mercredi 8 novembre 2023

Sujet du 15/11/2023 : 1+1=3

Sujet : 1+1=3

La proposition 1+1=3 est invalide. Mais sous quelles considérations ? Formelles ? Intuitives ? Si un pur formalisme condamne l’opération, si l’intuition même se refuse au concours de cette symbolique, l’imagination est-elle vraiment seule à pouvoir tirer de cette apparente inadéquation la prégnance de la métaphore qu’elle évoque, et qui siérait à la définition contingente de la dialectique ? Où la poésie sert la philosophie, la synthèse sert effectivement la pensée. Des Topiques au matérialisme historique, l’effort sera donc proprement synthétique, afin de dégager les mécanismes réalistes et conceptuels ayant édifié des monuments tels Logique, Mathématiques et Dialectique, en s’appuyant finalement sur une doctrine complète – celle d’Henri Bergson – pour défaire l’écheveau de son fil conducteur (logique) et comprendre ses implications. L’enjeu va jusqu’à s’enquérir d’une nécessité morale interne de la dialectique, non seulement parce que la synthèse relève du jugement, mais parce qu’elle est basée sur un processus critique (la négation hégélienne).

 

THESE

 

En sociologie, le 1+1=3 est une référence idéologique au concept dit de « non-additivité », lequel place les répercussions de la collaboration humaine au-delà de la simple addition des capacités individuelles (cf. William Burroughs et Brion Gysin, The Third Mind). En fait, cette notion s’applique à toute communauté vivante (exempli causa les cellules d’un même organisme), au-delà des facultés cognitives de l’homme, en raison de la complémentarité adaptative du vivant, donnant potentiellement naissance à des capacités troisièmes après mise en commun de deux ensembles de capacités chez deux entités différentes (on pourra dire : comme l’huile et le jaune d’œuf émulsionnés et associés donnent la mayonnaise, laquelle possède des propriétés structurelles et gustatives nouvelles). Cette conséquence ici réalisée dans l’acte a son pendant au niveau de l’esprit humain, pour y revenir ; c’est ce que l’on appelle le jugement synthétique, que nous aborderons ultérieurement.

Dans le grand manège du monde vivant, le mutualisme (un cas particulier de la symbiose) illustre on ne peut mieux le phénomène, quand on constate ne serait-ce qu’avec ce qu’on appelle le lichen l’impact (photo)synthétique de l’association de deux organismes unicellulaires si différents, en l’occurrence d’une algue et d’un champignon, comme l’appropriation de vertus pionnières et de polyvalence métabolique, sachant qu’une bactérie intègre parfois ledit lichen pour former un organisme triple, et triplement compétitif.

 

A fortiori, par son principe même, une communauté sociale d’hyménoptères tire avantage de cette même loi de non-additivité, par les options nouvelles s’offrant à la coopération de ses individus ; d’où la sauvegarde génétique de ce comportement par l’évolution. C’est ainsi que dans son œuvre de science-fiction La révolution des fourmis, Bernard Werber utilise la même métaphore arithmétique 1+1=3, et, fidèle à son genre, en propose une démonstration mathématique tenant de l’axiomatique libre ; peut-être sans s’en apercevoir, au-delà de la portée strictement sociale et de la relativisation du rôle de la nature humaine (par l’application à la société insecte) dans le phénomène, il pose à la fois la question de la logique non-aristotélicienne et de la dialectique hégélienne. Du reste, le pouvoir « synthétique » d’un fonctionnement social apparemment indissociable d’une hiérarchie, cause ou conséquence du phénomène, relève d’une argumentation tierce.

 

Le syllogisme est un discours dans lequel certaines choses étant posées, quelque chose d’autre que ces données en résulte nécessairement du seul fait de ces données.

Aristote, Organon

 

Selon : Un débit de spiritueux est philosophique, un café est un débit de spiritueux, donc un café est philosophique, nous avons le prédicat (« philosophique ») et le sujet (« le café ») qui, en vertu du formalisme logique, peuvent s’abstraire en des variables ; les propositions deviennent alors des formes propositionnelles, des symbolismes. On pourra écrire dès l’école primaire : a=b et c=a à c=b, formule syllogistique par excellence, aristotélicienne bien conformément à la stagnation antique des enseignements. De là, si l’exigence de cohérence interne de la logique est nécessaire à la forme du discours philosophique, qui s’adresse à l’entendement, on en fera un calcul ou une tautologie, il ne lui en restera pas moins sa stérilité ; cerner l’originalité d’un cheminement de pensée, qu’elle soit apparente ou intimement conditionnée, tient d’un autre niveau conceptuel. 

 

          La logique reste stérile, à moins d’être fécondée par l’intuition.

