COMMENT PASSER
D’UNE SOCIETE DE PORTEURS DE CERVEAU
A UN TROUPEAU DE CONSOMMATEURS ?
Et réciproquement.
« Je n’admets pas d’avoir pu être salopé
vivant pendant toute mon existence; et cela uniquement à cause
du fait que c’est moi qui étais dieu, véritablement dieu. » Antonin
Artaud, Œuvres, 1947.
Etrange constatation qui
interloque et fait s’interroger.
Artaud reconnaissait avoir
été salopé vivant par ses créateurs et maîtres. Ceux-là qui étaient
ses dieux (et sont peut-être aussi les nôtres). Et cela d’autant plus qu’ils
restent invisibles. Ils façonnent le monde sans qu’on puisse les nommer!
Ils induisent la perception que nous avons du monde et par là déterminent notre
esprit et notre psychisme. Restant cachés, donc inconnus, ils créent l’illusion
que les produits de leurs choix - constituant une vaste entité monde ainsi
remodelé - sont nos choix multiples par l’exercice de notre pure
liberté. (Ridicule !) Et qu’ainsi chacun peut aisément se convaincre
d’être un petit dieu. Et même d’être Dieu lui-même, chacun de son côté. D’être
en fait notre propre transcendance immanente. En somme l’alpha et l’oméga.
Collectivement, cela constitue un troupeau de petits dieux asymptotiquement
égoïstes, tous pareils entre eux.
Mais aujourd’hui, comment
procèdent les maîtres cachés ? Rien de tel que d’exalter les instincts
puis les émotions parce que, fruits de désirs et conduisant aux plaisirs,
elles arasent la volonté de « penser de notre propre chef ».
Devenir son propre chef et maître, c’est ce que précisément les maîtres veulent
éviter. Sauf pour eux-mêmes. Mais comment procèdent-ils aujourd’hui ? Par
la consommation « libre » de plaisirs toujours renouvelés qui ainsi
ne satisfont jamais pleinement les désirs. En bref, la consommation
« libre » par les sens d’émotions d’images, de sons, de senteurs
nouvelles, plaisirs tactiles, addictions diverses. Et au bout du chemin, une
emprise mentale et psychique par la solitude au sein du troupeau glacé d’égos
en tout pareils. Le consumérisme libéral consume les « Lumières » plus
sûrement que celles-ci n’éclairent le sujet pensant. Cela fait, le
consumérisme consume à son tour les consommateurs qu’il a créés quand les
objets de consommation dévorent les sujets-objets qu’il a formatés.
Regardant, écoutant et, en fait, actant les
moyens audiovisuels (radio, ciné, télé, Internet, réseaux sociaux virtuels,
moteurs de recherche, Google Books), nous croyons faire nos libres
choix comme des dieux libres dans un monde libre. En fait, c’est nous qui
sommes regardés par l’œil de Big Brother et enregistrés dans ses
« boîtes noires » façonnées d’algorithmes qui traitent nos données
personnelles et collectives pour nous restituer ce que nous « regardons,
pensons, parlons et devenons des pieds à la tête» sous la forme de
produits de marché matériels et virtuels qui nous déterminent de fond en
comble. Petits dieux illusoires, nous ne sommes que les créatures à chaque
instant d’un Autre, invisible, propageant un nouveau dogme, celui du
néo-libéralisme. Aujourd’hui, le Marché est ce dieu nouveau. Nous dirons avec
le Marché que « le dieu nouveau est arrivé », comme un produit
marketing type Beaujolais. Nous dirons que nous le savions, ou pas… , bien
qu’encore assez confusément.
Pour tenter de percer les arcanes de ce monde, inventé par
l’Autre, de l’être-ensemble (nos sociétés, cultures, civilisations) et
de l’être-soi (nos personnalités) tous deux aliénés d’une
nouvelle façon, nous pouvons convoquer toutes les ressources.
Celles :
- de l’anthropologue (une nouvelle mutation humaine
après celle du paléo- au néolithique ?),
- de l’historien (le rapport à la
religion ?),
- du grammairien (les nouveaux usages langagiers
(orwelliens) dans les instances d’en haut et dans la population :
« Casse-toi, pauv’ con ! », « Yo, yo ! » et
autres slam-rapp ?),
- de l’économiste (un changement décisif dans le mode
de régulation du capitalisme ?),
- du sociologue (les institutions classiques, la
famille et l’école, ne socialisent plus ?),
- du politologue (changement radical de faire de la
politique ?),
- du théoricien de l’art (l’art contemporain égaré en
futilités égotiques diverses ?),
- et même du psychanalyste (une nouvelle économie
psychique passée des névroses aux psychoses, de l’individu rigide et
« renfrogné » au laxiste schizoïde « fluidifié »,
hédoniste et apparemment « sympa » bien que férocement égotique
et égoïste ?).
Et ainsi de suite…
Mais n’est-ce pas le rôle du philosophe de réunir ces
apports disjoints en un seul ou en divers ensembles cohérents qu’il doit à
nouveaux frais sans cesse tester pour les infirmer ou les confirmer face
au réel dans sa quête de connaissances authentiques ? Ensemble
plongerons-nous ce soir dans ce bain philosophique roboratif à partir de ces
éléments épars pour les conjuguer entre eux ? En effet, si nous
faisons de la philosophie, n’est-ce pas justement pour disposer d’un autre lieu
où tout puisse, avec méthode et raison, se discuter en même temps ?
Mais il est une autre raison pour laquelle le philosophe que
nous sommes tous se trouve ici vivement convoqué. C’est précisément parce que
ces changements affectent ce sur quoi repose la philosophie et sans quoi elle
n’existerait pas : le logos et la cité. Cela même que les
Grecs antiques avaient su faire émerger du réel en y instituant une démocratie
égalitaire et directe.
La question change alors radicalement de nature et
devient la suivante : « Dans quelle mesure les
transformations actuelles nous interdisent-elles toujours plus la possibilité
de penser de son propre chef et collectivement 1) parce que les
« Lumières » du sujet pensant autonome n’ont, d’entrée de jeu, plus
aujourd’hui grand droit de cité dans nos sociétés, et 2) qu’en
outre les instincts, hormones, émotions et autres vagissements
pré-langagiers de la douce ou violente musique du nouveau-né sont promus comme
première voire seule valeur ? ». Alors que devenir un être humain distinct
de la bête, c’est surimposer à notre élément « de nature » animal
tout ce qui fait la culture ...
Ainsi, pour philosopher sur ce qui arrive dans le logos
et la cité afin de le nommer, ne nous faut-il pas commencer par reconnaître
que chacun des plans en question renvoie à l’une des dimensions constitutives
de la culture correspondant au patrimoine social, politique, symbolique,
artistique nous appartenant en commun et qui forme ce qu’on appelle une
civilisation ?
La civilisation, le capitalisme et leur sens respectifs et
conjugués deviennent la question dont nous allons essayer ensemble de
« disputer ».
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