lundi 7 décembre 2015

Sujet du Jeudi 10 Décembre 2015 : Le complotisme.

Attention exceptionnellement discussion le jeudi 10 décembre, pas le mercredi 09

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   Le complotisme

La théorie du complot répond à l’intérêt que nous avons à connaître la vérité et, à la fois, à tout simplifier. 

Un sondage qui date maintenant de quelques mois nous apprenait qu’un Français sur cinq croit dans l’existence des Illuminati (secte dissoute à la fin du XVIIIe siècle qui a été mise à l’honneur dans le roman Anges et démons de Dan Brown et dont le nom vient certainement des Lumières et se confond souvent avec la Franc-Maçonnerie qui représente, elle, un ensemble d’organisations réelles et plus ou moins discrètes). Les Illuminati sont, selon une croyance répandue, censés régir le monde à notre insu. Evidemment, rien ne le prouve, tout est toujours dans le décryptage – de multiples vidéos en témoignent sur internet. Mais ce qui réunit la plupart des multiples théories du complot (dont une des dernières porte sur les chemtrails) et qui flatte très souvent les déçus de tout (de la politique, des médias…), les méfiants, ceux qui ont le sentiment que le monde dans lequel ils vivent leur échappe, c’est qu’elles prétendent que LA vérité est ailleurs et que le discours officiel cache d’inavouables complots (un ou divers) qu’il faudrait décrypter.

La théorie du complot est, en réalité, une des manières de substituer à l’analyse des idées et des mécanismes socio-économiques, la dénonciation d’ennemis imaginaires (avec tout les dangers que cela comporte). C’est une manière de donner une mauvaise réponse à une bonne question. C’est une mystification autant qu’une erreur de catégorie.
    Le complotiste préfère le simple au complexe
Les autres nous semblent lointains et étrangers, nous ignorons leurs pratiques et leurs attentes. Comment se mettra-t-on d’accord, peut-on vivre avec eux, peut-on leur faire confiance, n’essaient-ils pas de nous nuire ? La question du complot renvoie aux difficultés de la coordination des intérêts dans une société vaste où les points de vue et les situations individuelles sont multiples et très souvent hétérogènes ou incompatibles, où la plupart du temps, les uns ignorent les autres et les réseaux de relation sont divers. L’hypothèse d’un complot permet alors de rendre à l’ensemble social son unité et sa signification perdues. Elle remet de l’un au lieu du multiple, du simple au lieu du complexe. Elle satisfait l’intérêt de notre raison pour le sens. Mais elle relève du raccourci.
Pourtant, face à cela deux types de discours homogénéisant se dressent : le discours dominant et son opposé, celui qui le désigne comme un fausse-monnaie. Si le discours dominant et sa critique sont légitimes, la théorie du complot vient s’insérer entre les deux, car loin d’être un démontage du discours dominant, elle surfe sur l'angoisse d'un monde qui nous échappe. Elle prétend donner à voir l’envers des choses et montrer l’arrière-monde qui, telle l’arrière-boutique du commerçant, est le lieu où tout se décide selon d’inavouables intentions. Or, le complot élevé en théorie présuppose la capacité d’un petit nombre d’individus très souvent impossible à désigner autrement que par une étiquette vague (Illuminati, judéo-maçonnisme, sionisme…), de mener à bien un plan introuvable contre des personnes ou des institutions indéterminées.
    Le complotisme est un refuge pour l’ignorance
Ceux qui mobilisent le conspirationnisme n’ont souvent aucune connaissance réelle des fonctionnements sociaux, politiques et économiques dont ils parlent. Ils n’ont aucune preuve tangible à apporter. Ils s’appuient sur des signes qu’ils décryptent d’une manière souvent pas très claire et qui viennent confirmer des présuppositions antérieures à tout savoir et à toute enquête rigoureuse : rien n’arrive par hasard. Ils jouent à se faire peur en essayant de corroborer l’existence d’êtres pervers fantasmés comme groupe homogène et animé d'un puissant désir de domination (les juifs, les Illuminati, les Francs-Maçons et tous les autres groupes réels ou supposés animés par un intérêt commun à dominer le monde) qui ne se montreraient que par signes : une sorte de nouvelle divination adaptée aux temps modernes. Mais cette posture intellectuelle relève du délire d’interprétation.

