Comment ne
pas payer ses dettes ?
« La relation créancier-débiteur intensifie de manière transversale les mécanismes d’exploitation et de domination propres au capitalisme. Car la dette ne fait aucune distinction entre travailleurs et chômeurs, consommateurs et producteurs, actifs et inactifs, retraités et allocataires du revenu de solidarité active (RSA). Elle impose un même rapport de pouvoir à tous : même les personnes trop démunies pour avoir accès au crédit particulier participent au paiement des intérêts liés à la dette publique. La société entière est endettée, ce qui n’empêche pas, mais exacerbe, les inégalités — qu’il serait temps de qualifier de « différences de classe ».
« La relation créancier-débiteur intensifie de manière transversale les mécanismes d’exploitation et de domination propres au capitalisme. Car la dette ne fait aucune distinction entre travailleurs et chômeurs, consommateurs et producteurs, actifs et inactifs, retraités et allocataires du revenu de solidarité active (RSA). Elle impose un même rapport de pouvoir à tous : même les personnes trop démunies pour avoir accès au crédit particulier participent au paiement des intérêts liés à la dette publique. La société entière est endettée, ce qui n’empêche pas, mais exacerbe, les inégalités — qu’il serait temps de qualifier de « différences de classe ».
Comme le dévoile sans ambiguïté la crise
actuelle, l’un des enjeux politiques majeurs du néolibéralisme est celui de la
propriété : la relation créancier-débiteur exprime un rapport de forces
entre propriétaires et non-propriétaires des titres du capital. Des sommes
énormes sont transférées des débiteurs (la majorité de la population) aux
créditeurs (banques, fonds de pension, entreprises, ménages les plus
riches) : à travers le mécanisme d’accumulation des intérêts, le montant
total de la dette des pays en développement (PED) est passé de 70 milliards
de dollars en 1970 à 3 545 milliards en 2009. Entre-temps, les PED
avaient pourtant remboursé l’équivalent de cent dix fois ce qu’ils devaient
initialement .
La dette sécrète par ailleurs
une morale qui lui est propre, à la fois différente et complémentaire de celle
du travail. Le couple effort-récompense de l’idéologie du travail se voit
doublé par la morale de la promesse (celle d’honorer sa dette) et de la faute
(celle de l’avoir contractée). Ainsi que le souligne le philosophe allemand
Friedrich Nietzsche, dans sa langue, le concept de Schuld (faute)
— concept fondamental de la morale — renvoie au concept très matériel
de Schulden (dettes) . La campagne de la presse allemande contre
les « parasites grecs » témoigne de la violence de la logique
qu’instille l’économie de la dette. Les médias, les hommes politiques, les
économistes semblent n’avoir qu’un message à transmettre à Athènes : « vous êtes fautifs », « vous êtes
coupables ». En somme, les Grecs se
dorent la pilule au soleil tandis que les protestants allemands triment pour le
bien de l’Europe et de l’humanité sous un ciel maussade. Cette présentation de
la réalité ne diverge pas de celle qui fait des chômeurs des assistés ou de
l’Etat-providence une « mamma
étatique ».
Le pouvoir de la dette se présente comme ne
s’exerçant ni par la répression ni par l’idéologie. « Libre », le
débiteur n’a toutefois d’autre choix que d’inscrire ses actions, ses choix,
dans les cadres définis par le remboursement de la dette qu’il a contractée.
