mercredi 6 février 2013

Sujet du 13 Février : Le devenir du politique.



Enarques, politiciens, patrons et journalistes squattent largement les discours publics sur la politique. À partir de logiques et d'intérêts partiellement spécifiques et convergents, ils tendent de plus en plus, en ce début de XXIe siècle, à réduire drastiquement l'espace du politiquement pensable, du politiquement dicible et du politiquement praticable. Des vues étriquées dans une résignation fataliste, parfois travestie en blabla sur « la nécessaire réforme» : celle prétendument inéluctable, qui fait reculer les acquis sociaux antérieurement gagnés de haute lutte par les anciens, bref une contre-réforme, une antiréforme, comme celle des retraites de novembre 2010. La répétition à l'envie de stéréotypes (« il faut être réaliste, compétitif... »), avec l'arrogance du savoir absent, dans le confort de l'entre-Z'élites. Les mêmes jeux politiciens, en boucle et en spectacle, avec leurs «petites phrases», leurs «coups médiatiques» et leurs « côtes de popularité», qui ont bien du mal à tenir éveillés des spectateurs de plus en plus blasés.
[…..]« Politiciens» est l'expression ordinaire visant les professionnels de la politique. […] cette professionnalisation politique va à l’encontre de l'idéal démocratique de la politique comme expression de la volonté populaire sous le contrôle des citoyens. La représentation politique professionnalisée tend à creuser les écarts entre les aspirations et les intérêts des représentants, d'une part, et les aspirations et les intérêts des représentés, d'autre part. Elle active alors une logique oligarchique au cœur de la démocratie représentative, y compris au niveau local souvent faussement paré des couleurs attrayantes de « la proximité», comme l'a décrypté la politiste Marion Paoletti dans son bilan critique du cas de la France depuis la loi de décentralisation du 2 mars 1982.
Les adeptes de «la politique autrement» ne sont pas en reste et peuvent être également happés par la machine de la professionnalisation politique. Ainsi la critique de la professionnalisation politique peut même devenir un nouveau «créneau porteur» en ces temps de «crise de la représentation politique»! L'ex-rebelle de Mai 1968, Daniel Cohn-Bendit, s'est ainsi transformé en professionnel de la politique verte aseptisée, exprimant «autrement» le conformisme ambiant : de son adhésion au capitalisme en 1998 à son soutien à Ségolène Royal en 2006 ou à Dominique Strauss-Kahn en 2010. […..]. Rares sont les figures politiques, comme Olivier Besancenot du Nouveau parti anticapitaliste ou Nathalie Arthaud de Lutte ouvrière, qui maintiennent une activité salariée ordinaire, en refusant la mécanique de la professionnalisation politique.
Obnubilés par leurs rivalités, leurs intérêts de carrière, leurs tics de langage, les stéréotypes technocratiques (les postes les plus valorisés sont souvent occupés par des énarques) ou les aspects institutionnels de la politique, les professionnels de la politique surfent constamment, de manière non consciente, sur de l'impensé politique. Pierre Bourdieu, prolongeant Weber et Michels, a bien pointé «cette sorte de culture ésotérique, faite de problèmes tout à fait étrangers ou inaccessibles au commun, de concepts et de discours sans réfèrent dans l'expérience du citoyen ordinaire et surtout peut-être de distinguos, de nuances, de subtilités, de finesses qui passent inaperçus aux yeux des non initiés». Pour élargir la définition de la politique, pour en faire d'abord l'enjeu démocratique de l'activité populaire et citoyenne, dans tous les domaines, y compris le monde du travail sous despotisme patronal, une philosophie politique émancipatrice se doit d'interroger les vues politiciennes étriquées sur ce que pourrait être la politique.
 «L'affaire Woerth/Bettencourt» a, lors de l'été 2010, réorienté les projecteurs sur les transactions ordinaires entre professionnels de la politique, technocratie et milieux d'affaire. Les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Chariot ont bien montré, dans leur étude détaillée des mœurs de la haute bourgeoisie française, dans quelle mesure Nicolas Sarkozy est devenu «le président des riches». Les classes dominantes sont tissées d'un réseau serré de relations quotidiennes. Entre les diverses fractions du monde patronal, les hauts fonctionnaires comme les professionnels de la politique, effectuant des allers-retours entre l'État et les entreprises privées, un entre-soi est cultivé. Il n'y a point besoin de passer là par une théorie du complot, mais d'observer seulement des évidences partagées dans des formes de vie plus ou moins communes. Une disposition à se sentir à la bonne place, à se croire autorisé à... D'où le sentiment d'incompréhension, avec une pointe d'arrogance, manifesté par Éric Woerth aux premiers temps de « l'affaire », quand le banal a été rendu public : «pourquoi donc aurais-je à me justifier ?»
Les riches, en particulier les patrons et les organisations patronales comme le Medef (Mouvement des entreprises de France), ont l'impression d'avoir un droit de regard particulier sur la politique et ont des moyens importants pour influer sur elle (financement des partis et des campagnes électorales, «lobbying» auprès des parlementaires et des institutions européennes, propriété des grands médias, effets de l'interconnaissance, etc.). Comme le note le politiste Michel Offerlé, dans sa synthèse des travaux sur les univers patronaux : «Sans tomber dans une théorie du complot, toujours disponible pour "expliquer" la collusion des puissants, force est de constater que, en termes d'accès, les dirigeants des organisations patronales ont plus de chances de rencontrer officiellement et officieusement (ou de communiquer avec) les détenteurs du pouvoir politique ».
La lutte des classes a bien à voir avec la politique ! Et donc la philosophie politique avec la lutte des classes.
[…]Les journalistes, […] participent à la diffusion d'une vision étriquée de la politique, [..]. Une vision élitiste pour «spécialistes», où les citoyens sont réduits au rang de spectateurs régulièrement sondés. Que la politique puisse être aussi et peut-être avant tout, au regard d'un idéal démocratique, une affaire populaire et citoyenne, non professionnelle, leur vient rarement à l'esprit. La tête dans le guidon, les journalistes tendent ainsi à naturaliser et, partant, à fataliser la définition dominante de la politique portée par la professionnalisation politique moderne ; une définition étroite déplaçant les citoyens à sa lisière.
L'état avancé de précarisation de ce secteur professionnel, avec une masse de « pigistes » contraints à une activité aléatoire, constitue un facteur particulier de conformisme.  Mais la formation des journalistes favorise également l'apprentissage de stéréotypes professionnels (comme les contraintes de «l'urgence» et la quête du «nouveau»), et leur transformation en cadres «naturels» de l'activité journalistique routinière. Appuyée sur une formation et sur des tendances professionnelles communes, «la circulation circulaire de l'information» contribue, dans une dynamique d'imitation et d'emprunts réciproques des journalistes entre eux, à faire converger les médias dans des visions formatées de la «réalité» revêtues des évidences de «l'actualité».
[….]Vous vous défiez déjà légitimement de vos proches (parents, amis, collègues ou voisins) - dont pourtant l'existence ne vous semble pas vraiment moins triste ou plus épanouie que la vôtre! - qui veulent  vous expliquer la vie? Fuyez encore plus les marchands de «réponses» spirituelles et/ou philosophiques, dont les maquillages télé masquent mal le vide angoissant.
 («b.a.-ba  philosophique de la politique»  de  Ph.Corcuff - Ed.textuel - 2011)

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