lundi 4 mars 2024

Sujet du Merc. 06 Mars 2024 : Le concept d’infini chez Hegel et Spinoza.

 

           Le concept d’infini chez Hegel et Spinoza. 
      

Voici ce que dit Spinoza dans la lettre (à Mayer), au sujet de l'infini:       
«Vous me demandez ce que la réflexion m’a conduit à penser de l’Infini ; je vous le communiquerai très volontiers.

Le problème de l’Infini a toujours paru à tous très difficile et même inextricable, parce qu’on n’a pas distingué ce qui est infini par une conséquence de sa nature ou par la vertu de sa définition et ce qui n’a point de limite non par la vertu de son essence mais par celle de sa cause.

Et aussi pour cette raison qu’on n’a pas distingué entre ce qui est dit infini parce que sans limites, et une grandeur dont nous ne pouvons déterminer ou représenter les parties par aucun nombre, bien que nous en connaissions la valeur la plus grande et la plus petite.

Et enfin parce qu’on n’a pas distingué entre ce que nous pouvons seulement concevoir par l’entendement, mais non imaginer, et ce que nous pouvons aussi nous représenter par l’imagination.

Si l’on avait tenu compte de toutes ces distinctions, on n’aurait pas été accablé sous le poids de tant de difficultés.

On aurait clairement connu quel Infini ne peut être divisé en parties ou est sans parties, quel au contraire est divisible, et cela sans qu’il y ait contradiction. On aurait connu, en outre, quel Infini peut être sans difficulté conçu comme plus grand qu’un autre Infini, quel au contraire ne peut l’être, et c’est ce que je vais montrer clairement ci-après.

Auparavant toutefois il me faut traiter en quelques mots de quatre sujets : la Substance, le Mode, l’Éternité, la Durée.

Au sujet de la Substance, voici ce que je veux que l’on considère : 1° l’existence appartient à son essence, c’est-à-dire qu’il suit qu’elle existe de sa seule essence et définition ; si ma mémoire ne me trompe, je vous ai démontré cela de vive voix et sans le secours d’autres propositions.

2e point qui découle du premier : il n’existe pas plusieurs substances de même nature, mais une substance unique.

3e point enfin : une substance ne peut être conçue autrement que comme infinie.

J’appelle Modes, d’autre part, les affections d’une Substance, et leur définition, n’étant pas celle d’une substance, ne peut envelopper l’existence. C’est pourquoi, bien que les Modes existent, nous pouvons les concevoir comme n’existant pas, d’où suit que, si nous avons égard à la seule essence des modes et non à l’ordre de toute la nature, nous ne pouvons conclure de ce que présentement ils existent, qu’ils existeront par la suite ou qu’ils n’existeront pas, qu’ils ont existé antérieurement ou n’ont pas existé.

On voit clairement par-là que nous concevons l’existence des Modes comme entièrement différente de celle de la Substance. D’où se tire la différence entre l’Éternité et la Durée ; sous le concept de Durée nous ne pouvons concevoir que l’existence des modes, tandis que celle de la Substance est conçue comme Éternité, c’est-à-dire comme une jouissance infinie de l’existence ou de l’être.

De tout cela il ressort clairement que si, comme il arrive bien souvent, nous avons égard à la seule essence des modes et non à l’ordre de la nature, nous pouvons fixer à volonté et cela sans porter la moindre atteinte au concept que nous en avons, l’existence et la durée, la concevoir plus grande ou plus petite et la diviser en parties.

Sur l’Éternité au contraire et sur la Substance puisqu’elles ne peuvent être conçues autrement que comme infinies, aucune de ces opérations ne saurait s’exécuter, sans que le concept même que nous avons d’elles fût détruit.

Ceux-là donc tiennent de vains propos, pour ne pas dire qu’ils déraisonnent, qui pensent que la Substance étendue est composée de parties, c’est-à-dire de corps réellement distincts les uns des autres.

C’est comme si, en joignant des cercles, en les accumulant, l’on s’efforçait de composer un triangle ou un carré ou n’importe quoi d’une essence tout opposée à celle du cercle.

Tout ce fatras d’arguments par lesquels les philosophes veulent habituellement montrer que la Substance étendue est finie, s’effondre de lui-même : tous ces discours supposent une Substance corporelle composée de parties.

