dimanche 16 juillet 2023

Sujet du Merc. 19 Juillet 2023 : EN AVANCE SUR SON TEMPS.

 

 

                          EN AVANCE SUR SON TEMPS.


Analytique

Dire qu’untel est en avance sur son temps se heurte à deux contraintes logiques majeures, et pourtant triviales. La première, c’est qu’à moins de connaître l’avenir, on ne peut rien en savoir qu’a posteriori, et donc que l’on est jamais effectivement en avance sur son temps que lorsque ce dernier est révolu. La seconde, corollaire, est que faire jouir celui que l’on juge en avance de ce particularisme, ce n’est paradoxalement que l’inféoder radicalement au temps de son vécu et, par conséquent, faire de son « avance » rien moins qu’une marge sécuritaire sans laquelle le génie en question ne serait qu’un illustre inconnu.

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 De cela, je retiendrais qu’être en avance sur son temps est une constatation d’antériorité, mais qu’elle a aussi une valeur « cryptique » dans sa continuité, c’est-à-dire qu’il est impossible de l’identifier au cours de son accomplissement, de là tous les abus que l’on en fait et la fâcheuse habitude qu’ont aucuns de se prémunir de la critique sous le prétexte d’avoir un temps d’avance.


Reste à savoir comment l’on peut bien être en avance sur son temps, et à propos de quoi. Appartenir à un « temps », à une époque, sous-entend que cette dernière est identifiable selon une série de critères. Ceux-ci peuvent être politiques, socioculturels, scientifiques, rassemblés en tout cas sous le signe de ce qu’on appelle un courant de pensée, ou dans une terminologie plus à la mode, un paradigme.

Être en avance revient alors non pas seulement à s’extraire du conditionnement intellectuel assuré par le paradigme, mais en outre à se ranger du côté de celui qui suivra.

L’expression « être en avance » contient donc l’idée de l’abandon d’un carcan pour un autre, qui est autre chose qu’ « annoncer » ou que « préfigurer » une descendance à ses mœurs, laquelle n’acquiert son statut paradigmatique qu’en échoyant victime de son succès. « Etre en avance » est donc un trope qui dans sa qualité suggère un certain déterminisme de la succession des schèmes partagés de pensées. Un train de la SNCF ne peut en effet être en avance qu’en supposant à la fois qu’une échéance préalable avait été fixée quant à son arrivée, à la fois qu’il aurait pu être à l’heure, voire en retard.

On entend de la même façon, moins élogieusement, que tel autre est « en retard » sur son temps, par exemple lorsqu’il n’est pas au fait des dernières technologies (lesquelles suivent une telle cadence que l’on est souvent à la fois en avance et en retard !). Par delà la difficulté de transposer la vérité de La Palice de l’exemple ci-dessus aux transformations sociales, il est une connotation morale qui apparaît dès lors, entendre qu’il est inconvenant d’être en retard sur son temps, que c’est une forme de marginalisation volontaire, que ne revêt pas le fait d’être « en avance ».  

La hiérarchisation populaire qu’on y lit est on ne peut plus claire : la valeur du progrès l’emporte sur la contemporanéité et a fortiori sur la rétrospective. A en croire Hegel qui, dans les Principes de la Philosophie du Droit, affirme que « [l]a philosophie vient toujours trop tard. En tant que pensée du monde, elle apparaît seulement lorsque la réalité a […] terminé son processus de formation […]. » on peut légitimement se demander si l’instance rétrospective du philosophe n’entre pas en compte dans sa dévalorisation sociale, ou du moins, dans sa caricature et son iconisation, à l’heure d’une réflexion laissée au soin des ordinateurs.          

Nous déciderons plus bas d’après quelques exemples si « être en avance sur son temps » tient plutôt de la nécessité, ou plutôt de la contingence. Encore faut-il établir la possibilité théorique de la nécessité dans le cadre d’une telle succession temporelle, soit, ainsi que je l’ai dit, parce que l’individu visé sait intimement vers quoi son art ou sa science tend, soit parce qu’il peut être lui-même à l’origine d’une nouvelle idéologie.           

Dans le premier cas, la question est celle de la genèse d’une conjoncture et d’une pensée dominante, laquelle genèse n’est pas ex nihilo, mais à partir de « gamètes » constitués par le paradigme parent. Prédire la causalité historique à venir par la causalité historique passée ne suffit pas, il faut connaître les propriétés de cette causalité en soi, en maîtriser les articulations, savoir l’impact de tous les imprévus. Dans des intervalles de temps très courts (des Δt infinitésimaux à l’échelle des siècles) la stratégie de la bourse, par exemple, consiste à savoir être
en avance sur son temps, ou au moins sur les autres.

