lundi 28 janvier 2013

SADE / ONFRAY : un article de Libération.

So Sade


Les personnes qui jouissent d’une certaine célébrité intellectuelle grâce au manque de culture, d’esprit critique ou de bon goût de leurs contemporains sont parfois très malheureuses. Au lieu de se contenter des bénéfices que leur rapportent leurs droits d’auteur et de vivre dans des belles maisons, faire des voyages somptueux, s’acheter des costumes ou de superbes maîtresses, elles souffrent amèrement du manque de reconnaissance de l’intelligentsia de leur temps.

Elles se disent qu’«à cause de ces snobs, ces méchants, ces aveugles, mon œuvre ne restera pas dans l’histoire. Par la faute de ces horribles salauds, je ne serai qu’un auteur de pacotille qui n’aura jamais son nom dans les dorures de la Pléiade». Or, au lieu d’endurer cette frustration en silence, elles prennent la population en otage et cherchent à la transformer en arbitre du sentiment d’injustice qu’elles éprouvent.
Ces personnes implorent le malheureux public : «Dites à cette intelligentsia pourrie que je suis le plus grand génie de l’histoire, dites-le lui !»
Comme si ce n’était pas plus simple d’aller voir un bon psychanalyste ou, mieux encore, d’avaler des antidépresseurs nouvelle génération pour comprendre qu’une vie heureuse dépend moins de conditions objectives, en l’occurrence de la reconnaissance des élites qui comptent, que de la manière dont on la perçoit. Avoir ce bon sens consisterait à s’accommoder de son destin. La sagesse de se dire : «Quelle chance j’ai ! Même quand je fais des choses de piètre qualité, les masses ne le remarquent point. Elles me prennent pour un grand philosophe : c’est un miracle, profitons-en !»

Voici la tragédie du malheureux Michel Onfray qui, faute de cette sagesse rédemptrice, souffre comme le pire des damnés dans l’enfer qu’il a lui-même créé. C’est pourquoi, année après année, il s’en prend à de grandes figures adorées de l’intelligentsia, auxquelles il assène des coups dont seuls les ignorants peuvent être frappés. Il en fut ainsi de Freud, de Sartre. Et dans son dernier livre, le Canari du nazi. Essais sur la monstruosité, publié aux éditions Autrement et dont le magazine Marianne (du 12 janvier) nous gratifie de quelques extraits exclusifs, Michel Onfray plante son épée vengeresse dans la gloire «inconcevable» du marquis de Sade.
«Je voudrais, écrit-il, proposer quelques hypothèses pour envisager la résolution de cette étrange énigme qui veut que Sade, un monstre dans les faits et dans le papier, ait pu être présenté par une partie de l’intelligentsia du XXe siècle comme un agneau, un bouc émissaire, une pauvre victime. […] Depuis un siècle, en effet, Sade fonctionne comme le cri de ralliement d’une certaine intelligentsia parisienne qui fait de la littérature une religion et sacrifie au culte du marquis. […] Le jeu de gloses renseigne sur la paresse intellectuelle de [cette] intelligentsia qui pratique l’adoubement mutuel et la reconnaissance réciproque plus qu’une lecture digne de ce nom…»

Oui, mon pauvre Michel, parce que si cette élite savait lire au lieu de se singer, de s’égarer, d’être sourde à la vérité, elle vous aurait choisi vous comme idole, et non pas ce délinquant sexuel, ce sodomite, cet opportuniste, ce taulard. Vous, mon cher, qui n’avez violé personne, vous qui avez toujours respecté le consentement des autres et que, pourtant, l’intelligentsia traite comme un moins que rien. Vous qui êtes honnête.

L’explication de l’amour que les élites intellectuelles voueraient à Sade sert à comprendre pourquoi elles vous éconduisent, vous, Onfray : elles sont aussi pourries que celles de l’argent et du pouvoir. Elles sont surtout solidaires entre elles. C’est pourquoi elles vous ignorent, vous philosophe populaire, vous courageux, vous qui ne participez pas à leurs conciliabules indécents. Non parce que vous manquez de génie, de talent, voire de modestie. C’est une conspiration, mon vieux, contre vous.

Mais à force de s’en prendre à leur tour aux élites intellectuelles qui n’aiment point Onfray, les lecteurs de ses productions incessantes risquent fort de finir par se lasser de leur idole. Ce faisant, non seulement il ne jouira jamais de la reconnaissance de l’intelligentsia, mais il perdra aussi son propre public. Ce dernier aimait que Michel Onfray lui dise qu’il est bien de manger et de baiser, et que Dieu ne punira ni notre gourmandise ni nos orgasmes solaires, car Dieu n’existe pas. Avec ces évidences, caresser ses lecteurs dans le sens du poil ne peut pas durer indéfiniment.

Alors, notre héros s’arrêtera-t-il de frustrer son public ? Rien n’est moins sûr. Car les êtres humains sont parfois capables de s’autodétruire pour exprimer leur haine. Parce que celle-ci est plus forte que le sens qu’ils peuvent avoir de leurs propres intérêts.

Sade l’avait écrit d’une manière délicieuse dans un célèbre passage des Cent Vingt Journées de Sodome : «Oh ! Quelle énigme que l’homme ! dit le duc. - Oui, mon ami, dit Curval. Et voilà ce qui a fait dire à un homme de beaucoup d’esprit qu’il valait mieux le foutre que de le comprendre.»

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