De la même manière d’autres auteurs, après s’être persuadés que la ligne se compose de points, ont pu trouver beaucoup d’arguments pour montrer qu’une ligne n’est pas divisible à l’infini.

Si cependant vous demandez pourquoi nous sommes si naturellement portés à diviser la substance étendue, je répondrai : c’est parce que la grandeur est conçue par nous de deux façons : abstraitement ou superficiellement ainsi que nous la représente l’imagination avec le concours des sens, ou comme une substance, ce qui n’est possible qu’au seul entendement.

C’est pourquoi, si nous considérons la grandeur telle qu’elle est pour l’imagination, ce qui est le cas le plus fréquent et le plus aisé, nous la trouverons divisible, finie, composée de parties et multiple.

Si, en revanche, nous la considérons telle qu’elle est dans l’entendement, et si la chose est perçue comme elle est en elle-même, ce qui est très difficile, alors, ainsi que je vous l’ai suffisamment démontré auparavant, on la trouve infinie, indivisible et unique.

Maintenant, du fait que nous pouvons à volonté délimiter la Durée et la Grandeur, quand nous concevons celle-ci en dehors de la Substance et faisons abstraction en celle-là de la façon dont elle découle des choses éternelles, proviennent le Temps et la Mesure.

Le Temps sert à délimiter la Durée, la Mesure à délimiter la Grandeur de telle sorte que nous les imaginions facilement, autant que la chose est possible.

Puis, du fait que nous séparons de la Substance même les affections de la Substance et les répartissons en classes pour les imaginer aussi facilement qu’il est possible, provient le Nombre à l’aide duquel nous arrivons à des déterminations précises.

On voit clairement par-là que la Mesure, le Temps et le Nombre ne sont rien que des manières de penser ou plutôt d’imaginer.

Il n’est donc pas étonnant que tous ceux qui ont entrepris de concevoir la marche de la nature à l’aide de notions semblables et encore mal comprises, se soient embarrassés dans des difficultés inextricables dont ils n’ont pu se tirer qu’en brisant tout et en admettant les pires absurdités.

Comme il y a beaucoup de choses, en effet, que nous ne pouvons saisir que par le seul entendement, non du tout par l’Imagination, et telles sont, avec d’autres, la Substance et l’Éternité, si l’on entreprend de les ranger sous des notions comme celles que nous avons énumérées, qui ne sont que des auxiliaires de l’Imagination, on fait tout comme si l’on s’appliquait à déraisonner avec son imagination.

Les modes mêmes de la Substance ne pourront jamais être connus droitement, si on les confond avec ces Êtres de raison que sont les auxiliaires de l’imagination. Quand nous faisons cette confusion, en effet, nous les séparons de la Substance et faisons abstraction de la manière en laquelle ils découlent de l’Éternité, c’est-à-dire que nous perdons de vue les conditions sans lesquelles ces modes ne peuvent être droitement connus.

Pour le voir plus clairement, prenez cet exemple : dès que l’on aura conçu abstraitement la Durée et que, la confondant avec le Temps, on aura commencé de la diviser en parties, il deviendra impossible de comprendre en quelle manière une heure, par exemple, peut passer.

Pour qu’elle passe, en effet, il sera nécessaire que la moitié passe d’abord, puis la moitié du reste et ensuite la moitié de ce nouveau reste, et retranchant ainsi à l’infini la moitié du reste, on ne pourra jamais arriver à la fin de l’heure [Spinoza reprend ici la thèse de Zénon d'Elée].

C’est pour cela que beaucoup, n’ayant pas accoutumé de distinguer les êtres de raison des choses réelles, ont osé prétendre que la Durée se composait d’instants et, de la sorte, pour éviter Charybde, ils sont tombés en Scylla. Car il revient au même de composer la Durée d’instants et de vouloir former un nombre en ajoutant des zéros.

On voit encore par ce qui vient d’être dit, que ni le nombre ni la mesure ni le temps, puisqu’ils ne sont que des auxiliaires de l’imagination, ne peuvent être infinis, sans quoi le nombre ne serait plus le nombre, ni la mesure, la mesure, ni le temps, le temps.

D’où l’on voit clairement pourquoi beaucoup de gens, confondant ces trois êtres de raison, avec les choses réelles dont ils ignoraient la vraie nature, ont nié l’Infini.