 D’évidence, l’économie n’est pas un facteur négligeable dans la métamorphose de nos sociétés modernes, preuve donc qu’elles sont sous le joug d’une grande part d’imprévisibilité, et l’actualité nous en fournit l’illustration. Si, du reste, l’individu en question est absolument certain de l’avenir, il est aussi certain de savoir quoi faire pour paraître en avance. Il peut esquisser des tendances, s’en remettre à la probabilité, mais la société du lendemain, ou rien que le courant intellectuel, est-elle contenue intégralement en bribes dans celle qu’il est en train de vivre ? Aux aléas économiques s’ajoutent notamment ceux des découvertes scientifiques, des individus, dans leurs actes et leurs idées, des forces de la nature et du réseau conjoncturel complexe liant tout cela. Et pourtant, certaines causalités historiques sont aussi des processus.

 De l’électricité à la télévision, de la roue au caddie, du télégraphe au baladeur, il y a pour les objets des continuités logiques de sophistications qui ne sont qu’imprégnées des particularismes du temps. On s’en rend bien compte aujourd’hui : la conjonction dans les années 90 des ordinateurs, des téléphones cellulaires et de la miniaturisation préfigurait aux engins qu’on observe actuellement, et être en avance sur son temps revient souvent à une course à la technique, d’où la sollicitation des ingénieurs au détriment des penseurs. Précisément, en est-il de même des idées ?

 Le même dilemme demeure. Être en avance sur son temps dans le sens développé ci-dessus est pour tout un chacun ou bien déplacer (de son paradigme à celui à venir) les limitations de sa créativité, ou bien, et par-dessus tout, rendre équivoque la liberté de ses actes au-delà de ses idées. Il serait vain en effet, voire comique, que des partis politiques ou des philosophes se disputent la possession de l’idéologie incessamment dominante. Le matérialisme historique pourrait conduire à penser qu’une causalité appliquée au devenir d’une technologie peut l’être à un courant de pensées. Mais ceci n’est-il pas valable, dans le cadre de l’idée, qu’a posteriori ? Le philosophe, pour le prendre à témoin, reste-t-il philosophe s’il sait ne pouvoir penser, au mieux, que ce qu’il sait qu’il adviendra ? Ou bien en va-t-il de sa déontologie de l’analyser, et d’en donner une nouvelle lecture ? En fait, que ce soit pour en tirer gloire ou par devoir, peu de personnes préféreront parier sur leur « avance », plutôt que sur leur réelle novation.

 A tel point que la communauté philosophique pâtit d’une multitude de « découvreurs » et s’il s’agit d’une mode qui, espérons-le, est amenée à disparaître, il n’est meilleur moyen alors d’être en avance sur son temps que de ne pas l’être (ou d’en donner l’air)… Il apparaît donc que l’évolution de la pensée s’inscrit aussi dans une nécessité lorsqu’elle se veut doctrine ou courant intellectuel, précisément parce qu’elle devient active. C’est pour la même raison que les éléments visibles des courants de pensée ne suffisent pas à concevoir ceux qui leur succéderont, parce que certains auront voulu par leur principe même les dépasser et les refondre en des idéologies novatrices. Peut-être pour qu’à terme leurs instigateurs soient appelés des visionnaires !

 L’acception n’est d’ailleurs pas tout à fait identique à « être en avance », et elle-même a d’ailleurs pris une tournure différente dans le langage populaire. D’abord un halluciné, puis un extravagant voire, péjorativement, un fantasque, le visionnaire est précisément devenu couramment celui qui « voit » l’avenir, comme on verrait au-delà d’un horizon ; transformation qui n’est pas sans instruction sur le rapport croissant au mystique de nos sociétés, sortes de refuges aux voies détournées.

Simplement parce qu’il a intégré une causalité comme étant un processus, ou, pour être plus juste, a su, au-delà de l’Histoire comprise comme un processus, saisir l’avenir lui aussi comme un processus, son constat, à tort ou à raison, qui n’implique pas le concours de son idée comme doctrine, est une révélation. Le visionnaire est plus un homme du temps auquel on reconnaît déjà l’extrême originalité, qu’il peut prendre pour du génie.