          Henri Poincaré     

 

La logique, donc, aussi leibnizien que l’on soit – car on se rappellera la théorie des petites parties et de son obsession calculatoire (« algèbre de la pensée ») – n’est point d’aide ici, car aucune proposition ne peut assurer une cohérence interne à l’opération 1+1=3. La mathématique alors ? D’abstraction supérieure, pourrait-on penser, la métaphore arithmétique d’une mathématique syllogistique serait : 1+1=2. De fait, il y a dépassement conceptuel de la logique par la mathématique. On dira proprement les outils intellectuels des mathématiques « transcendantaux », mais quant à leurs objets, quelle que soit d’ailleurs la théorie de laquelle on se place (empiriste, idéaliste ou opératoire), ils ne seront jamais rien que l’étape d’un cheminement hypothético-déductif ; d’aucuns ayant voulu se défaire de la question de l’origine des mathématiques par l’axiomatique, ils ont bien dû s’apercevoir que cela ne faisait qu’élider la question, puisqu’en substance, si la variable A de la logique renvoie à une proposition plus ou moins réaliste, plus ou moins formelle, la variable A de la mathématique renvoie à un signe motivé, un symbole, qui participe déjà de l’abstraction du monde. L’on en revient donc à l’intuition (non sans rappeler l’intuition sensible kantienne) pour des théoriciens comme Luitzen E.J. Brouwer, voire au « relationnel » pour Jean Toussaint Desanti, sans toutefois résoudre le mécanisme de la synthèse mais plutôt celui de l’analytique (réductionnisme symbolique). La synthèse en effet n’est en rien dans le résultat mathématique, mais dans l’idée, et par radicalisation dans son exposition même ; en cela, à tout système analytique préfigure peut-être une synthèse dont il ne serait que l’explicitation, d’où l’argument de certains mathématiciens situant leur activité dans une sorte de perpétuelle illumination.

 

ANTITHESE

 

Très tôt dans l’histoire des idées, ce qu’on a appelé dialectique (dia-legein, « parler à travers ») a servi à désigner la rhétorique du philosophe (avec ses avatars, telle la maïeutique) pour, avec Platon, dépasser le statut de méthode pour celui de science à part entière. Promotion conceptuelle que réfutera Aristote, la resituant comme technique argumentative du vraisemblable et du probable, aux côtés de la science, telle la logique, qui elle tiendrait de la démonstration et donc du vrai et du nécessaire. Il s’était agi donc dès le départ de cerner la méthode du discours philosophique traitant des objets échappant à la science ; dans sa structure initiale, la dialectique est déjà faite de l’exposition décisive de son contenu et de la portée métaphysique de sa finalité : 1+1=3.

 

Emmanuel Kant, qui établit les bases de l’épistémologie moderne, rattacha dans le prolongement de la thèse d’Aristote la dialectique à l’usage illégitime des facultés de la raison, celle-ci faisant accroire à l’homme qu’il puisse connaître des concepts inexpérimentables tels l’âme, la totalité du monde ou encore Dieu, plutôt que de se restreindre à les penser ; la dialectique transcendantale, fidèlement à sa doctrine et là en porte-à-faux d’Aristote, devenant la science (logique de l’apparence) des conditions de possibilité de contradictions dans lesquels l’esprit s’empêtre nécessairement lorsqu’il fait cet usage illégitime de ses facultés. A partir de cette avancée idéologique, dans son acception encore davantage que dans son essence, dira-t-on, la dialectique colporte les notions de créativité, de productivité de l’esprit (pour lesquelles intervient alors l’imagination) qui dans un premier temps conduisent à la nécessité de la critique, comme pour contenir la puissance spirituelle de l’esprit humain dans une cohérence rationnelle. Kant s’en tient à cette dualité, puisqu’il oppose la dialectique à l’analytique (« logique de la vérité »), laquelle ne parvient cependant pas à la connaissance sans jugement synthétique, tout aussi fondamental dans la structure de la critique.

 

Kant a montré dans sa dialectique l’objectivité de l’apparence et la nécessité de la contradiction.

 

Friedrich Hegel, Sciences de la logique.

 

Rebondir sur cette définition de la dialectique laissée en chantier n’a précisément demandé qu’un esprit synthétique comme celui de Friedrich Hegel, parachevant en quelque sorte dans la dialectique le parangon de la critique kantienne, ce qu’elle est comme processus de négation du préexistant, non sans rappeler le scepticisme cartésien quelque part qui se situe peut-être entre l’analytique et la dialectique au sens d’Hegel.

Au demeurant, au rythme binaire à répétition qui siérait à l’analytique, à son processus dichotomique, on pourrait opposer le rythme ternaire de la dialectique hégélienne, qui ajoute à la thèse et à la négation (critique antithétique) de la thèse, la synthèse, surélévation, sommation qui vaut plus que la simple somme, comme la symbiose, comme le progrès né de l’interactivité des populations – qui servira le matérialisme dialectique de Marx – : die Aufhebung, le 3 de l’opération.