Hypostasier (considérer comme ayant une réalité) le complot est une manière rhétorique de donner du sens à une société, en réalité, illisible. Elle nous échappe, on imagine donc des hommes qui en tireraient les ficelles. On crée des comploteurs, des plans maléfiques, des vérités cachées sous l’écume des vagues. C’est la logique heuristique (art d’inventer) de la méfiance et des passions tristes qui sert de règle à l’analyse complotiste. On ne connaît ni l’objet du complot, ni ses parties-prenantes. Mais on sait qu’il y a une méchante conspiration responsable de tous les maux qui nous accablent. Il s’agit là d’une illusion productive : grâce aux lunettes qu’elle offre, on voit enfin un monde structuré par des comploteurs.
Ce qui caractérise les discours complotistes, c’est qu’ils fonctionnent dans l’ordre symbolique : repérage des bons et des mauvais ; recherche des formes ou des actions significatives ; mise en évidence des petits signes, des indices d’une intention cachée. On repère les comploteurs, on les étiquette. On cherche les traces du complot. Les délires complotistes ne sont pas des explications mais des interprétations qui relèvent du raccourci : expliquer les causes par les fins, les mécanismes par des intentions, c’est facile. Mais depuis Epicure et Spinoza, on sait que cela relève de la superstition, très éloignée des exigences propres à l’enquête rigoureuse pourtant nécessaire à l’établissement de la connaissance.
    Raviver le discours critique contre le discours complotiste
Si l'approche complotiste relève de la superstition, il ne faut pas renoncer à donner une réponse correcte aux questions qu'elle soulève. Contre le complotisme, il faut donc réactiver l'intelligence critique des phénomènes de masse en s'intéressant à la manière dont s’intériorisent progressivement des croyances et des pratiques potentiellement néfastes (pratiques de concurrence et de prédation, esprit mercantile intéressé, vaine gloire, spéculation, ambition destructrice, réification, exclusion, domination, pensée unique…). Il n’y a, dans tout cela, que les agents d’une même société qui s’accordent, sans le savoir, de manière presque spontanée, sur des grilles de lecture du monde qui finissent par les enfermer, qui acceptent de se soumettre à un ordre réputé impersonnel et nécessaire au nom de leur bonheur ou de la crainte du désordre (sur le mode d'une "servitude volontaire" dont La Boétie nous a offert, voici plusieurs siècles, une analyse magistrale), qui intériorisent la contrainte pour la reproduire et qui finissent par dire qu’il n’y a pas d’alternative.

S’il y a certainement des ententes entre des personnes puissantes dotées de profonds intérêts communs, il est impossible, sans abus, de parler de complot, car promouvoir un discours et des pratiques dépend d’une multiplicité de facteurs immaîtrisables qui dépassent y compris une poignée de puissants. Aucun phénomène social de masse ne peut, en effet, relever d’une intention délibérée, ce sont des effets des mécanismes socio-économiques complexes et toujours ambigus.

Aussi est-il intéressant d’étudier les opérations par lesquelles une idéologie devient peu à peu dominante. La sociologie critique d'un Bourdieu ou d'un Boltanski, Marx ou Foucault, par exemple, nous en donnent des clefs. Tous ces phénomènes de contagion idéologiques massifs relèvent des structures socio-économiques, ils doivent être traités à ce niveau : celui de la critique des idéologies et des mécanismes sociaux. Rechercher derrière cela l’intention délibérée d’une bande de conspirateurs est évidemment une erreur de catégorie, une simplification et une mystification qui empêche le progrès de l’intelligence et la fait sombrer dans la barbarie du phénomène du bouc-émissaire.
Face à la production d’un discours dominant, il faut éviter l’écueil de la facilité et raviver la pensée critique. La pensée critique nous montre, par l’intelligence du réel plutôt que par l’invention d’un monde caché et d'ennemis invisibles, que la machine à produire des discours tout faits est, en vérité, là sous nos yeux, qu’il n’y a que du visible (moyennant l’accès à l’information, l’effort pour s’informer et pour questionner). 

(Large extraits d’un texte de Pierre Crétois)

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