictoire ; on assiste pendant de
longues minutes au rapprochement entre les deux chefs de clan au fur et
à mesure qu’ils tombent d’accord sur les méfaits du métissage ; au
cours des activités bien masculines que sont la pêche et la boisson,
débarrassés donc des complications de la vie (à comprendre : des bonnes
femmes), ils peuvent enfin aller au fond des choses, à la façon des
hommes, des vrais. A la conclusion de cette joute viriliste se dessine
enfin la paix des ménages, faite par et pour les patriarches. Ils
scellent même leur réconciliation par la prise à parti d’un jeune homme
soit-disant « albinos » pendant leur garde à vue. L’agression d’un tiers
au motif de son apparence physique pour tisser des liens fraternels, on
n’y aurait difficilement pensé, de prime abord.
La désescalade de l’hostilité entre les
deux hommes fera au passage une autre victime : la réparation. En effet,
c’est à travers l’obstination tournée en ridicule de Koffi à ne pas
participer aux frais du mariage qu’est abordée la question de la
réparation de l’exploitation coloniale française en Afrique. Présentée
comme une requête égoïste, bête et méchante, elle passe à la trappe dans
la dernière scène, lorsque le père du marié promet un chèque à Claude,
celui-ci ayant plus tôt bien relativisé la spoliation en rendant les
Africains coupables de leur propre sort sous la domination coloniale.
Jamais oeuvre « anti-raciste » n’aura autant été en phase avec
l’establishment politique (à gauche comme à droite), qui ne sait parler
de l’idée même de la réparation des crimes coloniaux qu’en qualifiant
celle-ci dans des termes tels que la « culpabilisation »,
l’ « autoflagellation » ou encore la « repentance » (sous-entendue
excessive). La mise à égalité des griefs de l’ex-colonisé avec ceux de
l’ex-colonisateur tendent à relativiser l’Histoire coloniale, car elle
sous-entend que celle-ci peut être nuancée, répartie en « pour » et en
« contre », qu’elle a même ses « circonstances atténuantes » ; en bref,
on ne tombe pas très loin du « rôle positif de la colonisation ».
Peut-être donc parce qu’il conforte tout
un chacun dans sa médiocrité et n’oblige personne à se questionner, le
film a tout d’un consensus politiquement correct caressant les dominants
dans le sens du poil. Au fond très convenu et conservateur, il ne
bouscule rien et c’est certainement là la recette de son succès.
Inès El-Shikh
Source : http://www.lecinemaestpolitique.fr/quest-ce-quon-a-fait-au-bon-dieu-2014-le-racisme-cest-rigolo/
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