 

SYNTHESE

 

L’Aufhebung de la dialectique de ce philo-piste, après la thèse analytique et l’antithèse dialectique, a donc pour objectif d’aller plus loin que la simple étude de la corrélation des deux procédés, mais de faire ressurgir la modalité nouvelle qui en naît, point par une synthèse synthétique, mais par la force de l’exemple. Il ne m’est pas apparu de meilleur support à cet effet que la philosophie d’Henri Bergson, dans laquelle la critique est au centre de balances successives que font vaciller deux concepts opposés alternativement. Au-delà des concepts dualistes classiques, c’est d’abord tout le langage qui fonctionne de cette manière. On en trouvera à loisir dans les expressions de la langue (œufs / panier ; charrue / boeuf ; chat / souris) mais il est d’un autre intérêt encore que de constater qu’il s’agit de la base même des tropes (métonymie, métaphore, synecdoque) et d’un certain nombre de figures. Cette dichotomie apparemment immédiate dans le langage ne reflèterait que le mécanisme catégoriel de l’entendement : comment cela corrobore-t-il donc Kant, qui place trois catégories par classe, disant que la « troisième catégorie résulte toujours de la liaison de la seconde classe avec la première. Ainsi la totalité n’est pas autre chose que la pluralité considérée comme unité, etc. » (Critique de la raison pure).

 

N’est-ce pas là un effort dialectique ? Quoiqu’il en soit, ce dualisme a effectivement conditionné la philosophie de Bergson, commençant par une opposition durée / temps (quand dans l’esthétique transcendantale, Kant a instauré le couple temps / espace), s’enquérissant suite à cela – bien anthropocentriquement – du réalisme de la mémoire-habitude face au spiritualisme de la mémoire pure, d’où la distinction action / connaissance, laquelle fait de l’intelligence et de la science la pratique instinctive de l’homme pour survivre à son monde (pensée de la non-durée), et de l’intuition, empathie de l’esprit avec lui-même et avec ce qui l’entoure, l’instrument de la philosophie.

 

La durée ayant indiscutablement une orientation morale au départ de l’œuvre de Bergson, s’il concède un parallélisme entre science et philosophie vers des absolus propres, c’est cette dernière qui prend le pas sur la première, puisqu’elle considère la conscience et les phénomènes de la vie en ce qu’ils durent. Cette « évolution créatrice » impliquerait de voir le développement des êtres vivants, de l’individu à l’espèce, comme inféodé à un élan vital, lequel rejoint la conception phare de Jean-Baptiste Monet de Lamarck.

 

Sous couvert d’existentialisme, la durée, dont traite la philosophie, puisque son instrument est l’intuition qui permet de l’appréhender, est à la fois le fond de l’être mais la substance même des choses, en ce qu’elles sont nécessairement perçues dans la durée ; le morceau de sucre qui fond sera perçu différemment selon que l’on attende sa fonte ou non.

Puisque pour Bergson, il s’agit plus d’une activité de l’esprit que d’un point de vue existentialiste, cela introduit plutôt ce qui a été appelé sa doctrine pan-spiritualiste.

 

Bergson surenchérit conséquemment sur la morale, affectant sa doctrine, laquelle amène par l’opposition entre rituel religieux et élan spirituel la notion essentielle de sa pensée qu’est le dynamisme. Voilà donc comment, enfilée dans un costume analytique, la dialectique est omniprésente : à la fois, de chaque dualité, il tire une dualité suivante, laquelle n’est pas analytique mais bien synthétique, puisqu’elle fait intervenir l’imagination, notamment dans l’élaboration de l’idée nouvelle, qui constitue à chaque fois une critique ; à la fois, l’ensemble successif des oppositions, de thèses et d’antithèses, forme un ensemble thétique et antithétique qui fait émerger une synthèse générale, une Aufhebung.  

La thèse se rapporte à la philosophie, dont l’instrument d’intuition permet d’appréhender le monde dans sa durée ; l’antithèse à la science, qui use de l’intelligence pour agir sur le monde. La synthèse, le spiritualisme dynamique.

 

Or, ce dernier non seulement s’exprime au travers d’une opposition terminale traitant de morale, mais est moral lui-même, puisqu’en dépassant son statut de synthèse, il entre dans la démonstration d’une supériorité de la philosophie sur la science.

 Où 1+1=3, le 3, synthèse dialectique, doit par définition avoir une portée supérieure à la thèse et à l’antithèse qui doivent s’équivaloir sur le plan démonstratif. Si la dialectique renvoie au mouvement réel de la pensée, celui de Bergson fut d’opérer une critique systématique, tout en installant progressivement des fondations de plus en plus solides pour la justification morale (par la morale) de sa thèse initiale.

Cet écart est-il propre à celui de Bergson ?    

La dialectique n’est-elle pas en substance qu’un leurre, terminant toujours dans un contexte moral parce que son processus est lui-même moral a priori ? La dialectique, et davantage, la critique, sont peut-être condamnées à ne produire des idéologies nouvelles, sans plus de quête de vérité, qu’en rebondissant d’un esprit à l’autre, plutôt que dans un même esprit.         

La dialectique ne serait là que pour permettre à d’autres d’établir une contre-argumentation structurée, critique « coopérative », véritable dialectique alors, où la philosophie rejoindrait la sociologie, et serait cette communauté pour laquelle sur le long terme la critique serait le signe d’additivité, ou plutôt de non-additivité du fameux 1+1=3.

 

 

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