Mais pour mesurer la faiblesse de leur raisonnement, rapportons-nous-en aux mathématiciens qui ne se sont jamais laissé arrêter par des arguments de cette qualité, quand ils avaient des perceptions claires et distinctes. Outre, en effet, qu’ils ont trouvé beaucoup de grandeurs qui ne se peuvent exprimer par aucun nombre, ce qui suffit à montrer l’impossibilité de tout déterminer par les nombres, ils connaissent aussi des grandeurs qui ne peuvent être égalées à aucun nombre mais dépassent tout nombre assignable.

Ils n’en concluent pas cependant que de telles grandeurs dépassent tout nombre par la multitude de leurs parties ; cela résulte de ce que, à leurs yeux, ces grandeurs ne se prêtent, sans une contradiction manifeste, à aucune détermination numérique.

 Par exemple, toutes les inégalités de l’espace compris entre deux cercles AB et CD et toutes les variations que la matière mue en lui doit admettre, surpassent tout nombre.

Et cela ne se conclut pas de l’extrême grandeur de cet espace car, aussi petite que nous en prenions une portion, ses petites portions inégales surpasseront cependant tout nombre.

Et, pour la même raison, cela ne se conclut pas non plus, comme il arrive dans d’autres cas, de ce que nous n’avons ni maximum ni minimum, car dans notre exemple, nous avons les deux : un maximum, AB, et un minimum, CD , dont nous pouvons conclure seulement que la nature de l’espace compris entre les deux cercles, à centre différent, ne peut rien admettre de tel.

Et par là, si quelqu’un voulait déterminer toutes ces inégalités par un nombre précis, il devrait en même temps faire qu’un cercle ne soit plus un cercle.

De même, pour revenir à notre sujet, si l’on voulait déterminer tous les mouvements de la matière qui ont eu lieu jusqu’à l’instant présent, en les ramenant ainsi que leur durée à un nombre et à un temps déterminés, ce serait comme si l’on s’efforçait de priver de ses affections la Substance corporelle que nous ne pouvons concevoir autrement que comme existante, et de faire qu’elle n’ait pas la nature qui est la sienne. Je pourrais démontrer cela clairement, ainsi que beaucoup d’autres points que j’ai touchés dans cette lettre, si je ne le jugeais inutile.

Dans tout ce qui précède on voit clairement que certaines choses sont infinies par leur nature et ne peuvent être conçues en aucune façon comme finies ; que certaines choses le sont par la vertu de la cause dont elles dépendent, et que toutefois, quand on les conçoit abstraitement, elles peuvent être divisées en parties et être regardées comme finies, que certaines autres enfin peuvent être dites infinies ou, si vous l’aimez mieux, indéfinies, parce qu’elles ne peuvent être égalées par aucun nombre, bien qu’on les puisse concevoir comme plus grandes ou plus petites ; il n’est donc pas nécessaire que des choses qu’on ne peut égaler par un nombre soient égales, comme on le voit assez par l’exemple donné ci-dessus et par beaucoup d’autres. »

 

Hegel   
 La grande référence mise en avant par Hegel dans La science de la logique est cette lettre ci-dessus, dite
« sur l'infini », écrite par Spinoza à Louis Meyer, le 20 avril 1663. Hegel fait de nombreuses références à Spinoza et son objectif est clairement d'approfondir le système de celui-ci, de lui fournir ce qu'il considère être comme manquant. Hegel se place en disciple et en continuateur de Spinoza. La lettre de Spinoza est extrêmement intelligente et représente l’un des plus hauts points de la conscience matérialiste humaine, à l’époque déjà cela va de soi, mais y compris aujourd’hui. Elle pose la nature infinie de la réalité, qu’une approche en termes finis ne peut pas saisir.

 

Hegel prolonge cette affirmation de Spinoza et souligne qu’il est nécessaire de voir sous quelle forme l’infini est présent dans le fini. Car ce qui est ne se résume pas à être, il y a des processus, qui produisent des choses. Le fini se mobilise, il s’arrache à lui-même. Il y a de l’infini dans le fini.

 

Karl Marx reprendra directement cette perspective, avec Le capital, lorsqu’il dit qu’en apparence le travail est payé, mais qu’en réalité une partie n’est pas payée : il exprime cet infini dans le fini, qui est à la base du développement des forces productives dans le mode de production capitaliste.

