mercredi 13 septembre 2017

Nietzsche, Voltaire, Marx et la religion. (Extrait de l'ouvrage de D. Losurdo - Nietzsche le rebelle aristocratique.




Nietzsche, Voltaire, Marx et la religion.    


Lorsqu’il souligne la nécessité de la religion, de l’idéologie, pour les classes inférieures, Nietzsche se réfère à Voltaire : « Pour la “canaille” un Dieu rémunérateur et vengeur ». Devons-nous assimiler, sous le signe de la duplicité, les positions des deux philosophes ? En réalité, le penseur français des Lumières est un partisan sincère du théisme, qu’il tient pour bénéfique, à tous les niveaux de la vie sociale, dans la mesure où il certes susceptible de contenir l’anarchisme de la populace, mais aussi  « l’avidité du pouvoir déchainée du principe athée »

. En tout cas, si d'un côté, Voltaire théorise la nécessité de l’épouvantail de l’enfer pour tenir en respect les « fripons » et garantir l’ordre social, pour punir ou prévenir les « crimes secrets », d’un autre côté, il n’hésite pas à déclarer aussitôt après que « chaque jour, la raison pénètre en France dans les boutiques des marchands comme dans les hôtels des seigneurs » en sorte qu’il est impossible d’empêcher les fruits de la raison d’éclore. D’abord tendanciellement niée, avec le regard tourné vers le danger représenté par la canaille, la communauté de la raison est réaffirmée lorsque le regard se tourne vers les exigences de la lutte anti-féodale.

Nietzsche, en revanche, condamne cette communauté comme intrinsèquement subversive : « Nous sommes en rébellion contre la révolution... Nous sommes émancipés de l’attitude de respect à l’égard de la raison, du spectre du XVIIIe siècle » (XII, 514). Dans la critique marxienne de l’idéologie, l’idéal de la communauté de la raison continue à vivre en même temps que l’idéal de la communauté des citoyens. 

Marx aurait pu signer cette déclaration de Diderot : « L’ignorance est le partage de l’esclave et du sauvage. L’instruction donne à l’homme de la dignité et l’esclave ne tarde pas à sentir qu’il n’est pas né pour la servitude. » Certes, chez Marx le processus d’émancipation de la fausse conscience est quelque chose de plus complexe et de plus tortueux que le fait de se libérer de l’analphabétisme. L’idéologie a une épaisseur sociale plus grande que l’ignorance. 
Mais Marx demeure fermement attaché à l’universalité de la raison qui constitue le fondement même de l’émancipation. En tout cas, il aurait pu opposer à Nietzsche, qui condamne la diffusion de l’instruction dans les masses populaires parce qu’elle est susceptible de mettre en crise la culture et la domination des maîtres, la question cruciale de Condorcet : « Quel droit auraient donc les hommes puissants ou éclairés de condamner une autre classe d’hommes à l’ignorance, afin qu’elle travaillât pour eux sans relâche ? »

Lorsqu’il démystifie le christianisme devant les classes vouées à la domination, Nietzsche met l’accent sur la genèse plébéienne et subversive de la prédication évangélique, avec une analyse qui présente un certain nombre de points de convergence avec celle que conduisent Engels et Kautsky, et qui heurte de front l’idéologie officielle, laquelle s’évertue à accuser et même à mettre hors la loi la social-démocratie en se réclamant également de la défense du christianisme.

Pourtant, cette analyse totalement mondaine du christianisme vise à éduquer politiquement la classe dominante, et donc à renforcer sa domination, et assurément pas à la ruiner. 

La critique de l’idéologie non seulement est dirigée de façon exclusive vers la classe dominante, mais elle entend enseigner explicitement à celle-ci qu’il est absurde et dangereux de favoriser ou de tolérer la diffusion au sein des classes inférieures d’une culture susceptible de déterminer chez elles une prise de conscience.

Durant tout le cours de son évolution, Nietzsche adresse sa critique de l’idéologie aux classes dominantes afin qu’elles prennent conscience de la nécessité de la dureté des chaînes sans se laisser émouvoir par le sort des esclaves: s’abandonner à certains slogans doucereux, mais vides, aux fleurs imaginaires de l’idéologie, ne peut constituer qu’un élément de faiblesse et d’incertitude. 

D’autre part, l’absence de prise de conscience de la dureté des chaînes, alors qu’elle indique chez les classes dominantes 1’ignorance et la décadence, est un fait hautement « bénéfique » chez les classes opprimées. 

Si Marx se place d’abord du point de vue des « vaincus », appelés à diriger le regard sur les chaînes qui les oppriment, et donc à lutter pour les briser, Nietzsche s’adresse aux « vainqueurs », en dévoilant une vérité dont ils doivent prendre conscience, dans leur intérêt et celui de la culture au sein de laquelle ils ont un rôle hégémonique, mais qui doit demeurer ignorée des vaincus. 

Par rapport à la critique de l’idéologie propre à Marx, celle de Nietzsche, qui ne dénonce l’hypocrisie officielle que pour lui substituer une duplicité proclamée à haute voix et dénuée de scrupules, garde un sens opposé.

In « Nietzsche le rebelle aristocratique » - D. Losurdo. P 444 et suivantes (extrait) – Ed. Delga 2016

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