                           Empirique

 Voyons la quête de l’entrepreneur : prévoir pour mieux innover. Autrement dit, savoir quels seront les besoins sociaux du futur proche pour mieux inventer le produit qui lui assurera la prospérité à long terme (fût-ce ce produit soumis à mutations constantes).

  Ainsi les breveteurs français du minitel, que certains journalistes qualifient aujourd’hui d’en « avance sur son temps », face aux échecs de la concurrence avaient-ils sans doute espéré préfigurer à ce qu’on entend aujourd’hui par « Internet ». Mais ils n’avaient pas prévu que le gouvernement américain ne recoure aux pôles technologiques de l’armée, dont le résultat échoua sur « l’ordinateur personnel ». Contingence ou nécessité incarnée par le minitel ? On peut s’étonner comme a posteriori l’on est toujours tenté de voir la nécessité culturelle là où parfois ne se trouve qu’une opportunité commerciale ou politique.

 De la même façon, si le budget de la NASA depuis cinquante ans a été multiplié d’un facteur 180 (100 millions de dollars en 1959 à près de 18 milliards en 2009), ce n’est sans doute pas dans l’idée que le téflon et le velcros (velours à crochets) aient demeuré des gadgets pour les astronautes. On pourrait tout aussi bien parler du programme SETI, où « l’avance » sert davantage de couverture budgétaire à une réalité contemporaine qu’à une perspective futuriste.

 Les ententes politico-commerciales sont aussi teintées, parfois ironiquement, d’anticipation. En avance sur son temps, la firme Siemens équipait ainsi au début des années 30 la ligne Maginot en installations électriques, alors que la Wehrmacht quelques années plus tard allait défiler – avec quelle assurance ! – avec des chars en carton de l’autre côté du Rhin, en zone « démilitarisée ». Du même temps, on s’étonnera à quel point ledit Hyppolyte Mège-Mouriès était en avance sur son temps, élaborant en 1868 la margarine pour Napoléon III, même margarine qui allait s’avérer être l’Ersatz du beurre utilisé par l’Allemagne en crise de l’entre-deux guerres, puis par les soldats eux-mêmes.

 Cette contingence, disons, ce hasard, s’inscrit historiquement dans une réalité qui elle n’est pas sans rapport avec la violence généralisée du début du XXème siècle. En cette fin de XIXème siècle, le darwinisme social fait son chemin, à grands coups d’Herbert Spencer, notamment, et, en l’occurrence, ni Wallace (ni Darwin), ni même Lamarck ne peuvent être dits en avance sur leur temps.

 Le transformationisme lamarckien est à choisir le plus innovant, quoiqu’inscrit du reste dans une philosophie matérialiste et sensualiste dans la droite lignée de Locke. Quant à Wallace et Darwin, les deux théoriciens de l’évolution par la sélection naturelle et la descendance avec modification, on sait, au moins pour Darwin, qu’ils ont été influencés par le malthusianisme. D’ailleurs, Lamarck aurait très bien pu lire Thomas Malthus, puisque la première édition française de l’Essai sur le principe des populations sort en 1809. Du point de vue de la science – et on pourrait parler d’exemples plus célèbres, de Galilée à Wegener – certains penseurs sont ainsi vus en avance parce que la nouveauté inattendue de leur théorie a effectivement du mal à trouver sa place dans un paradigme rôdé. Mais si Charles Darwin lors de son voyage sur le Beagle se rend compte de toute la diversité du vivant, il voit aussi le Londres industriel et lit les prévisions catastrophistes de Malthus. Dans un réalisme différent, Alexis de Tocqueville s’est inquiété des implications de l’évolution sociale qualitative plutôt que quantitative, imaginant bien avant les analystes de Sartre la portée du solipsisme moral et de l’existentialisme :

« Je pense que l'espèce d'oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l'a précédée dans le monde... Je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme... Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. » Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1840, Livre II, quatrième partie.         

 Est-il, comme Malthus, en avance sur son temps ? Est-ce un hasard si son analyse est juste ? En 1968, en pleine émancipation de la femme, exaltation des mœurs et rêves de paix et de prospérité, un certain Paul Ralph Ehrlich, biologiste américain, publie The Population Bomb, sorte de version hollywoodienne de l’Essai de Malthus, qui ne fera que nuire aux préoccupations réelles des écologistes. Sans l’acuité intellectuelle de Malthus et encore moins celle de Tocqueville, Ehrlich prédit des famines de masse dans les années soixante, la disparition de la moitié des espèces vivantes avant 2000…tout en prônant des mesures radicales pour prévenir ces fléaux. Hélas, Malthus préfigurait peut-être plus à la stratégie alarmiste des démocraties modernes qu’à des considérations éthiques sur la surpopulation, et Tocqueville lui-même n’avait pas osé penser jusque là.