 

En ce sens, Georg Wilhem Friedrich Hegel, avec La science de la logique publié au début du 19e siècle –ouvrage est paru à Nuremberg en deux tomes dans la période 1812-1816, avec trois livres (Théorie de l’être, Théorie de l’essence, Théorie du concept) – joue un rôle historique déterminant dans l’affirmation de la compréhension du mouvement, dans le cadre de l’infinité.

 

Hegel pose le problème de la manière suivante. Pour lui, un esprit est un esprit saisissant ; la pensée agrippe littéralement un raisonnement qui se fonde forcément sur quelque chose. Cela veut dire que les notions, les concepts, sont produits au cours même du processus de découverte, de compréhension d’une chose.

 

Hegel remet par conséquent en cause le principe d’une logique qui serait une méthode valable partout et tout le temps, coupée à la fois de la pensée et de la matière. Il n’y a pas de logique qui se balade littéralement au-dessus ou à côté du sujet pensant et de la chose étudiée. Il n’y a pas de méthode logico-mathématique fonctionnant toujours et partout.

 

De la même manière, si la chose, un phénomène, existe déjà en tant que tel, ce n’est pas le cas de la pensée y faisant face : la pensée connaît un processus où elle se forme comme compréhension, par rapport à la matière.

 

Cette compréhension, si elle va jusqu’au bout, devient chez Hegel connaissance, avec l’utilisation de concepts. Pour le matérialisme dialectique, cette compréhension devient un reflet adéquat, nullement parfait, mais correct de la matière, sur le plan scientifique.

 

En tant que tel, cela signifie que Hegel remet en cause non seulement les mathématiques comme méthode pseudo-objective de saisir la réalité, que le principe d’une pensée absolue capable de saisir, littéralement d’engloutir la réalité tout en étant séparée d’elle (comme l’univers-substance de Spinoza).

 

Il y a selon lui forcément un décalage, une dynamique entre le sujet et l’objet, dont le rapport est un processus. Cela ne veut pas dire pour autant que la vérité ne devient alors que relative, bien au contraire ; Hegel rejette formellement Emmanuel Kant pour qui on ne peut connaître dans les faits que certains aspects des choses, jamais les choses elles-mêmes.

 

Chez Hegel, la vérité n’est pas un point de vue, elle parvient à l’universel.

 

Afin de parvenir à ce saut dans la connaissance, Hegel oppose la compréhension à une forme plus élevée de celle-ci, la raison. Ce niveau supprime la dimension éventuellement subjective, et a fortiori une réduction de la compréhension à une lecture subjectiviste, où chacun voit les choses à sa manière.

Il dit par ailleurs :

« Le caractère défini est la négation posée de manière affirmative, - c'est la phrase de Spinoza : Omnis determinatio est negatio (Toute détermination est négation). Cette phrase est d'une importance infinie ; seule la négation en tant que telle est l'abstraction sans forme ». 
Son but est de montrer qu’une chose ne peut être connue que lorsqu’elle est affirmée dans un processus. Or, reconnaître un début, ce serait montrer le contraire et dire comme le font les mathématiques que lorsqu’une chose est, alors elle est déjà là par définition, elle est posée, elle n’est pas dans un processus, on pourrait la prendre telle quelle.

 

Or, et c’est là son intérêt, Hegel veut à tout prix maintenir le principe du processus. Une chose ne peut chez Hegel émerger que comme mouvement, comme processus, où elle s’affirme, au sens où elle pose la négation de ce qu’elle n’est pas. Le début ne peut être donc que l’émergence d’une chose à partir de ce qu’elle n’est pas.

 

C’est là son apport historique. Hegel valorise le mouvement, en menant une réflexion profonde sur le rapport contradictoire entre fini et infini, qualité et quantité, continuité et discontinuité ; il expose ce qu’il appelle la science de la logique en confrontant la réalité, l’existence, l’être, à ce qui est protagoniste, agissant, ce qui amène à un rapport entre subjectivité et objectivité permettant la formation de concepts.

 

Ce qui est fini est en réalité infini, car le fini implique sa propre négation, et en fait son propre dépassement : c’est la base même du principe du mouvement.

           
Ainsi Hegel parvient-il à intégrer le mouvement, là où Aristote, Avicenne, Averroès, Spinoza, avaient besoin d’un Dieu moteur fusionnant avec ou étant le monde lui-même, ce qui condamnait le mouvement à n’exister qu’à partir d’un démarrage, sans disposer d’une nature autonome.

           
Révolution dans la philosophie !

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