Enarques,
politiciens, patrons et journalistes squattent largement les discours publics
sur la politique. À partir de logiques et d'intérêts partiellement spécifiques
et convergents, ils tendent de plus en plus, en ce début de XXIe siècle, à
réduire drastiquement l'espace du politiquement pensable, du politiquement
dicible et du politiquement praticable. Des vues étriquées dans une résignation
fataliste, parfois travestie en blabla sur « la nécessaire réforme» : celle
prétendument inéluctable, qui fait reculer les acquis sociaux antérieurement
gagnés de haute lutte par les anciens, bref une contre-réforme, une
antiréforme, comme celle des retraites de novembre 2010. La répétition à l'envie
de stéréotypes (« il faut être réaliste, compétitif... »), avec l'arrogance du
savoir absent, dans le confort de l'entre-Z'élites. Les mêmes jeux politiciens,
en boucle et en spectacle, avec leurs «petites phrases», leurs «coups
médiatiques» et leurs « côtes de popularité», qui ont bien du mal à tenir
éveillés des spectateurs de plus en plus blasés.
[…..]« Politiciens» est l'expression ordinaire visant
les professionnels de la politique. […] cette professionnalisation politique va
à l’encontre de l'idéal démocratique de la politique comme expression de la
volonté populaire sous le contrôle des citoyens. La représentation politique
professionnalisée tend à creuser les écarts entre les aspirations et les
intérêts des représentants, d'une part, et les aspirations et les intérêts des
représentés, d'autre part. Elle active alors une logique oligarchique au cœur
de la démocratie représentative, y compris au niveau local souvent faussement
paré des couleurs attrayantes de « la proximité», comme l'a décrypté la
politiste Marion Paoletti dans son bilan critique du cas de la France depuis la
loi de décentralisation du 2 mars 1982.
Les adeptes de «la politique autrement» ne sont pas en
reste et peuvent être également happés par la machine de la
professionnalisation politique.
Ainsi la critique de la
professionnalisation politique peut même devenir un nouveau «créneau porteur» en ces temps de «crise de la représentation politique»! L'ex-rebelle de Mai 1968,
Daniel Cohn-Bendit, s'est ainsi transformé en
professionnel de la politique
verte aseptisée, exprimant «autrement» le conformisme ambiant : de son adhésion au capitalisme en 1998 à son soutien à Ségolène Royal en 2006 ou à Dominique Strauss-Kahn en 2010. […..]. Rares sont les figures politiques, comme Olivier Besancenot du Nouveau parti anticapitaliste
ou Nathalie Arthaud de Lutte ouvrière,
qui maintiennent une activité
salariée ordinaire, en refusant la mécanique de la professionnalisation politique.
Obnubilés par leurs
rivalités, leurs intérêts de carrière,
leurs tics de langage, les stéréotypes technocratiques (les
postes les plus valorisés sont souvent occupés par des énarques) ou les aspects institutionnels de la politique, les professionnels de la politique surfent
constamment, de manière non
consciente, sur de l'impensé politique. Pierre Bourdieu, prolongeant Weber et Michels, a bien pointé «cette sorte de culture ésotérique, faite de problèmes tout à fait étrangers ou
inaccessibles au commun, de concepts et
de discours sans réfèrent dans l'expérience du citoyen ordinaire et surtout peut-être de distinguos, de
nuances, de subtilités, de finesses
qui passent inaperçus aux yeux des non initiés».
Pour élargir la définition de la politique, pour en faire d'abord l'enjeu démocratique de l'activité
populaire et citoyenne, dans tous
les domaines, y compris le monde du travail sous despotisme
patronal, une philosophie politique émancipatrice
se doit d'interroger les vues politiciennes étriquées sur ce que pourrait être la politique.
