Dans les « Essais » Montaigne déclare
« Il est incertain où la mort nous
attende, attendons-la partout. La préméditation de la mort est préméditation de
la liberté. Qui a appris à mourir, il a désappris à servir. Le savoir mourir
nous affranchit de toute sujétion et contrainte. Il n'y a rien de mal en la vie
pour celui qui a bien compris que la privation de la vie n'est pas mal. »
(Livre premier, chap. XX).
Rejoignant Epicure pour lequel la crainte de la mort
est infondée, puisque « quand nous sommes, la mort n'est pas là, et
quand la mort est là, c'est nous qui ne sommes pas ! Elle ne concerne donc ni
les vivants ni les trépassés, étant donné que pour les uns, elle n'est point,
et que les autres ne sont plus. » (Lettre à Ménécée), Montaigne
reprend la tradition matérialiste antique (conception non platonicienne).
Mais il y rajoute une autre dimension : celui
qui aurait acquis cette conception de la vie aurait « désappris à
servir ».
Si l’on replace le texte de Montaigne dans son
contexte historique celui de la Renaissance et des premières réflexions contre
l’absolutisme et la féodalité, on comprend mieux les raisons de cette réflexion
sur le couple mort/servitude – liberté (ou plutôt « non-servitude) Montaigne
inaugure une nouvelle phase de la réflexion philosophico-politique sur le
pouvoir et les rapports que les hommes doivent entretenir avec l’autorité. Il
préfigure Descartes et Spinoza, puis les penseurs de l’Etat et du Contrat
Social. Il anticipe le slogan révolutionnaire des sans-culottes de 1789
« La liberté ou la mort ».
Ami du jeune La Boétie il a été frappé par le texte
de ce dernier « Discours de la servitude volontaire » (publié en
1576) et ses « Essais » font écho à la prose de son ami :
« Pauvres gens misérables, peuples
insensés, nations opiniâtres à votre mal
et aveugles à votre bien ! Vous vous laissez enlever sous vos yeux le plus beau
et le plus clair de votre revenu, vous laissez piller vos champs, voler et
dépouiller vos maisons des vieux meubles de vos ancêtres !........... Vous vous
affaiblissez afin qu’il (le souverain) soit plus fort, et qu’il vous tienne
plus rudement la bride plus courte. Et de tant d’indignités que les bêtes
elles-mêmes ne supporteraient pas si elles les sentaient, vous pourriez vous
délivrer si vous essayiez, même pas de vous délivrer, seulement de le vouloir. Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà
libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de l’ébranler, mais seulement de
ne plus le soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la
base, fondre sous son poids et se rompre. ».
Une fois résolue, pour le philosophe, ou celui qui
s’en tient à la raison ou à la « Nature » Spinoziste, la question de
la mort, demeure celle de la servitude qui est question de la vie, on pourrait
même dire de la « vie courante » tant notre humanité ne peut se
percevoir que comme un immense champ ou se déploie le couple maître/serviteur.
Alors, ou bien ce couple est fondé sur une
« éternelle » nature humaine, qui présuppose l’existence de forts et
de faibles et donc de rapports « naturels » de domination et de
servitude. Ou bien son origine est ailleurs et l’inégalité sociale, loin d’être
le reflet de cette « nature humaine » est la vraie condition initiale
(et historiquement datée) de la naissance de la servitude.
Si la domination, loin d’être un phénomène
« naturel » nait de l’inégalité dans la jouissance des biens de la
nature et de la société, alors seule la violence (réelle, armée ou idéologique
(propagande)) est source et maintien de l’ordre dominant. Dès lors rien ne
pourra être opposé à cette injustice (proclamée dans les lois comme
« naturelle ») si ce n’est une autre forme de violence. Celle que
décrit Marat dans son libelle du 10 Novembre 1789 :
« ….
est-il quelque comparaison à faire entre un petit nombre de victimes que le
peuple immole à la justice dans une insurrection, et la foule innombrable de
sujets qu’un despote réduit à la misère, ou qu’il sacrifie à sa cupidité, à sa
gloire, à ses caprices ! Que sont quelques gouttes de sang que la populace fait
couler, dans la révolution actuelle, pour recouvrer sa liberté, auprès des
torrents … qu’en a fait répandre la coupable ambition de Louis XIV ? Que sont
quelques maisons pillées en un seul jour par la populace, auprès des
concussions que la nation entière a éprouvées pendant quinze siècles sous les
trois races de nos rois ? Que sont quelques individus ruinés, auprès d’un
milliard d’hommes dépouillés par les traitants, par les vampires, les
dilapidateurs publics ? Mettons de côté tout préjugé et voyons. La philosophie
a préparé, commencé, favorisé la révolution actuelle ; cela est incontestable ;
mais les écrits ne suffisent pas, il faut des actions. ».
L’histoire de l’humanité (écrite par les vainqueurs
– Napoléon est un « héros en France, mais un criminel de guerre pour tous
les peuples d’Europe…) nous montre qu’il est des moments dans lesquels il n’y a
pas de choix pour échapper à la servitude et cela se résume par le slogan
« vaincre ou mourir », ou
encore « la liberté ou la mort ».
Le résistant, l’insurgé, l’esclave, celui qui n’a rien d’autre à perdre que ses
chaînes n’est pas suicidaire, il n’engage pas le combat pour mourir, ni pour
agresser qui que ce soit. C’est un amoureux de la vie, et c’est justement parce
qu’il a apprivoisé l’idée de la mort qu’il la met dans la balance d’une
humanité autre qui le dépasse.
Mais écoutons Missiak Manouchian, fusillé par
les nazis en 1944 : « Dans quelques
heures, je ne serai plus de ce monde. Nous allons être fusillés cet après-midi
à 15 heures. je mourrai avec mes 23 camarades tout à l'heure avec le courage et
la sérénité d'un homme qui a la conscience bien tranquille, car
personnellement, je n'ai fait de mal à personne et si je l'ai fait, je l'ai
fait sans haine…. Au moment de mourir, je
proclame que je n'ai aucune haine contre le peuple allemand et contre
qui que ce soit…. »
« La préméditation de la mort est préméditation de la liberté. »
Montaigne
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