             En toute légitimité, parce que n’ayant pas les mêmes prétentions, la science-fiction du début du XXème siècle fourmille d’exemples célèbres de visions d’anticipations qui se sont révélées inexactes, mais n’ayant pas eu l’intention de l’être, que de donner une métaphore critique sur une société bien contemporaine de l’auteur. Certains ont cependant vu juste, frôlant seulement l’exagération. Ne serait-ce que 1984, d’Orwell, paru en 1948, et son célèbre Big Brother. Dans Fahrenheit 451, paru en 1953, en plein maccarthysme,

                    Ray Bradbury imagine un appareil à placer sur les oreilles pour écouter de la musique, image claire du paroxysme technologique au service de l’isolement individuel et du théâtre social. Sorti de la dystopie, Jules Verne fait bien sûr partie des figures de proue de l’anticipation, personnage presque allégorique du « visionnaire » actuel. Dans son cas, sans doute les fantasmes de la pensée collective ont-ils pris forme au travers de ses textes, dans un contexte de seconde révolution industrielle et d’expositions universelles.

            Du côté de l’art en général, on pourrait nous servir sur ce sujet une encyclopédie sans qu’on puisse identifier clairement s’il s’agit d’instigations, d’opportunités ou de prévisions vérifiées. Si l’on écarte l’art visionnaire pour ce qu’il est une imagination débridée, on se demandera si Apollinaire se trouve sur la route du surréalisme, ou si par ses influences, il en plante la graine. On se demandera si trente ans plus tôt, la jeunesse d’Arthur Rimbaud réussit le tour de force d’introduire dans les cercles d’intellectuels parisiens une poésie relâchée, friande d’ésotérisme, et qui enfanta certains écueils modernes, ou si simplement sa crudité trouva sa place à l’orée d’une ère médiévale en train de se profiler. Tolstoï est par ailleurs également connu pour ses anticipations sociales, et ses vues politiques iconoclastes, comme sa position contre la peine de mort. En sculpture, l’on pourrait essayer de savoir s’il peut y avoir une « préfiguration » de la sculpture féminine par Camille Claudel ; en théâtre, si la distanciation brechtienne est en avance sur la main mise de plus en plus courante de la technique sur « l’effet visuel » théâtral…    

Du côté de la peinture, on peut s’apercevoir (comme ailleurs) que l’anticipation d’un courant ou d’un procédé se trouve parfois dans l’ombre de celui qui l’a su porter à son paroxysme. Ainsi l’inventeur du clair-obscur, Polidoro da Caravaggio, a été surclassé par le génial Michelangelo Merisi da Caravaggio – l’homonymie aidant – sans l’espoir d’être considéré en avance sur le caravagisme, mais plutôt comme un expérimentateur précoce. Peut-être aussi parce qu’il était l’élève d’un autre ponte du domaine, Raffaello.

 Et pour finir – parce qu’il le faut bien – bien qu’ayant pioché des exemples comme des brins de paille dans une motte, je me dois de citer Leonardo da Vinci dans ce document, ajoutant à ce paragraphe une dernière note italienne ; incontestablement boulimique, Vinci a su impressionner d’autant plus lorsque certaines de ses conceptions (au-delà de son art) se sont avérées dans notre monde industriel, tels l’hélicoptère, l’automobile, l’aéroplane ou divers engins de guerre.

 Peu de ses modèles ont été effectivement construits de son temps. Si on le considère en avance sur son temps, faut-il pour autant penser que la création de ces engins devait advenir ?

 Faut-il penser que leurs inventeurs se sont inspirés des travaux de Vinci ? Ou que l’existence de Vinci entre en compte dans une causalité tenant d’un processus aux ficelles multiples dont les effets de chacune d’elles pris indépendamment est insignifiant ?

 La question de la contingence ou de la nécessité de l’antériorité de l’œuvre d’un homme pose finalement celle de la validité de la théorie leibnizienne des petites parties sur l’Histoire. 

                          Synthétique

A nous !

 

 

 

 

 

 

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