«L'affaire Woerth/Bettencourt» a, lors de l'été 2010, réorienté les projecteurs sur les
transactions ordinaires entre
professionnels de la politique, technocratie et milieux d'affaire. Les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Chariot
ont bien montré, dans leur étude détaillée des mœurs de la haute bourgeoisie française, dans quelle mesure
Nicolas Sarkozy est devenu «le président des riches». Les classes dominantes
sont tissées d'un réseau serré de relations
quotidiennes. Entre les diverses fractions du monde patronal, les hauts fonctionnaires comme les professionnels de la politique, effectuant des
allers-retours entre l'État et les
entreprises privées, un entre-soi est cultivé. Il n'y a point besoin de passer là par une théorie du
complot, mais d'observer seulement
des évidences partagées dans des formes de vie plus ou moins communes.
Une disposition à se sentir à la bonne
place, à se croire autorisé à... D'où le sentiment d'incompréhension, avec une pointe d'arrogance, manifesté par Éric Woerth aux premiers temps de «
l'affaire », quand le banal a été
rendu public : «pourquoi donc aurais-je
à me justifier ?»
Les riches, en particulier les patrons et les organisations
patronales comme le Medef (Mouvement des entreprises de France), ont l'impression d'avoir un
droit de regard particulier sur la politique et ont des moyens importants pour influer sur elle
(financement des partis et des campagnes électorales, «lobbying» auprès des parlementaires et des
institutions européennes, propriété des grands médias, effets de
l'interconnaissance, etc.). Comme le note le politiste Michel Offerlé, dans sa synthèse des travaux sur les univers patronaux : «Sans tomber dans une théorie du complot, toujours disponible pour "expliquer" la collusion des
puissants, force est de
constater que, en termes d'accès, les dirigeants des organisations patronales ont plus de chances de rencontrer officiellement et officieusement (ou de communiquer avec) les détenteurs du pouvoir politique ».
La lutte des classes a bien à voir avec la politique ! Et
donc la philosophie politique avec la lutte des classes.
[…]Les
journalistes, […] participent à
la diffusion d'une vision étriquée de la
politique, [..]. Une vision
élitiste pour «spécialistes», où les
citoyens sont réduits au rang de spectateurs régulièrement sondés. Que la
politique puisse être aussi et peut-être
avant tout, au regard d'un idéal démocratique, une affaire populaire et
citoyenne, non professionnelle, leur vient rarement à l'esprit. La tête dans le guidon, les journalistes tendent ainsi à naturaliser et, partant, à fataliser la
définition dominante de la politique portée par la
professionnalisation politique moderne ; une définition étroite déplaçant les citoyens à sa lisière.
L'état avancé
de précarisation de ce secteur professionnel,
avec une masse de « pigistes » contraints à une activité aléatoire, constitue un facteur particulier de conformisme. Mais la formation des journalistes favorise également l'apprentissage de stéréotypes professionnels (comme
les contraintes de «l'urgence» et la
quête du «nouveau»), et leur
transformation en cadres «naturels» de l'activité journalistique routinière.
Appuyée sur une formation et sur des tendances
professionnelles communes, «la circulation circulaire de l'information» contribue, dans une dynamique d'imitation et d'emprunts réciproques des journalistes
entre eux, à faire converger les médias dans
des visions formatées de la
«réalité» revêtues des évidences de «l'actualité».
[….]Vous vous défiez déjà
légitimement de vos proches (parents, amis, collègues ou voisins) - dont
pourtant l'existence ne vous semble pas vraiment moins triste ou plus épanouie
que la vôtre! - qui veulent vous expliquer la vie? Fuyez encore
plus les marchands
de «réponses» spirituelles et/ou philosophiques, dont les maquillages télé masquent mal le vide
angoissant.
(«b.a.-ba
philosophique de la politique»
de Ph.Corcuff - Ed.textuel - 2011)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
1 - Tout commentaire anonyme (sans mail valide) sera refusé.
2 - Avant éventuelle publication votre message devra être validé par un modérateur.