Vous n’êtes libre que dans la mesure où votre mode de vie (consommation,
emploi, dépenses sociales, impôts, etc.) vous permet de faire face à vos
engagements. Aux Etats-Unis, par exemple, 80 %
des étudiants qui terminent un master de droit cumulent une dette moyenne de
77 000 dollars s’ils ont fréquenté une école privée et de
50 000 dollars s’il s’agit d’une université publique. Un étudiant
témoignait récemment sur le site du mouvement Occuper Wall Street, aux
Etats-Unis : « Mon
emprunt étudiant s’élève à environ 75 000 dollars. Bientôt, je ne
pourrai plus payer. Mon père, qui avait accepté de se porter garant, va être
obligé de reprendre ma dette. Bientôt, c’est lui qui ne pourra plus payer. J’ai
ruiné ma famille en essayant de m’élever au-dessus de ma classe . »
Mais la relation créancier-débiteur ne concerne
pas uniquement la population actuelle. Tant que sa résorption ne passe pas par
l’accroissement de la fiscalité sur les hauts revenus et les entreprises
— c’est-à-dire par l’inversion du rapport de forces entre classes qui a
conduit à son apparition —, les modalités de sa gestion engagent les
générations à venir. En conduisant les gouvernés à promettre d’honorer leurs
dettes, le capitalisme prend la main sur l’avenir. Il peut ainsi prévoir,
calculer, mesurer, établir des équivalences entre les comportements actuels et
les comportements à venir, bref, jeter un pont entre le présent et le futur.
Ainsi, le système capitaliste réduit ce qui sera à ce qui est, le futur et ses
possibles aux relations de pouvoir actuelles. L’étrange sensation de vivre dans
une société sans temps, sans possibles, sans rupture envisageable — les « indignés »
dénoncent-ils autre chose ? —
trouve dans la dette l’une de ses principales explications.
Le rapport entre temps et dette, prêt d’argent et
appropriation du temps par celui qui prête est connu depuis des siècles. Si, au
Moyen Age, la distinction entre usure et intérêt n’était pas bien établie
— la première étant seulement considérée comme un excès du second (ah ! la sagesse des anciens !) —, on voyait en revanche très
bien sur quoi portait le « vol » de celui qui prêtait l’argent et en
quoi consistait sa faute : il vendait du temps, quelque chose qui ne lui
appartenait pas et dont l’unique propriétaire était Dieu. Résumant la logique
médiévale, l’historien Jacques Le Goff interroge : « Que vend [l’usurier], en effet,
sinon le temps qui s’écoule entre le moment où il prête et celui où il est
remboursé avec intérêts ? Or
le temps n’appartient qu’à Dieu. Voleur de temps, l’usurier est un voleur du
patrimoine de Dieu . »
Pour Karl Marx, l’importance historique du prêt usurier tient au fait que,
contrairement à la richesse consommatrice, celui-ci représente un processus
générateur assimilable à (et précurseur de) celui du capital, c’est-à-dire de l’argent
qui génère de l’argent.
Un manuscrit du XIIIe siècle synthétise ce
dernier point et le type de temps que le prêteur d’argent s’approprie : « Les usuriers pèchent contre nature en
voulant faire engendrer de l’argent par l’argent comme un cheval par un cheval
ou un mulet par un mulet. De plus, les usuriers sont des voleurs car ils
vendent le temps qui ne leur appartient pas, et vendre un bien étranger, malgré
son possesseur, c’est du vol. En outre, comme ils ne vendent rien d’autre que
l’attente de l’argent, c’est-à-dire le temps, ils vendent les jours et les
nuits. Mais le jour, c’est le temps de la clarté, et la nuit, le temps du
repos. Par conséquent, ils vendent la lumière et le repos. Il n’est donc pas
juste qu’ils aient la lumière et le repos éternel . »
La finance veille à ce que les seuls choix et les
seules décisions possibles soient ceux de la tautologie de l’argent qui génère
de l’argent, de la production pour la production. Alors que, dans les sociétés
industrielles, subsistait encore un temps « ouvert » — sous la forme du progrès ou sous
celle de la révolution —, aujourd’hui, l’avenir et ses possibles, écrasés
sous les sommes faramineuses mobilisées par la finance et destinées à
reproduire les rapports de pouvoir capitaliste, semblent bloqués ; car la dette neutralise le temps, le
temps comme création de nouvelles possibilités, c’est-à-dire la matière
première de tout changement politique, social ou esthétique. »
Maurizio Lazzarato -
Monde Diplomatique - 2012
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